Guerre économique et nouvelle mondialisation

Guerre économique et nouvelle mondialisation

Dossier : La guerre économiqueMagazine N°755 Mai 2020
Par Bernard ESAMBERT (54)

Nous vivons depuis les années 60 en état de guerre économique. La con­quête des marchés a désor­mais rem­placé celle des ter­ri­toires. À l’heure de la nou­velle mon­di­al­i­sa­tion, Bernard Esam­bert, créa­teur du con­cept, analyse les évo­lu­tions de cette guerre : de nou­velles armes, de nou­velles tac­tiques en changent le vis­age. De nou­veaux enjeux plané­taires la transforment.


REPÈRES

« Actuelle­ment, l’échelle a changé : ce sont les nations tout entières qui se font une guerre économique au-dessus des fron­tières, et l’accélération du rythme des réa­juste­ments moné­taires en est un indice. Chaque entre­prise par­ticipe aujourd’hui à cette grande guerre internationale. »

Bernard Esam­bert, in Les infor­ma­tions, octo­bre 1971


En décem­bre 1990, le secré­taire d’État James Bak­er, s’adressant à un club d’industriels et décideurs poli­tiques des États-Unis et du Japon, déclarait :

« Nous vivons désor­mais dans une économie mon­di­al­isée, sans fron­tières, aux indus­tries multi­na­tionales, étroite­ment imbriquées, aux mon­naies inter­dépen­dantes. Je sais quelle a été l’erreur de mon pays en 1930 lorsque le Con­grès a voté la funeste loi pro­tec­tion­niste. Ce monde est aus­si frag­ile qu’il est créateur. »

Pourquoi parler de guerre économique mondiale ?

Une nou­velle carte du monde, celle de la com­péti­tiv­ité, de la par­tic­i­pa­tion aux échanges inter­na­tionaux, de la richesse par habi­tant a émergé. Ce ne sont plus les avions, les mis­siles qui comptent, et de moins en moins les idéolo­gies, mais la con­quête des marchés extérieurs et le poids économique.

Ain­si don­nai-je dans le Troisième con­flit mon­di­al, paru en 1994, quelques illus­tra­tions du nou­veau et grand con­flit des temps mod­ernes. En réal­ité, c’est dès octo­bre 1971 que, dans un arti­cle paru dans Les infor­ma­tions, j’évoquais la nou­velle dimen­sion de la com­péti­tion entre les nations : « Actuelle­ment, l’échelle a changé : ce sont les nations tout entières qui se font une guerre économique au-dessus des fron­tières, et l’accélération du rythme des réa­juste­ments moné­taires en est un indice. Chaque entre­prise par­ticipe aujourd’hui à cette grande guerre inter­na­tionale. » L’expression appa­rais­sait pour la pre­mière fois et allait mobilis­er les esprits vingt ans plus tard.

L’hypercroissance du commerce mondial

De 1945, c’est-à-dire de la fin de la Sec­onde Guerre mon­di­ale au début des années 1960, l’Europe et le Japon ont été plongés dans la recon­struc­tion qui a fait suite aux destruc­tions de ce con­flit. Pen­dant cette péri­ode, les PNB du Japon et des pays européens ont crû au rythme d’environ 4 % par an. Le com­merce mon­di­al a égale­ment aug­men­té au même taux ; c’est-à-dire que la part du com­merce inter­na­tion­al dans la richesse mon­di­ale est restée la même.

À par­tir du début des années 1960 et plus pré­cisé­ment de 1962–1963, un phénomène nou­veau, peu remar­qué par les écon­o­mistes, a fait son appari­tion : le com­merce inter­na­tion­al s’est mis à croître beau­coup plus rapi­de­ment en vol­ume que la richesse mon­di­ale qui a égale­ment accéléré sa crois­sance de 4 à 5, voire 6 % pour cer­tains pays, et cela jusqu’en 1973, c’est-à-dire jusqu’à la pre­mière crise pétrolière. Durant cette décen­nie, le com­merce mon­di­al a, lui, crû à un rythme annuel dia­bolique, supérieur de près de 7 % à celui du PNB mondial.

Depuis 1974,
les échanges mondiaux ont triplé leur poids
par rapport à la richesse mondiale.

Un tel taux de crois­sance sur dix ans cor­re­spond à un dou­ble­ment, ce qui sig­ni­fie que la part des échanges inter­na­tionaux dans la richesse mon­di­ale a dou­blé de 1962 à 1973. Une nou­velle pro­gres­sion a eu lieu, mais de façon irrégulière entre 1974 et aujourd’hui. Les échanges mon­di­aux ont triplé leur poids par rap­port à la richesse mon­di­ale, et cela mal­gré les nom­breuses crises qui leur ont pro­vi­soire­ment coupé les ailes.

On n’échange plus seulement des matières, mais des produits et des services

Nous tra­vail­lons désor­mais un jour sur trois ou qua­tre pour l’exportation. Deux bal­ances du com­merce extérieur com­posées pour l’essentiel d’échanges de pro­duits indus­triels se sont ajoutées à celle qui per­me­t­tait le règle­ment des matières pre­mières. Dans les pays dévelop­pés, les expor­ta­tions dépassent donc très large­ment la seule cou­ver­ture des impor­ta­tions stricte­ment néces­saires aux besoins des con­som­ma­teurs et au développe­ment de la pro­duc­tion industrielle.

De la sat­is­fac­tion de l’indispensable, le com­merce extérieur est passé à un stade plus élaboré, celui des échanges de pro­duits indus­triels et de ser­vices. Les multi­na­tionales ont joué un rôle impor­tant dans ce phénomène, ne serait-ce que par la notoriété de leurs mar­ques. Mais leur poids ne doit cepen­dant pas mas­quer celui de toutes les entre­pris­es qui, tout en étant implan­tées qu’en un seul pays, sont forte­ment expor­ta­tri­ces, ou même des PME qui, four­nissant un marché local, sont à l’arrière du front. De toutes tailles et de tous secteurs, elles sont infin­i­ment plus nom­breuses et sont égale­ment touchées de plein fou­et par le champ de la mon­di­al­i­sa­tion qui leur oppose des con­cur­rents venus des antipodes.

L’Europe à elle seule est le plus impor­tant parte­naire du com­merce inter­na­tion­al, tant sur le plan des échanges entre les nations qui la con­stituent, que vis-à-vis du reste du monde dont elle est le pre­mier impor­ta­teur de pro­duits de toute nature. Si l’on fait abstrac­tion des nations que la nature a dotées de gise­ments de pét­role con­sid­érables, désor­mais, l’importance de la bal­ance com­mer­ciale d’un pays mesure son dynamisme et la qual­ité, sinon l’âge des artères, de son économie.

C’est là un jeu à somme pos­i­tive dans la mesure où le com­merce inter­na­tion­al stim­ule la com­péti­tiv­ité et donc le développe­ment économique ; il est donc l’une des prin­ci­pales caus­es du for­mi­da­ble enrichisse­ment moyen qu’ont con­nu les pays dévelop­pés de la planète au cours des qua­tre dernières décen­nies, et d’un cer­tain nom­bre de pays du tiers monde qui en ont prof­ité pour décoller. C’est égale­ment un jeu à somme nulle en matière de bal­ance du com­merce extérieur, les excé­dents des uns com­pen­sant les déficits des autres.

Le commerce mondial tire la croissance globale

En d’autres ter­mes, l’expansion économique qui a été très rapi­de jusqu’au milieu des années 1970 par­ti­c­ulière­ment dans les pays dévelop­pés a été tirée par le com­merce inter­na­tion­al. Jean Fourastié a qual­i­fié cette péri­ode de « trente glo­rieuses ». Pour ma part, j’exposai dans les ter­mes suiv­ants la sit­u­a­tion du monde telle qu’on pou­vait la con­stater au début des années 1990 :

L’économie mon­di­ale se glob­alise : la con­quête de marchés et des tech­nolo­gies a pris la place des anci­ennes con­quêtes ter­ri­to­ri­ales et colo­niales. Nous vivons désor­mais en état de guerre économique mon­di­ale et il ne s’agit pas seule­ment là d’une récupéra­tion du vocab­u­laire mil­i­taire. Ce con­flit est réel et ses lignes de force ori­en­tent l’action des nations et la vie des indi­vidus. L’objet de cette guerre est, pour chaque nation, de créer chez elle emplois et revenus crois­sants au détri­ment de ceux de ses voisins. 

Car, si les économies des nations se sont fait la courte échelle lors de la péri­ode des mir­a­cles économiques des années 1960 et du début des années 1970, elles se font des croche-pieds depuis que la crise a fait son appari­tion. C’est en expor­tant plus de pro­duits, de ser­vices, d’« invis­i­bles » que chaque nation essaye de gag­n­er cette guerre d’un nou­veau genre dont les entre­pris­es for­ment les armées et les chômeurs les victimes.

Une troisième guerre mondiale

Au-delà du for­mi­da­ble accroisse­ment du com­merce mon­di­al qui en est la man­i­fes­ta­tion la plus écla­tante, la guerre économique impose égale­ment des débar­que­ments chez l’ennemi par implan­ta­tion à l’étranger, la défense de l’arrière grâce aux entre­pris­es à car­ac­tère région­al et l’établissement de pro­tec­tions au tra­vers de tar­ifs douaniers – qui ne sont plus que des murets de for­tune –, de mou­ve­ments moné­taires qui ont pris le relais des bar­rières douanières, enfin d’innombrables entrav­es aux échanges qui pro­tè­gent ici ou là un pan de l’économie.

La troisième guerre mon­di­ale a débuté et l’accélération du rythme des réa­juste­ments moné­taires depuis les années 1970 en est une con­séquence et un indice. De tous temps, les rap­ports entre nations ont été des rap­ports de force. Pour com­pren­dre aujourd’hui le fonc­tion­nement et la puis­sance des échanges extérieurs, il con­vient de se référ­er aus­si bien à Machi­av­el qu’à Ricar­do ; mais aus­si à Clause­witz qui dis­ait que la guerre est la con­tin­u­a­tion de la poli­tique par d’autres moyens : la défense des intérêts des nations et leur rap­port de force ont pris main­tenant une nou­velle forme.

La troisième guerre mondiale a débuté.

Les vraies richess­es ne sont plus les matières pre­mières, mais les hommes et leur niveau d’éducation, de cul­ture, d’intelligence et leur ardeur au tra­vail. La créa­tiv­ité et l’innovation sont les atouts fon­da­men­taux des entre­pris­es jetées dans le con­flit. Le développe­ment sci­en­tifique est devenu un fac­teur impor­tant de la guerre. C’est par l’union de l’entreprise, de ses cadres et du sci­en­tifique que se dévelop­pent les tech­nolo­gies nou­velles qui irriguent le monde en pro­duits de con­som­ma­tion ou en ser­vices à taux de crois­sance élevée.

La for­ma­tion y joue un rôle impor­tant : les niveaux d’éducation d’un pays et la capac­ité d’innovation, de réac­tion et de mobil­i­sa­tion des entre­pris­es sont liés par une cor­réla­tion très forte.

La guerre a aussi ses vertus

Pour un État, se retir­er du con­flit serait sui­cidaire : la guerre économique a ses ver­tus. C’est par la dynamique qu’elle entraîne que le niveau de vie des pays occi­den­taux, et dans une moin­dre mesure du tiers-monde, s’est accru sans inter­rup­tion depuis la fin de la Sec­onde Guerre mon­di­ale jusqu’en 1974, tan­dis que le plein emploi était presque atteint et main­tenu dans plusieurs grands pays dévelop­pés. Si la stim­u­la­tion provo­quée par le nou­veau con­flit des temps mod­ernes a pour con­séquence une per­ma­nente mobil­i­sa­tion qui n’est pas accep­tée partout et par tous, sa sup­pres­sion sign­erait l’entrée en léthargie des nations qui voudraient se retir­er d’un com­bat jugé trop éprou­vant pour elles.

Chaque nation doit donc encour­ager ses entre­pris­es à porter haut ses couleurs en les met­tant en état d’innover, d’exporter sans cesse davan­tage, de s’implanter à l’étranger, d’utiliser la matière grise des lab­o­ra­toires partout où elle existe, bref, de vivre dans un con­texte devenu irréversible­ment mon­di­al et global.

Une cer­ti­tude en tout cas, la guerre économique ne cessera pas faute de com­bat­tants : il reste trop à faire pour vain­cre la pau­vreté et l’insatisfaction. À con­di­tion qu’un min­i­mum de règles morales la rende plus soucieuse de la vie des hommes et qu’un min­i­mum d’inspiration per­me­tte de mobilis­er à nou­veau et de réanimer les immenses foules d’âmes mortes, tuées par l’absence ou au con­traire la tyran­nie d’un idéal. De cette inspi­ra­tion dont ce début de siè­cle – qui peut au mieux espér­er une guerre « pro­pre » sur le chemin de la prospérité – est si cru­elle­ment dépourvu.

Acteurs et victimes

L’expression « guerre économique » ne sig­ni­fie pas néces­saire­ment l’existence d’agresseurs dont nous seri­ons les mal­heureuses vic­times. C’est grâce à ses forces vives qu’une nation peut com­bat­tre au mieux sur le plan économique. Les apti­tudes indi­vidu­elles et col­lec­tives d’un peu­ple, son degré de mobil­i­sa­tion et son niveau d’éducation per­me­t­tent le sur­saut et la recon­quête des marchés.

Ce con­cept pour­tant évi­dent à mes yeux fut attaqué et me val­ut quelques belles volées de bois vert…

C’est grâce à ses forces vives
qu’une nation peut combattre au mieux
sur le plan économique.

En réal­ité un cli­vage se dessi­na très vite entre ceux qui m’approuvaient et ceux qui trou­vaient la for­mule exces­sive. Com­ment ne pas utilis­er cette for­mule, quand on voit que des pans entiers de l’industrie ont dis­paru en Occi­dent, con­séquence de cette com­péti­tion effrénée…

Pour moi, les chômeurs étaient désor­mais les morts de la com­péti­tion inter­na­tionale. Défaite de la pen­sée économique, aucun expert n’a encore trou­vé la solu­tion au prob­lème du chô­mage. La réponse est sim­ple en théorie : pour retrou­ver le plein emploi, il faut porter haut ses couleurs dans la com­péti­tion inter­na­tionale, pra­ti­quer la rigueur et la ver­tu dans la ges­tion de l’économie, la sou­p­lesse et la créa­tiv­ité dans la ges­tion des entre­pris­es et des hommes.

Qu’en dirait Clausewitz ?

C’est encore pour l’essentiel au son des trompettes libre-échangistes que se mène aujourd’hui la guerre économique qui présente cette par­tic­u­lar­ité par rap­port à la guerre clas­sique, dont le but, selon Clause­witz, résidait davan­tage dans la paix à venir que dans la vic­toire, qu’elle ne peut être gag­née par K.-O. mais « aux points », car cha­cun des adver­saires a intérêt à préserv­er les autres afin que le com­bat con­tin­ue et main­ti­enne ses effets stimulants.

Chacun des adversaires
a intérêt à préserver les autres
afin que le combat continue.

L’économie mon­di­ale, écrivais-je à l’époque, est en voie d’unification totale car le libéral­isme est devenu depuis peu la seule reli­gion économique. La loi du marché régente tout, les salaires, les prix, le cours des mon­naies. C’est la tyran­nie d’un invis­i­ble réel con­tre laque­lle il paraît dif­fi­cile de s’élever. Mais c’est aus­si la con­cur­rence, la com­péti­tion, l’image du mou­ve­ment et de la vie. Le libéral­isme est cer­taine­ment le meilleur stim­u­lant de la crois­sance des revenus pour le plus grand nom­bre, mais l’esprit d’entreprise et l’esprit d’initiative peu­vent s’accompagner d’ambitions col­lec­tives sus­cep­ti­bles d’en accélér­er le rythme, les effets bien­faisants et de mieux répar­tir les richess­es créées.

En Alle­magne fédérale et surtout en Chine et en France de 1960 à 1973, une cer­taine ambi­tion aura per­mis d’accélérer la crois­sance et le poids de ces pays dans le monde. Il est clair en effet que le suc­cès d’un régime libéral dépend aus­si de son archi­tec­ture sociale et de sa direc­tion politique.

Mais il est égale­ment évi­dent que l’extrême richesse et l’extrême pau­vreté se regar­dent par écran de télévi­sion inter­posé et que des mil­liards d’êtres humains ne pou­vaient rester durable­ment à l’écart du grand mou­ve­ment qui entraîne la par­tie dévelop­pée de la planète. L’apparition des drag­ons de l’Asie du Sud-Est, de la Chine, plus timide­ment de l’Afrique qui renoue désor­mais avec la crois­sance, était inscrite dans ce con­stat ain­si que la chute de l’Empire sovié­tique, dont les habi­tants ne pou­vaient accepter indéfin­i­ment d’être au bas de la société de consommation.

Quelles armes pour cette guerre ?

Allant jusqu’au bout de la métaphore mil­i­taire que j’évoquais dans de nom­breux arti­cles, j’explicitais les armes et les défens­es de cette forme de conflit.

Par­mi les armes, la plus impor­tante est l’innovation car c’est par elle, en matière de pro­duits, de ser­vices, de ges­tion que l’on con­quiert des posi­tions stratégiques sur le marché mon­di­al. L’innovation et la recherche-développe­ment ne sont pas sans lien, ce qui veut dire que les groupes qui font un effort intense, per­ma­nent et con­tinu dans ce domaine sont ceux qui tirent leur épin­gle du jeu dans la com­péti­tion économique. Cette arme est donc essen­tielle pour les entreprises…

Les écon­o­mistes savent qu’il y a une cor­réla­tion très étroite entre taux de crois­sance de la richesse d’une nation à long terme et celui de sa recherche-développe­ment rap­portée à son PNB. Depuis quar­ante ans, les nations dévelop­pées ont pour objec­tif de porter leur niveau glob­al de recherche (entre­pris­es com­pris­es) à 3 % de leur PNB. Seuls quelques pays d’Europe du Nord ou d’Asie du Sud-Est comme la Corée du Sud y parviennent.

La deux­ième muni­tion de la guerre économique est la pro­duc­tiv­ité. Cela sem­ble évi­dent, mais l’est un peu moins si l’on regarde les choses de plus près au tra­vers de l’exemple suiv­ant. La com­péti­tiv­ité de l’industrie française est supérieure, dans cer­taines branch­es, à celle de l’industrie ger­manique, même si nous pas­sons notre temps à admir­er ce que font nos voisins d’outre-Rhin, car ils expor­tent bien davan­tage que nous, ont moins de chômeurs et un niveau de vie plus élevé que le nôtre.

Cette con­tra­dic­tion, il faut en rechercher l’explication dans le fait que, dans la guerre économique comme d’ailleurs dans d’autres formes de guerre, la ténac­ité, la con­ti­nu­ité et la per­sévérance jouent un rôle impor­tant. Cela fait cinquante ans que l’Allemagne développe un poten­tiel indus­triel de qual­ité avec l’appui de puis­sants réseaux com­mer­ci­aux et de main­te­nance, qui ont créé la répu­ta­tion de qual­ité des pro­duits alle­mands. Cette répu­ta­tion se situe à un tel niveau aujourd’hui que les pro­duits ger­maniques peu­vent se ven­dre plus cher que les pro­duits con­cur­rents ; cet écart de prix faisant plus que com­penser les écarts de prix de revient liés à la pro­duc­tiv­ité. La con­ti­nu­ité dans un taux de crois­sance peut porter davan­tage de fruits que des péri­odes de crois­sance bril­lantes mais éphémères.

Comme dans d’autres formes de guerre,
la ténacité, la continuité et la persévérance
jouent un rôle important.

La troisième muni­tion est le taux d’épargne. À l’échelle de la nation, un taux d’épargne nationale élevé fait que les entre­pris­es trou­vent à financer leurs investisse­ments alors qu’une mai­gre épargne, mobil­isée en pri­or­ité par l’immobilier et les ser­vices, n’irrigue pas suff­isam­ment les secteurs indus­triels. Au niveau macro-économique les experts savent qu’il y a une cor­réla­tion très forte entre taux d’épargne à long terme et taux de crois­sance du PNB. Ce phénomène a été l’une des raisons du mir­a­cle japon­ais des années 1960–1970.

Qua­trième atout le con­sen­sus social créé dans une entre­prise : la même foi entre les tra­vailleurs, l’encadrement et l’état-major. Cela per­met cette con­ti­nu­ité qui paraît jouer un rôle impor­tant dans la guerre économique ; c’est égale­ment vrai, bien enten­du, au niveau de la nation qui doit elle aus­si partager un min­i­mum de valeurs sociales pour bien se com­porter dans cette forme de com­péti­tion. Le con­sen­sus cul­turel joue égale­ment un rôle impor­tant. Il ajoute au con­sen­sus social l’attachement à cer­taines tra­di­tions, à cer­taines valeurs et à une his­toire com­mune. L’exemple de la Chine et du Japon est là encore par­ti­c­ulière­ment probant.

Je cit­erai un dernier atout, non des moin­dres, le degré d’éducation de la nation, et au niveau des entre­pris­es le pro­fes­sion­nal­isme des salariés. Il est clair que plus le niveau d’éducation générale d’une nation est élevé, cohérent, homogène et plus celle-ci est capa­ble de don­ner les coups de col­lier qui s’imposent, de réa­gir avec intel­li­gence, imag­i­na­tion et le degré de mobil­i­sa­tion nécessaire.

Après l’attaque, la défense

Les bar­rières ne sont pas moins divers­es. La plus impor­tante réside encore du côté des mon­naies, car la nature économique a hor­reur du vide. À par­tir du moment où les boucliers douaniers se sont presque évanouis, une nou­velle forme de pro­tec­tion a fait son apparition.


Dévaluer pour se défendre

En 1971, Richard Nixon, voy­ant appa­raître un déficit impor­tant du com­merce extérieur pour la pre­mière fois dans l’histoire des États-Unis, a déval­ué le dol­lar. En 1973, il n’a pas eu la patience d’attendre les effets de cette opéra­tion et il a déval­ué une deux­ième fois ouvrant ain­si la voix au flot­te­ment général des mon­naies de toutes les nations du monde.


C’est par de sem­blables déval­u­a­tions que beau­coup de pays se sont depuis pro­tégés d’échanges trop agres­sifs. Par des glisse­ments instan­ta­nés ou pro­gres­sifs de leur mon­naie, qui ont eu finale­ment au bout de quelques semaines ou mois les mêmes effets qu’une franche déval­u­a­tion, de nom­breuses nations ont ain­si préservé l’existence de pans entiers de leur indus­trie. Tel a été le cas de la France, qui a joué à ce petit jeu un cer­tain nom­bre de fois jusqu’à l’entrée du franc dans l’euro.

Les droits de douane jouent désor­mais un faible rôle, ils for­maient il y a quar­ante ans une bar­rière impor­tante. Ils représen­taient plus de 40 % du prix des pro­duits et lim­i­taient forte­ment les échanges par la vis­cosité qu’ils créaient au niveau du com­merce inter­na­tion­al ; depuis, les innom­brables rounds au sein du GATT et la créa­tion à Mar­rakech d’une organ­i­sa­tion mon­di­ale du com­merce leur font jouer un rôle désor­mais mineur, même si cer­taines pro­tec­tions non tar­i­faires n’ont pas com­plète­ment dis­paru. Le GATT en a recen­sé 6 000 ou 7 000 et tente d’en lim­iter le nom­bre et les effets. En matière de normes, le flo­rilège des pro­tec­tions né de l’imagination humaine est sans lim­ites dès lors qu’une indus­trie est menacée.

On pour­rait citer bien d’autres exem­ples de com­porte­ments inspirés par le désir de se pro­téger de pro­duits trop envahissants. On peut d’ailleurs se deman­der si ce type de pro­tec­tion n’est pas d’une cer­taine façon le bien­venu, car jusqu’à quelles extrémités aurait crû le com­merce inter­na­tion­al si sa flu­id­ité avait été totale ?

En guise de conclusion provisoire

Voici com­ment je décrivais, il y a plus de trente ans, le nou­veau con­flit des temps mod­ernes… en égratig­nant ceux qui ne voy­aient de salut que dans l’édification d’une ligne Mag­inot économique ou dans la néga­tion d’un mou­ve­ment d’ouverture des fron­tières syn­onyme de quar­ante années de pro­grès. L’analyse intel­lectuelle de l’énorme trans­for­ma­tion en cours n’en était qu’à ses débuts lors de la dis­pari­tion de Georges Pom­pi­dou. Elle n’a pas tou­jours frôlé l’entendement de la plu­part des poli­tiques qui l’ont suivi.

À l’issue de ce panora­ma, il me sem­blait que rien ne venait infirmer ma thèse sur la toute-puis­sance de ce con­flit des temps mod­ernes et sur le rôle essen­tiel qu’il avait joué dans l’émergence de la mon­di­al­i­sa­tion. Une imag­i­na­tion débridée, ou encore trop peu bridée, me fai­sait approcher le ter­rain de la vraie guerre, celle qui meur­trit les chairs. Il est per­mis de penser, dis­ais-je, que la con­cer­ta­tion des grandes puis­sances pour faire cess­er tous les con­flits mil­i­taires a sans doute aus­si pour objec­tif de leur per­me­t­tre de mobilis­er toute leur énergie en vue de la com­péti­tion économique. « Un jour vien­dra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au com­merce et les esprits s’ouvrant aux hommes », écrivait déjà Vic­tor Hugo au milieu du XIXe siècle.

Ain­si peut-on expli­quer que le monde n’ait pas con­nu de guerre impor­tante depuis 1945, c’est-à-dire pen­dant une péri­ode plus longue que celle qui a séparé Water­loo de la guerre de Crimée. Sans doute l’apparition de l’arme atom­ique et l’équilibre de la ter­reur qui en a résulté ont-ils aus­si con­tribué à faire dériv­er tout affron­te­ment direct entre les deux grandes puis­sances nucléaires vers la périphérie, c’est-à-dire vers le tiers monde. Quand deux pays pos­sè­dent une puis­sance destruc­trice équiv­a­lente à 1 mil­lion de fois la bombe d’Hiroshima, capa­ble d’annihiler instan­ta­né­ment 2 mil­liards d’êtres humains et de con­duire plusieurs mil­liards d’autres à suc­comber lente­ment sous les effets des radi­a­tions, il est clair que la guerre mon­di­ale devient improb­a­ble. Mais si l’accident, l’erreur ou les con­flits régionaux n’ont pas débouché sur des guer­res plus impor­tantes, c’est prob­a­ble­ment aus­si que la force de rap­pel vers le com­bat économique a joué son rôle.

Vers un nouveau visage de la compétition ?

La com­péti­tion mon­di­ale peut-elle se per­pétuer à l’identique alors qu’à la guerre clas­sique se sont sub­sti­tuées la guerre larvée révo­lu­tion­naire et la peur du grand con­flit nucléaire ? Telle est la trans­po­si­tion que l’on pour­rait faire des inter­ro­ga­tions jail­lies de la boîte de Pan­dore des mod­ernes dra­maturges. Ils trou­veront dans le con­stat des attaques portées con­tre la société de con­som­ma­tion, dans l’impossibilité d’une crois­sance à l’infini sur une planète lim­itée en sur­face et en ressources, dans les maux écologiques d’une terre désor­mais attaquée en pro­fondeur par l’homme (la cli­ma­tolo­gie), enfin dans la recherche foi­son­nante d’une nou­velle éthique des temps mod­ernes – à laque­lle je par­ticipe – la con­damna­tion de la croissance.

Der­rière cette querelle se cachent peut-être d’autres moti­va­tions plus fon­da­men­tales et plus sub­jec­tives. L’histoire de l’homme fut autre­fois un long com­bat con­tre la nature dont les cycles étaient implaca­bles (sécher­esse, épidémies…). Ces cycles naturels ont été depuis sup­plan­tés par les cycles économiques qui sus­ci­tent péri­odique­ment des réac­tions de crainte, comme si l’homme ne pou­vait vivre sans red­outer quelque cat­a­stro­phe. Cette fatal­ité d’une puni­tion, d’un mal du siè­cle, d’une grande peur, fac­teur con­stant dans la sen­si­bil­ité col­lec­tive, doit-on la chercher dans le prix à pay­er d’une rel­a­tive opu­lence, dans la morale chré­ti­enne tout imprégnée du péché orig­inel, dans la cer­ti­tude pour beau­coup que tout bon­heur est com­pen­sé par un mal­heur et que le des­tin tient la bal­ance égale entre les deux ?

Bref, le véhicule Terre a pris la route des choses plutôt que celle de l’esprit, et le jeu des échanges mon­di­aux n’a pas été étranger à cette général­i­sa­tion au niveau mon­di­al du com­porte­ment de quelques cen­taines de mil­lions de hap­py few, con­som­ma­teurs de con­fort matériel et d’images.

Ce qui me fai­sait dire en con­clu­sion : « Si nous devons pass­er d’un sys­tème de guerre économique dans lequel com­mu­nient main­tenant presque toutes les nations de la planète à une forme de développe­ment plus humaine, plus sol­idaire, le spir­ituel, le poli­tique et l’économique devront avoir tous trois leur mot à dire dans l’évolution humaine. » En ter­mi­nant ain­si des pro­pos qui pou­vaient cho­quer par leur bru­tal­ité, je ne pou­vais que séduire des audi­toires en quête le plus sou­vent d’un renou­veau de spir­i­tu­al­ité. J’évoquais sincère­ment cette recherche d’une syn­thèse entre matière et esprit, con­sumérisme et renaissance.

La Mondialisation

Pour pass­er de la guerre économique à la mon­di­al­i­sa­tion, il n’y a qu’un pas à franchir, celui qui impose dans chaque société le même mod­èle économique et culturel.

Cette mon­di­al­i­sa­tion n’est pas nou­velle, même si elle dépasse les économies-monde chères à Immanuel Waller­stein et Fer­nand Braudel, c’est-à-dire les zones com­mer­ciales cen­trées sur des cœurs comme ont pu l’être suc­ces­sive­ment Venise, Ams­ter­dam, Lon­dres et les cités hanséatiques.

Mais aujourd’hui, le suc­ces­sif a fait place à l’instantané. Il y a une économie-monde dotée d’une organ­i­sa­tion des échanges dans un marché aux dimen­sions plané­taires, certes encore inho­mogène, mais il n’y a pas un citoyen de la planète, de l’Amazonie au Groen­land, qui ne con­somme les pro­duits que le gigan­tesque mail­lage com­mer­cial mon­di­al met à sa dis­po­si­tion et qui ne par­ticipe peu ou prou à cette nou­velle com­mu­nion de l’humanité basée sur la propen­sion à se nour­rir con­ven­able­ment, à amélior­er son con­fort et à absorber des images.

La reli­gion des objets s’étend désor­mais aux groupes humains les plus loin­tains et les plus isolés. Désor­mais, le paysage mon­di­al fait appa­raître de fortes ten­sions dans les corps soci­aux des pays qui se jugent vic­times d’échanges iné­gaux. Tous les États ont ten­dance à ren­dre les pays étrangers respon­s­ables des prob­lèmes qu’ils con­nais­sent. Ils n’ont pas tout à fait tort quand l’hétérogénéité des nations com­bat­tantes donne une trop grande prime à cer­tains d’entre eux.

Vers une diplomatie économique

La diplo­matie fait désor­mais corps avec l’action économique depuis quar­ante ans, quand Georges Pom­pi­dou invi­ta pour la pre­mière fois 15 chefs d’entreprise à le rejoin­dre à Moscou, et peu de voy­ages au niveau gou­verne­men­tal ne s’achèvent sans un cortège devenu main­tenant rit­uel de con­trats signés, en réponse à la prière des chefs d’entreprise au dieu du busi­ness « seigneur don­nez-nous notre marché-du-siè­cle quotidien ».

La diplomatie fait désormais corps avec l’action économique.

Sous l’assurance d’une infor­ma­tion qui cir­cule désor­mais de manière instan­ta­née et qui se joue des bar­rières, le grand pub­lic se trou­ve lui aus­si impliqué dans ce proces­sus de mon­di­al­i­sa­tion. L’aspiration à un cadre de vie util­isant les tech­niques mod­ernes de trans­mis­sion de la parole et de l’image est uni­verselle. Mais quand des entre­pris­es fer­ment, lorsque des usines sont désaf­fec­tées, quand le chô­mage s’accroît, que le niveau de vie men­ace de baiss­er, que la mis­ère appa­raît ici et là, le désas­tre ne s’apparente-t-il pas aux con­séquences d’une guerre non moins impi­toy­able que les guer­res du passé ?

Aux yeux de cer­tains, les Chi­nois vien­nent « écumer nos villes et nos cam­pagnes ». Le Vat­i­can lui-même soulign­era l’acuité de la com­péti­tion entre les nations dans un doc­u­ment pub­lié en 1986 par la com­mis­sion pon­tif­i­cale Jus­tice et Paix : « L’actuelle com­péti­tion tech­nique et économique entre tous les pays devient effrénée et prend l’allure d’une guerre impi­toy­able qui ne tient pas compte des effets meur­tri­ers sur les plus faibles. » Pour para­phras­er Trot­s­ki, l’on pour­rait dire : « Celui qui voulait vivre une vie pais­i­ble aurait mieux fait de ne pas vivre au XXIe siècle… »

La dig­nité des hommes passe en ce début de siè­cle par un emploi, une rémunéra­tion et un mode de vie décent. La clé d’un tel développe­ment réside dans la démoc­ra­tie poli­tique et un libéral­isme économique doté de solides garde-fous. Je ne les vois pas émerg­er dans un monde éclaté entre une Asie (une Chine en réal­ité) où l’on forme plus des deux tiers des diplômés de troisième cycle du monde, une Amérique sans mes­sage, qui ne se résout pas à per­dre son statut de pre­mière puis­sance mon­di­ale, et une Europe sans grande con­sis­tance tant elle se con­stru­it à vitesse marathon, et tant elle a raté son exa­m­en d’entrée dans la cour des grands.

Dans le monde glob­al­isé d’aujourd’hui, l’avantage revien­dra aux puis­sances qui auront su inté­gr­er, adapter, façon­ner le libéral­isme dans leur société et être ain­si source d’imitation pour les autres. Le défi n’est pas mince et il devrait inspir­er une nou­velle caté­gorie de Nobel ! Quant à la France, son iden­tité « ren­frognée » ne lui per­met pas encore de faire sour­dre une essence qui la dis­tinguerait du reste du monde.

La guerre des trois royaumes

Nous entrons dans une décen­nie peu exal­tante de la guerre de trois empires, les États-Unis, la Chine, l’Europe, qui se bat­tent pour l’accès à des ressources rares : les matières pre­mières, les cap­i­taux et les cerveaux. La pseu­do-douceur du mod­èle européen est d’une cer­taine façon un cache-mis­ère. Que l’extrême pau­vreté côtoie l’extrême richesse aux États-Unis est dans l’ordre des choses, qu’un pays comme la France ait des soupçons de ghet­to c’est une néga­tion de son modèle.

Nous sommes tous con­fron­tés au même défi de la réin­ser­tion de l’ordre marc­hand à l’intérieur d’un ordre poli­tique et social human­isé. Avec le dan­ger de vers­er vers une exi­gence de pro­tec­tion religieuse ou économique. Notre monde est donc gros de ten­sions et d’espérance. C’est le moment de faire enten­dre sa voix. Au risque de me répéter, la mienne est celle d’un libéral­isme moral­isé. Et qu’on ne perde pas de temps à le met­tre en place car notre présent com­mence à dévor­er l’avenir.

J’ai longtemps fait par­tie de ceux qui pen­saient que la France ne pou­vait rester sta­tique au sein du pelo­ton des deux cents nations qui font notre planète. Qu’elle se devait, au tra­vers des ciments reliant ses cul­tures, ses idées et ses insti­tu­tions, d’ensemencer le monde en valeurs aux con­tours peut-être un peu flous, mais telle­ment néces­saires pour faire renaître ici et là l’espoir et élargir l’horizon. Ma mémoire m’enracinait dans l’irréalité d’un rêve : faire peser les valeurs des Lumières dans les débats les plus brûlants. Dans cet esprit, l’Europe pou­vait être un vecteur de l’influence française dans le monde. Mal­heureuse­ment, l’Europe n’est pas dev­enue une Europe puis­sance et les vues français­es n’y sont pas tou­jours majoritaires.

Georges Pom­pi­dou avait le pre­mier exprimé cette idée : « La France ne pou­vait garder, voire accroître son rôle dans le monde, qu’en s’unissant aux autres nations européennes, son but étant, grâce à ces moyens addi­tion­nés, de par­ler d’égal à égal avec n’importe qui. » C’était l’Europe porte-voix de la France dans un monde devenu mul­ti­po­laire. François Mit­ter­rand et son célèbre « la France est notre patrie, l’Europe notre avenir » et Jacques Chirac faisant de l’Europe un « mul­ti­pli­ca­teur de puis­sance » lui avaient emboîté le pas. Au mieux, l’Europe défend désor­mais molle­ment son mod­èle social.

Au mieux, l’Europe défend désormais mollement son modèle social.

Com­ment ne pas imag­in­er qu’une France incar­nant toutes les frac­tures du XXe siè­cle pour­rait devenir le fer de lance du plus bel héritage de l’Europe : ces valeurs que les Européens ont eux-mêmes du mal à définir et dont ils croient qu’ils pour­ront les faire partager au monde entier.

Un cap­i­tal­isme civil­isé pour­rait-il naître de notre État-prov­i­dence, si mal­adroit et si men­acé soit-il ?

La guerre économique d’aujourd’hui

Une arme nou­velle a fait son appari­tion dans la panoplie des États : le droit extrater­ri­to­r­i­al appliqué par les États-Unis, depuis une dizaine d’années, dès que le dol­lar est util­isé dans un contrat.

Les sociétés soupçon­nées de cor­rup­tion sont ain­si rançon­nées à des niveaux qui men­a­cent désor­mais leur développe­ment. BNP, la Société Générale, Siemens, Alstom, qui sera oblig­ée de ven­dre sa meilleure moitié, ABN, AMRO, Tech­nip ont pu mesur­er com­ment les États-Unis ont util­isé mas­sive­ment leur priv­ilège de bat­tre mon­naie internationale.

Du côté des défens­es qui sont aus­si des armes, c’est la Chine qui se sin­gu­larise en lais­sant (faisant ?) gliss­er sa mon­naie pour con­tre­bal­ancer le renchérisse­ment des tar­ifs douaniers voulu par le prési­dent D. Trump pour rétablir la bal­ance com­mer­ciale améri­caine. Les États-Unis avaient imposé des droits de douane sur de grandes quan­tités de pro­duits chi­nois, au motif que la mon­naie chi­noise était arti­fi­cielle­ment faible. Réponse du berg­er à la bergère, la Chine emploie désor­mais l’arme (la défense ?) monétaire.

La grande inno­va­tion de cette guerre économique réside dans l’émergence de son plus impor­tant com­bat­tant : la Chine. Depuis trente à quar­ante ans, l’Occident observe et utilise le plus grand ate­lier indus­triel du monde. Ce dernier affiche désor­mais son rôle de grande puis­sance économique, leçon de poli­tique économique en temps réel. L’onde de choc qui a com­mencé avec les réformes de Deng Xiaop­ing au début des années 80 pro­duit même ses effets dans le secteur médi­cal où nom­bre d’acheteurs vien­nent dans l’empire du Milieu se dis­put­er des cen­taines de mil­lions, voire des mil­liards de masques et de tests pour con­jur­er la défer­lante du coronavirus.

Volon­taire­ment (les déc­la­ra­tions de D. Trump selon lesquelles les États-Unis n’ont plus que des intérêts) et involon­taire­ment, le lead­er­ship améri­cain a per­du de son lustre.

Para­doxe d’un drame où sa part de respon­s­abil­ité n’est pas nég­lige­able, la Chine rebon­dit face à l’inexistence de ses com­péti­teurs. Le vide lais­sé par les États-Unis n’a pas été comblé par l’Europe. Alors que des dizaines de mil­lions d’emplois sont men­acées et que l’activité économique est à l’arrêt, les États-mem­bres auront été inca­pables jusqu’à peu de se don­ner les moyens de sur­mon­ter la tem­pête qui les men­ace. L’Europe a besoin d’un traite­ment de choc con­juguant homogénéité et solidarité.

Pétri­fiée par le grand démé­nage­ment du monde, elle n’est guère au ren­dez-vous en ce début de print­emps 2020 et a raté son exa­m­en d’entrée. Seul le chô­mage s’envole, ain­si que la décou­verte de notre dépen­dance indus­trielle à des four­nisseurs asi­a­tiques. La relo­cal­i­sa­tion de la chaîne de valeur des indus­tries de san­té appa­raît au som­met des pri­or­ités de l’État, rejoignant ain­si une préoc­cu­pa­tion majeure des com­bat­tants européens de la guerre économique : pro­duire davan­tage en France et en Europe et diver­si­fi­er plus nos sources d’approvisionnement.

En l’espace de quelques semaines, tous les dirigeants poli­tiques et économiques se poseront la ques­tion de savoir s’ils n’ont pas été trop loin dans l’optimisation des chaînes de valeur et ten­teront de retiss­er les fil­ières de pro­duc­tion. L’alerte sur l’état du monde aura été claire et brutale.

La nouvelle mondialisation

En ce début de siè­cle, la puis­sance économique ne garan­tit plus l’indépendance. Mais l’apanage des nations dévelop­pées est de tiss­er elles-mêmes les fils de leur dépen­dance. Point n’est besoin de ressources naturelles si l’on en juge par l’exemple du Japon, de Taïwan ou de la Corée du Sud. La diver­sité du peu­ple­ment n’est pas non plus for­cé­ment un hand­i­cap. Les États-Unis l’ont démon­tré de façon spec­tac­u­laire. La mon­di­al­i­sa­tion, c’est aus­si la trans­po­si­tion au monde entier de leur mode de vie, ou plutôt du désir de les imiter.

Mais dans un monde sans fron­tières, l’idée d’un découpage sta­tique des zones d’influence serait un con­tre­sens. Dans le jeu des rival­ités, des oppo­si­tions, des jalousies, des exclu­sions, il y a le con­traire d’un ordre mon­di­al. Seule la guerre économique donne un sem­blant de cohérence à une planète et à des nations qui restent dom­inées par la recherche de la crois­sance économique, pour sor­tir de la mis­ère, pour se mesur­er, pour assou­vir un impérialisme.

Dans le jeu actuel des rivalités,
des oppositions, des jalousies, des exclusions,
il y a le contraire d’un ordre mondial.

Et pour­tant, rien ne serait plus dan­gereux que de rejeter nos avancées pour revenir à un monde ancien paré de toutes les ver­tus, le monde de l’enclos. Car la mon­di­al­i­sa­tion accélère la crois­sance mon­di­ale, réduisant les iné­gal­ités entre pays. Mais elle les creuse au sein de chaque nation, abais­sant le statut de la classe moyenne, sans sup­primer ailleurs la mis­ère. Le monde vit mieux au prix d’effets négat­ifs qui créent de l’instabilité : pol­lu­tion, réchauf­fe­ment glob­al, finan­cia­ri­sa­tion et spécu­la­tion, rap­ines, mar­gin­al­i­sa­tion de l’éthique qui donne un min­i­mum de fon­da­tions au libéral­isme économique.

La pandémie actuelle n’arrange rien. L’heure du repli nation­al­iste va son­ner, pensent cer­tains qui atten­dent d’une dynamique de frag­men­ta­tion l’apparition d’un principe de pré­cau­tion per­me­t­tant à l’économie de se redé­ploy­er en con­juguant indépen­dance et souveraineté.

Toc­queville dis­ait que les épo­ques démoc­ra­tiques sont des épo­ques d’innovation, de créa­tion et d’aventure. Si l’on veut appro­fondir le débat, il faut faire en sorte que tout soit sujet à exa­m­en, les sta­tis­tiques, les théories, les per­for­mances tech­nologiques, en créant des forums démoc­ra­tiques à l’image des think-tanks améri­cains qui réfléchissent et dia­loguent entre eux. Heureuse­ment la France en pos­sède un cer­tain nombre.

Après le Covid-19

Il y aura un avant et un après de la pandémie Covid-19, l’enjeu étant le main­tien de la vie biologique humaine, mais aus­si de la vie économique, alors que, pour la pre­mière fois, pri­or­ité à la vie humaine, car nous n’acceptons plus la mort. La Chine se sent désor­mais suff­isam­ment armée pour engager le débat sur le ter­rain de la con­cur­rence des modèles.

Rêvons d’un droit situé au-dessus des sou­verainetés éta­tiques, qui rénove le mod­èle ancien. Et en atten­dant une économie de guerre sur le cli­mat et un rebond vit­a­m­iné par le sou­tien aux entre­pris­es, il va fal­loir armer les fan­tassins, mobilis­er l’appareil pro­duc­tif, pro­téger les civils et faire en sorte que chaque région du monde se trans­forme en un écosys­tème per­me­t­tant d’échapper aux dépen­dances que la crise san­i­taire a révélées. Nous Français ne pou­vons plus dépen­dre de tiers situés aux antipodes pour les indus­tries de la vie.

Rêvons d’un droit
situé au-dessus des souverainetés étatiques,
qui rénove le modèle ancien.

Si l’on se réfère à la métaphore selon laque­lle notre civil­i­sa­tion est un château de cartes, réqui­si­tion, arrière, front, le vocab­u­laire de nos dirigeants rejoint celui de la guerre économique tant le souhait de la retrou­ver imprègne les esprits. Peu impor­tent les for­mi­da­bles dettes en train de se creuser si elles redonnent aux entre­pris­es l’oxygène qui leur est néces­saire. Les par­tic­i­pants à la Sec­onde Guerre mon­di­ale s’en sont sor­tis avec des dettes colos­sales que la crois­sance économique a per­mis d’éponger. Il sera temps ensuite, mais très rapi­de­ment, de pass­er de l’infiniment petit à l’échelle plané­taire en trai­tant les prob­lèmes que nous avons créés.

Nous avons peu­plé la Terre comme si nous dis­po­sions de deux ou trois planètes de sec­ours. La mul­ti­pli­ca­tion des virus, la pol­lu­tion, les change­ments cli­ma­tiques rapi­des, peut-être un jour le manque d’oxygène (au XXIIe siè­cle selon des sci­en­tifiques bri­tan­niques ?) nous démon­trent à l’évidence la pré­car­ité de notre statut de minus­cules humains égarés dans l’univers. La sci­ence adossée à la remar­quable expan­sion du numérique nous apportera-t-elle la solu­tion des prob­lèmes que nous lais­serons à nos enfants et petits-enfants ?

Pourquoi n’avoir jamais mobil­isé et réu­ni les mille meilleurs et réac­t­ifs, les plus imag­i­nat­ifs des chimistes, biol­o­gistes et star­tup­pers en leur deman­dant de nous débar­rass­er de la molécule dont la for­mule chim­ique est con­nue de tous les écol­iers du monde : le gaz carbonique ?

Faisons-nous face à des crises exis­ten­tielles sans lead­ers mon­di­aux sus­cep­ti­bles d’inspirer une réponse glob­ale ? Nous le saurons bien­tôt en sur­vivant ou en lais­sant place à un autre bour­geon de l’un des buis­sons de l’arbre du vivant.

Quelle issue à la crise à venir ?

En 2008, le pire fut évité par une action de relance con­certée, décidée par un G20 à Lon­dres. Le mul­ti­latéral­isme n’est plus à la mode, sin­gulière­ment aux États-Unis. Fau­dra-t-il trou­ver un new deal basé sur le retour des glo­rieuses années de la crois­sance économique effrénée, afin d’écarter une immense régres­sion ? En évi­tant le détri­co­tage du tis­su social qui a accom­pa­g­né leur défer­lante ? Le libre-échange est-il tou­jours la solu­tion ou le retour à l’époque des « temps dif­fi­ciles » de Charles Dickens ?

La prise de con­science de devoir repenser le sens de la vie en com­mun, la démesure de nos déplace­ments, la pré­cip­i­ta­tion de nos vies, notre lec­ture du monde social vont-elles nous con­duire au « grand soir » ? Prob­a­ble­ment non, ou pour peu de temps. Sans doute nous apercevrons-nous un temps que des métiers peu con­sid­érés ou mal rémunérés (cais­sières, éboueurs, aides-soignantes, agents d’entretien…) sont néces­saires à notre survie quotidienne.

Le Covid-19 aura, à tout le moins, été un révéla­teur de quelques-uns de nos excès et de la pro­mo­tion de la san­té au statut de bien com­mun planétaire.

La valeur attribuée à la vie aurait-elle pro­gressé dans l’échelle de nos valeurs ? La réponse dépasse la math­é­ma­tique des com­pag­nies d’assurances ! Quant aux cheva­liers de l’Apocalypse, ils ne tarderont pas à réap­pa­raître. Les blessures qu’infligent sept mil­liards d’habitants à l’air, au sol et au cli­mat de notre planète vont peser sur le des­tin de nos enfants et petits-enfants.

Que nos dirigeants en pren­nent con­science, les jours tran­quilles sont pour après-demain.


Une ver­sion écourtée de ce texte a été pub­liée dans la revue papi­er de mai 2020


Décou­vrir l’ensem­ble du dossier sur la Guerre économique

Commentaire

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RIITANOrépondre
17 mai 2020 à 20 h 16 min

Une analyse très interessante

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