Guerre économique et nouvelle mondialisation

Guerre économique et nouvelle mondialisation

Dossier : La guerre économiqueMagazine N°755 Mai 2020
Par Bernard ESAMBERT (54)

Nous vivons depuis les années 60 en état de guerre éco­no­mique. La conquête des mar­chés a désor­mais rem­pla­cé celle des ter­ri­toires. À l’heure de la nou­velle mon­dia­li­sa­tion, Ber­nard Esam­bert, créa­teur du concept, ana­lyse les évo­lu­tions de cette guerre : de nou­velles armes, de nou­velles tac­tiques en changent le visage. De nou­veaux enjeux pla­né­taires la transforment.


REPÈRES

« Actuel­le­ment, l’échelle a chan­gé : ce sont les nations tout entières qui se font une guerre éco­no­mique au-des­sus des fron­tières, et l’accélération du rythme des réajus­te­ments moné­taires en est un indice. Chaque entre­prise par­ti­cipe aujourd’hui à cette grande guerre internationale. »

Ber­nard Esam­bert, in Les infor­ma­tions, octobre 1971


En décembre 1990, le secré­taire d’État James Baker, s’adressant à un club d’industriels et déci­deurs poli­tiques des États-Unis et du Japon, déclarait :

« Nous vivons désor­mais dans une éco­no­mie mon­dia­li­sée, sans fron­tières, aux indus­tries mul­ti­na­tio­nales, étroi­te­ment imbri­quées, aux mon­naies inter­dé­pen­dantes. Je sais quelle a été l’erreur de mon pays en 1930 lorsque le Congrès a voté la funeste loi pro­tec­tion­niste. Ce monde est aus­si fra­gile qu’il est créateur. »

Pourquoi parler de guerre économique mondiale ?

Une nou­velle carte du monde, celle de la com­pé­ti­ti­vi­té, de la par­ti­ci­pa­tion aux échanges inter­na­tio­naux, de la richesse par habi­tant a émer­gé. Ce ne sont plus les avions, les mis­siles qui comptent, et de moins en moins les idéo­lo­gies, mais la conquête des mar­chés exté­rieurs et le poids économique.

Ain­si don­nai-je dans le Troi­sième conflit mon­dial, paru en 1994, quelques illus­tra­tions du nou­veau et grand conflit des temps modernes. En réa­li­té, c’est dès octobre 1971 que, dans un article paru dans Les infor­ma­tions, j’évoquais la nou­velle dimen­sion de la com­pé­ti­tion entre les nations : « Actuel­le­ment, l’échelle a chan­gé : ce sont les nations tout entières qui se font une guerre éco­no­mique au-des­sus des fron­tières, et l’accélération du rythme des réajus­te­ments moné­taires en est un indice. Chaque entre­prise par­ti­cipe aujourd’hui à cette grande guerre inter­na­tio­nale. » L’expression appa­rais­sait pour la pre­mière fois et allait mobi­li­ser les esprits vingt ans plus tard.

L’hypercroissance du commerce mondial

De 1945, c’est-à-dire de la fin de la Seconde Guerre mon­diale au début des années 1960, l’Europe et le Japon ont été plon­gés dans la recons­truc­tion qui a fait suite aux des­truc­tions de ce conflit. Pen­dant cette période, les PNB du Japon et des pays euro­péens ont crû au rythme d’environ 4 % par an. Le com­merce mon­dial a éga­le­ment aug­men­té au même taux ; c’est-à-dire que la part du com­merce inter­na­tio­nal dans la richesse mon­diale est res­tée la même.

À par­tir du début des années 1960 et plus pré­ci­sé­ment de 1962–1963, un phé­no­mène nou­veau, peu remar­qué par les éco­no­mistes, a fait son appa­ri­tion : le com­merce inter­na­tio­nal s’est mis à croître beau­coup plus rapi­de­ment en volume que la richesse mon­diale qui a éga­le­ment accé­lé­ré sa crois­sance de 4 à 5, voire 6 % pour cer­tains pays, et cela jusqu’en 1973, c’est-à-dire jusqu’à la pre­mière crise pétro­lière. Durant cette décen­nie, le com­merce mon­dial a, lui, crû à un rythme annuel dia­bo­lique, supé­rieur de près de 7 % à celui du PNB mondial.

Depuis 1974,
les échanges mondiaux ont triplé leur poids
par rapport à la richesse mondiale.

Un tel taux de crois­sance sur dix ans cor­res­pond à un dou­ble­ment, ce qui signi­fie que la part des échanges inter­na­tio­naux dans la richesse mon­diale a dou­blé de 1962 à 1973. Une nou­velle pro­gres­sion a eu lieu, mais de façon irré­gu­lière entre 1974 et aujourd’hui. Les échanges mon­diaux ont tri­plé leur poids par rap­port à la richesse mon­diale, et cela mal­gré les nom­breuses crises qui leur ont pro­vi­soi­re­ment cou­pé les ailes.

On n’échange plus seulement des matières, mais des produits et des services

Nous tra­vaillons désor­mais un jour sur trois ou quatre pour l’exportation. Deux balances du com­merce exté­rieur com­po­sées pour l’essentiel d’échanges de pro­duits indus­triels se sont ajou­tées à celle qui per­met­tait le règle­ment des matières pre­mières. Dans les pays déve­lop­pés, les expor­ta­tions dépassent donc très lar­ge­ment la seule cou­ver­ture des impor­ta­tions stric­te­ment néces­saires aux besoins des consom­ma­teurs et au déve­lop­pe­ment de la pro­duc­tion industrielle.

De la satis­fac­tion de l’indispensable, le com­merce exté­rieur est pas­sé à un stade plus éla­bo­ré, celui des échanges de pro­duits indus­triels et de ser­vices. Les mul­ti­na­tio­nales ont joué un rôle impor­tant dans ce phé­no­mène, ne serait-ce que par la noto­rié­té de leurs marques. Mais leur poids ne doit cepen­dant pas mas­quer celui de toutes les entre­prises qui, tout en étant implan­tées qu’en un seul pays, sont for­te­ment expor­ta­trices, ou même des PME qui, four­nis­sant un mar­ché local, sont à l’arrière du front. De toutes tailles et de tous sec­teurs, elles sont infi­ni­ment plus nom­breuses et sont éga­le­ment tou­chées de plein fouet par le champ de la mon­dia­li­sa­tion qui leur oppose des concur­rents venus des antipodes.

L’Europe à elle seule est le plus impor­tant par­te­naire du com­merce inter­na­tio­nal, tant sur le plan des échanges entre les nations qui la consti­tuent, que vis-à-vis du reste du monde dont elle est le pre­mier impor­ta­teur de pro­duits de toute nature. Si l’on fait abs­trac­tion des nations que la nature a dotées de gise­ments de pétrole consi­dé­rables, désor­mais, l’importance de la balance com­mer­ciale d’un pays mesure son dyna­misme et la qua­li­té, sinon l’âge des artères, de son économie.

C’est là un jeu à somme posi­tive dans la mesure où le com­merce inter­na­tio­nal sti­mule la com­pé­ti­ti­vi­té et donc le déve­lop­pe­ment éco­no­mique ; il est donc l’une des prin­ci­pales causes du for­mi­dable enri­chis­se­ment moyen qu’ont connu les pays déve­lop­pés de la pla­nète au cours des quatre der­nières décen­nies, et d’un cer­tain nombre de pays du tiers monde qui en ont pro­fi­té pour décol­ler. C’est éga­le­ment un jeu à somme nulle en matière de balance du com­merce exté­rieur, les excé­dents des uns com­pen­sant les défi­cits des autres.

Le commerce mondial tire la croissance globale

En d’autres termes, l’expansion éco­no­mique qui a été très rapide jusqu’au milieu des années 1970 par­ti­cu­liè­re­ment dans les pays déve­lop­pés a été tirée par le com­merce inter­na­tio­nal. Jean Fou­ras­tié a qua­li­fié cette période de « trente glo­rieuses ». Pour ma part, j’exposai dans les termes sui­vants la situa­tion du monde telle qu’on pou­vait la consta­ter au début des années 1990 :

L’économie mon­diale se glo­ba­lise : la conquête de mar­chés et des tech­no­lo­gies a pris la place des anciennes conquêtes ter­ri­to­riales et colo­niales. Nous vivons désor­mais en état de guerre éco­no­mique mon­diale et il ne s’agit pas seule­ment là d’une récu­pé­ra­tion du voca­bu­laire mili­taire. Ce conflit est réel et ses lignes de force orientent l’action des nations et la vie des indi­vi­dus. L’objet de cette guerre est, pour chaque nation, de créer chez elle emplois et reve­nus crois­sants au détri­ment de ceux de ses voisins. 

Car, si les éco­no­mies des nations se sont fait la courte échelle lors de la période des miracles éco­no­miques des années 1960 et du début des années 1970, elles se font des croche-pieds depuis que la crise a fait son appa­ri­tion. C’est en expor­tant plus de pro­duits, de ser­vices, d’« invi­sibles » que chaque nation essaye de gagner cette guerre d’un nou­veau genre dont les entre­prises forment les armées et les chô­meurs les victimes.

Une troisième guerre mondiale

Au-delà du for­mi­dable accrois­se­ment du com­merce mon­dial qui en est la mani­fes­ta­tion la plus écla­tante, la guerre éco­no­mique impose éga­le­ment des débar­que­ments chez l’ennemi par implan­ta­tion à l’étranger, la défense de l’arrière grâce aux entre­prises à carac­tère régio­nal et l’établissement de pro­tec­tions au tra­vers de tarifs doua­niers – qui ne sont plus que des murets de for­tune –, de mou­ve­ments moné­taires qui ont pris le relais des bar­rières doua­nières, enfin d’innombrables entraves aux échanges qui pro­tègent ici ou là un pan de l’économie.

La troi­sième guerre mon­diale a débu­té et l’accélération du rythme des réajus­te­ments moné­taires depuis les années 1970 en est une consé­quence et un indice. De tous temps, les rap­ports entre nations ont été des rap­ports de force. Pour com­prendre aujourd’hui le fonc­tion­ne­ment et la puis­sance des échanges exté­rieurs, il convient de se réfé­rer aus­si bien à Machia­vel qu’à Ricar­do ; mais aus­si à Clau­se­witz qui disait que la guerre est la conti­nua­tion de la poli­tique par d’autres moyens : la défense des inté­rêts des nations et leur rap­port de force ont pris main­te­nant une nou­velle forme.

La troisième guerre mondiale a débuté.

Les vraies richesses ne sont plus les matières pre­mières, mais les hommes et leur niveau d’éducation, de culture, d’intelligence et leur ardeur au tra­vail. La créa­ti­vi­té et l’innovation sont les atouts fon­da­men­taux des entre­prises jetées dans le conflit. Le déve­lop­pe­ment scien­ti­fique est deve­nu un fac­teur impor­tant de la guerre. C’est par l’union de l’entreprise, de ses cadres et du scien­ti­fique que se déve­loppent les tech­no­lo­gies nou­velles qui irriguent le monde en pro­duits de consom­ma­tion ou en ser­vices à taux de crois­sance élevée.

La for­ma­tion y joue un rôle impor­tant : les niveaux d’éducation d’un pays et la capa­ci­té d’innovation, de réac­tion et de mobi­li­sa­tion des entre­prises sont liés par une cor­ré­la­tion très forte.

La guerre a aussi ses vertus

Pour un État, se reti­rer du conflit serait sui­ci­daire : la guerre éco­no­mique a ses ver­tus. C’est par la dyna­mique qu’elle entraîne que le niveau de vie des pays occi­den­taux, et dans une moindre mesure du tiers-monde, s’est accru sans inter­rup­tion depuis la fin de la Seconde Guerre mon­diale jusqu’en 1974, tan­dis que le plein emploi était presque atteint et main­te­nu dans plu­sieurs grands pays déve­lop­pés. Si la sti­mu­la­tion pro­vo­quée par le nou­veau conflit des temps modernes a pour consé­quence une per­ma­nente mobi­li­sa­tion qui n’est pas accep­tée par­tout et par tous, sa sup­pres­sion signe­rait l’entrée en léthar­gie des nations qui vou­draient se reti­rer d’un com­bat jugé trop éprou­vant pour elles.

Chaque nation doit donc encou­ra­ger ses entre­prises à por­ter haut ses cou­leurs en les met­tant en état d’innover, d’exporter sans cesse davan­tage, de s’implanter à l’étranger, d’utiliser la matière grise des labo­ra­toires par­tout où elle existe, bref, de vivre dans un contexte deve­nu irré­ver­si­ble­ment mon­dial et global.

Une cer­ti­tude en tout cas, la guerre éco­no­mique ne ces­se­ra pas faute de com­bat­tants : il reste trop à faire pour vaincre la pau­vre­té et l’insatisfaction. À condi­tion qu’un mini­mum de règles morales la rende plus sou­cieuse de la vie des hommes et qu’un mini­mum d’inspiration per­mette de mobi­li­ser à nou­veau et de réani­mer les immenses foules d’âmes mortes, tuées par l’absence ou au contraire la tyran­nie d’un idéal. De cette ins­pi­ra­tion dont ce début de siècle – qui peut au mieux espé­rer une guerre « propre » sur le che­min de la pros­pé­ri­té – est si cruel­le­ment dépourvu.

Acteurs et victimes

L’expression « guerre éco­no­mique » ne signi­fie pas néces­sai­re­ment l’existence d’agresseurs dont nous serions les mal­heu­reuses vic­times. C’est grâce à ses forces vives qu’une nation peut com­battre au mieux sur le plan éco­no­mique. Les apti­tudes indi­vi­duelles et col­lec­tives d’un peuple, son degré de mobi­li­sa­tion et son niveau d’éducation per­mettent le sur­saut et la recon­quête des marchés.

Ce concept pour­tant évident à mes yeux fut atta­qué et me valut quelques belles volées de bois vert…

C’est grâce à ses forces vives
qu’une nation peut combattre au mieux
sur le plan économique.

En réa­li­té un cli­vage se des­si­na très vite entre ceux qui m’approuvaient et ceux qui trou­vaient la for­mule exces­sive. Com­ment ne pas uti­li­ser cette for­mule, quand on voit que des pans entiers de l’industrie ont dis­pa­ru en Occi­dent, consé­quence de cette com­pé­ti­tion effrénée…

Pour moi, les chô­meurs étaient désor­mais les morts de la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale. Défaite de la pen­sée éco­no­mique, aucun expert n’a encore trou­vé la solu­tion au pro­blème du chô­mage. La réponse est simple en théo­rie : pour retrou­ver le plein emploi, il faut por­ter haut ses cou­leurs dans la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale, pra­ti­quer la rigueur et la ver­tu dans la ges­tion de l’économie, la sou­plesse et la créa­ti­vi­té dans la ges­tion des entre­prises et des hommes.

Qu’en dirait Clausewitz ?

C’est encore pour l’essentiel au son des trom­pettes libre-échan­gistes que se mène aujourd’hui la guerre éco­no­mique qui pré­sente cette par­ti­cu­la­ri­té par rap­port à la guerre clas­sique, dont le but, selon Clau­se­witz, rési­dait davan­tage dans la paix à venir que dans la vic­toire, qu’elle ne peut être gagnée par K.-O. mais « aux points », car cha­cun des adver­saires a inté­rêt à pré­ser­ver les autres afin que le com­bat conti­nue et main­tienne ses effets stimulants.

Chacun des adversaires
a intérêt à préserver les autres
afin que le combat continue.

L’économie mon­diale, écri­vais-je à l’époque, est en voie d’unification totale car le libé­ra­lisme est deve­nu depuis peu la seule reli­gion éco­no­mique. La loi du mar­ché régente tout, les salaires, les prix, le cours des mon­naies. C’est la tyran­nie d’un invi­sible réel contre laquelle il paraît dif­fi­cile de s’élever. Mais c’est aus­si la concur­rence, la com­pé­ti­tion, l’image du mou­ve­ment et de la vie. Le libé­ra­lisme est cer­tai­ne­ment le meilleur sti­mu­lant de la crois­sance des reve­nus pour le plus grand nombre, mais l’esprit d’entreprise et l’esprit d’initiative peuvent s’accompagner d’ambitions col­lec­tives sus­cep­tibles d’en accé­lé­rer le rythme, les effets bien­fai­sants et de mieux répar­tir les richesses créées.

En Alle­magne fédé­rale et sur­tout en Chine et en France de 1960 à 1973, une cer­taine ambi­tion aura per­mis d’accélérer la crois­sance et le poids de ces pays dans le monde. Il est clair en effet que le suc­cès d’un régime libé­ral dépend aus­si de son archi­tec­ture sociale et de sa direc­tion politique.

Mais il est éga­le­ment évident que l’extrême richesse et l’extrême pau­vre­té se regardent par écran de télé­vi­sion inter­po­sé et que des mil­liards d’êtres humains ne pou­vaient res­ter dura­ble­ment à l’écart du grand mou­ve­ment qui entraîne la par­tie déve­lop­pée de la pla­nète. L’apparition des dra­gons de l’Asie du Sud-Est, de la Chine, plus timi­de­ment de l’Afrique qui renoue désor­mais avec la crois­sance, était ins­crite dans ce constat ain­si que la chute de l’Empire sovié­tique, dont les habi­tants ne pou­vaient accep­ter indé­fi­ni­ment d’être au bas de la socié­té de consommation.

Quelles armes pour cette guerre ?

Allant jusqu’au bout de la méta­phore mili­taire que j’évoquais dans de nom­breux articles, j’explicitais les armes et les défenses de cette forme de conflit.

Par­mi les armes, la plus impor­tante est l’innovation car c’est par elle, en matière de pro­duits, de ser­vices, de ges­tion que l’on conquiert des posi­tions stra­té­giques sur le mar­ché mon­dial. L’innovation et la recherche-déve­lop­pe­ment ne sont pas sans lien, ce qui veut dire que les groupes qui font un effort intense, per­ma­nent et conti­nu dans ce domaine sont ceux qui tirent leur épingle du jeu dans la com­pé­ti­tion éco­no­mique. Cette arme est donc essen­tielle pour les entreprises…

Les éco­no­mistes savent qu’il y a une cor­ré­la­tion très étroite entre taux de crois­sance de la richesse d’une nation à long terme et celui de sa recherche-déve­lop­pe­ment rap­por­tée à son PNB. Depuis qua­rante ans, les nations déve­lop­pées ont pour objec­tif de por­ter leur niveau glo­bal de recherche (entre­prises com­prises) à 3 % de leur PNB. Seuls quelques pays d’Europe du Nord ou d’Asie du Sud-Est comme la Corée du Sud y parviennent.

La deuxième muni­tion de la guerre éco­no­mique est la pro­duc­ti­vi­té. Cela semble évident, mais l’est un peu moins si l’on regarde les choses de plus près au tra­vers de l’exemple sui­vant. La com­pé­ti­ti­vi­té de l’industrie fran­çaise est supé­rieure, dans cer­taines branches, à celle de l’industrie ger­ma­nique, même si nous pas­sons notre temps à admi­rer ce que font nos voi­sins d’outre-Rhin, car ils exportent bien davan­tage que nous, ont moins de chô­meurs et un niveau de vie plus éle­vé que le nôtre.

Cette contra­dic­tion, il faut en recher­cher l’explication dans le fait que, dans la guerre éco­no­mique comme d’ailleurs dans d’autres formes de guerre, la téna­ci­té, la conti­nui­té et la per­sé­vé­rance jouent un rôle impor­tant. Cela fait cin­quante ans que l’Allemagne déve­loppe un poten­tiel indus­triel de qua­li­té avec l’appui de puis­sants réseaux com­mer­ciaux et de main­te­nance, qui ont créé la répu­ta­tion de qua­li­té des pro­duits alle­mands. Cette répu­ta­tion se situe à un tel niveau aujourd’hui que les pro­duits ger­ma­niques peuvent se vendre plus cher que les pro­duits concur­rents ; cet écart de prix fai­sant plus que com­pen­ser les écarts de prix de revient liés à la pro­duc­ti­vi­té. La conti­nui­té dans un taux de crois­sance peut por­ter davan­tage de fruits que des périodes de crois­sance brillantes mais éphémères.

Comme dans d’autres formes de guerre,
la ténacité, la continuité et la persévérance
jouent un rôle important.

La troi­sième muni­tion est le taux d’épargne. À l’échelle de la nation, un taux d’épargne natio­nale éle­vé fait que les entre­prises trouvent à finan­cer leurs inves­tis­se­ments alors qu’une maigre épargne, mobi­li­sée en prio­ri­té par l’immobilier et les ser­vices, n’irrigue pas suf­fi­sam­ment les sec­teurs indus­triels. Au niveau macro-éco­no­mique les experts savent qu’il y a une cor­ré­la­tion très forte entre taux d’épargne à long terme et taux de crois­sance du PNB. Ce phé­no­mène a été l’une des rai­sons du miracle japo­nais des années 1960–1970.

Qua­trième atout le consen­sus social créé dans une entre­prise : la même foi entre les tra­vailleurs, l’encadrement et l’état-major. Cela per­met cette conti­nui­té qui paraît jouer un rôle impor­tant dans la guerre éco­no­mique ; c’est éga­le­ment vrai, bien enten­du, au niveau de la nation qui doit elle aus­si par­ta­ger un mini­mum de valeurs sociales pour bien se com­por­ter dans cette forme de com­pé­ti­tion. Le consen­sus cultu­rel joue éga­le­ment un rôle impor­tant. Il ajoute au consen­sus social l’attachement à cer­taines tra­di­tions, à cer­taines valeurs et à une his­toire com­mune. L’exemple de la Chine et du Japon est là encore par­ti­cu­liè­re­ment probant.

Je cite­rai un der­nier atout, non des moindres, le degré d’éducation de la nation, et au niveau des entre­prises le pro­fes­sion­na­lisme des sala­riés. Il est clair que plus le niveau d’éducation géné­rale d’une nation est éle­vé, cohé­rent, homo­gène et plus celle-ci est capable de don­ner les coups de col­lier qui s’imposent, de réagir avec intel­li­gence, ima­gi­na­tion et le degré de mobi­li­sa­tion nécessaire.

Après l’attaque, la défense

Les bar­rières ne sont pas moins diverses. La plus impor­tante réside encore du côté des mon­naies, car la nature éco­no­mique a hor­reur du vide. À par­tir du moment où les bou­cliers doua­niers se sont presque éva­nouis, une nou­velle forme de pro­tec­tion a fait son apparition.


Dévaluer pour se défendre

En 1971, Richard Nixon, voyant appa­raître un défi­cit impor­tant du com­merce exté­rieur pour la pre­mière fois dans l’histoire des États-Unis, a déva­lué le dol­lar. En 1973, il n’a pas eu la patience d’attendre les effets de cette opé­ra­tion et il a déva­lué une deuxième fois ouvrant ain­si la voix au flot­te­ment géné­ral des mon­naies de toutes les nations du monde.


C’est par de sem­blables déva­lua­tions que beau­coup de pays se sont depuis pro­té­gés d’échanges trop agres­sifs. Par des glis­se­ments ins­tan­ta­nés ou pro­gres­sifs de leur mon­naie, qui ont eu fina­le­ment au bout de quelques semaines ou mois les mêmes effets qu’une franche déva­lua­tion, de nom­breuses nations ont ain­si pré­ser­vé l’existence de pans entiers de leur indus­trie. Tel a été le cas de la France, qui a joué à ce petit jeu un cer­tain nombre de fois jusqu’à l’entrée du franc dans l’euro.

Les droits de douane jouent désor­mais un faible rôle, ils for­maient il y a qua­rante ans une bar­rière impor­tante. Ils repré­sen­taient plus de 40 % du prix des pro­duits et limi­taient for­te­ment les échanges par la vis­co­si­té qu’ils créaient au niveau du com­merce inter­na­tio­nal ; depuis, les innom­brables rounds au sein du GATT et la créa­tion à Mar­ra­kech d’une orga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce leur font jouer un rôle désor­mais mineur, même si cer­taines pro­tec­tions non tari­faires n’ont pas com­plè­te­ment dis­pa­ru. Le GATT en a recen­sé 6 000 ou 7 000 et tente d’en limi­ter le nombre et les effets. En matière de normes, le flo­ri­lège des pro­tec­tions né de l’imagination humaine est sans limites dès lors qu’une indus­trie est menacée.

On pour­rait citer bien d’autres exemples de com­por­te­ments ins­pi­rés par le désir de se pro­té­ger de pro­duits trop enva­his­sants. On peut d’ailleurs se deman­der si ce type de pro­tec­tion n’est pas d’une cer­taine façon le bien­ve­nu, car jusqu’à quelles extré­mi­tés aurait crû le com­merce inter­na­tio­nal si sa flui­di­té avait été totale ?

En guise de conclusion provisoire

Voi­ci com­ment je décri­vais, il y a plus de trente ans, le nou­veau conflit des temps modernes… en égra­ti­gnant ceux qui ne voyaient de salut que dans l’édification d’une ligne Magi­not éco­no­mique ou dans la néga­tion d’un mou­ve­ment d’ouverture des fron­tières syno­nyme de qua­rante années de pro­grès. L’analyse intel­lec­tuelle de l’énorme trans­for­ma­tion en cours n’en était qu’à ses débuts lors de la dis­pa­ri­tion de Georges Pom­pi­dou. Elle n’a pas tou­jours frô­lé l’entendement de la plu­part des poli­tiques qui l’ont suivi.

À l’issue de ce pano­ra­ma, il me sem­blait que rien ne venait infir­mer ma thèse sur la toute-puis­sance de ce conflit des temps modernes et sur le rôle essen­tiel qu’il avait joué dans l’émergence de la mon­dia­li­sa­tion. Une ima­gi­na­tion débri­dée, ou encore trop peu bri­dée, me fai­sait appro­cher le ter­rain de la vraie guerre, celle qui meur­trit les chairs. Il est per­mis de pen­ser, disais-je, que la concer­ta­tion des grandes puis­sances pour faire ces­ser tous les conflits mili­taires a sans doute aus­si pour objec­tif de leur per­mettre de mobi­li­ser toute leur éner­gie en vue de la com­pé­ti­tion éco­no­mique. « Un jour vien­dra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les mar­chés s’ouvrant au com­merce et les esprits s’ouvrant aux hommes », écri­vait déjà Vic­tor Hugo au milieu du XIXe siècle.

Ain­si peut-on expli­quer que le monde n’ait pas connu de guerre impor­tante depuis 1945, c’est-à-dire pen­dant une période plus longue que celle qui a sépa­ré Water­loo de la guerre de Cri­mée. Sans doute l’apparition de l’arme ato­mique et l’équilibre de la ter­reur qui en a résul­té ont-ils aus­si contri­bué à faire déri­ver tout affron­te­ment direct entre les deux grandes puis­sances nucléaires vers la péri­phé­rie, c’est-à-dire vers le tiers monde. Quand deux pays pos­sèdent une puis­sance des­truc­trice équi­va­lente à 1 mil­lion de fois la bombe d’Hiroshima, capable d’annihiler ins­tan­ta­né­ment 2 mil­liards d’êtres humains et de conduire plu­sieurs mil­liards d’autres à suc­com­ber len­te­ment sous les effets des radia­tions, il est clair que la guerre mon­diale devient impro­bable. Mais si l’accident, l’erreur ou les conflits régio­naux n’ont pas débou­ché sur des guerres plus impor­tantes, c’est pro­ba­ble­ment aus­si que la force de rap­pel vers le com­bat éco­no­mique a joué son rôle.

Vers un nouveau visage de la compétition ?

La com­pé­ti­tion mon­diale peut-elle se per­pé­tuer à l’identique alors qu’à la guerre clas­sique se sont sub­sti­tuées la guerre lar­vée révo­lu­tion­naire et la peur du grand conflit nucléaire ? Telle est la trans­po­si­tion que l’on pour­rait faire des inter­ro­ga­tions jaillies de la boîte de Pan­dore des modernes dra­ma­turges. Ils trou­ve­ront dans le constat des attaques por­tées contre la socié­té de consom­ma­tion, dans l’impossibilité d’une crois­sance à l’infini sur une pla­nète limi­tée en sur­face et en res­sources, dans les maux éco­lo­giques d’une terre désor­mais atta­quée en pro­fon­deur par l’homme (la cli­ma­to­lo­gie), enfin dans la recherche foi­son­nante d’une nou­velle éthique des temps modernes – à laquelle je par­ti­cipe – la condam­na­tion de la croissance.

Der­rière cette que­relle se cachent peut-être d’autres moti­va­tions plus fon­da­men­tales et plus sub­jec­tives. L’histoire de l’homme fut autre­fois un long com­bat contre la nature dont les cycles étaient impla­cables (séche­resse, épi­dé­mies…). Ces cycles natu­rels ont été depuis sup­plan­tés par les cycles éco­no­miques qui sus­citent pério­di­que­ment des réac­tions de crainte, comme si l’homme ne pou­vait vivre sans redou­ter quelque catas­trophe. Cette fata­li­té d’une puni­tion, d’un mal du siècle, d’une grande peur, fac­teur constant dans la sen­si­bi­li­té col­lec­tive, doit-on la cher­cher dans le prix à payer d’une rela­tive opu­lence, dans la morale chré­tienne tout impré­gnée du péché ori­gi­nel, dans la cer­ti­tude pour beau­coup que tout bon­heur est com­pen­sé par un mal­heur et que le des­tin tient la balance égale entre les deux ?

Bref, le véhi­cule Terre a pris la route des choses plu­tôt que celle de l’esprit, et le jeu des échanges mon­diaux n’a pas été étran­ger à cette géné­ra­li­sa­tion au niveau mon­dial du com­por­te­ment de quelques cen­taines de mil­lions de hap­py few, consom­ma­teurs de confort maté­riel et d’images.

Ce qui me fai­sait dire en conclu­sion : « Si nous devons pas­ser d’un sys­tème de guerre éco­no­mique dans lequel com­mu­nient main­te­nant presque toutes les nations de la pla­nète à une forme de déve­lop­pe­ment plus humaine, plus soli­daire, le spi­ri­tuel, le poli­tique et l’économique devront avoir tous trois leur mot à dire dans l’évolution humaine. » En ter­mi­nant ain­si des pro­pos qui pou­vaient cho­quer par leur bru­ta­li­té, je ne pou­vais que séduire des audi­toires en quête le plus sou­vent d’un renou­veau de spi­ri­tua­li­té. J’évoquais sin­cè­re­ment cette recherche d’une syn­thèse entre matière et esprit, consu­mé­risme et renaissance.

La Mondialisation

Pour pas­ser de la guerre éco­no­mique à la mon­dia­li­sa­tion, il n’y a qu’un pas à fran­chir, celui qui impose dans chaque socié­té le même modèle éco­no­mique et culturel.

Cette mon­dia­li­sa­tion n’est pas nou­velle, même si elle dépasse les éco­no­mies-monde chères à Imma­nuel Wal­ler­stein et Fer­nand Brau­del, c’est-à-dire les zones com­mer­ciales cen­trées sur des cœurs comme ont pu l’être suc­ces­si­ve­ment Venise, Amster­dam, Londres et les cités hanséatiques.

Mais aujourd’hui, le suc­ces­sif a fait place à l’instantané. Il y a une éco­no­mie-monde dotée d’une orga­ni­sa­tion des échanges dans un mar­ché aux dimen­sions pla­né­taires, certes encore inho­mo­gène, mais il n’y a pas un citoyen de la pla­nète, de l’Amazonie au Groen­land, qui ne consomme les pro­duits que le gigan­tesque maillage com­mer­cial mon­dial met à sa dis­po­si­tion et qui ne par­ti­cipe peu ou prou à cette nou­velle com­mu­nion de l’humanité basée sur la pro­pen­sion à se nour­rir conve­na­ble­ment, à amé­lio­rer son confort et à absor­ber des images.

La reli­gion des objets s’étend désor­mais aux groupes humains les plus loin­tains et les plus iso­lés. Désor­mais, le pay­sage mon­dial fait appa­raître de fortes ten­sions dans les corps sociaux des pays qui se jugent vic­times d’échanges inégaux. Tous les États ont ten­dance à rendre les pays étran­gers res­pon­sables des pro­blèmes qu’ils connaissent. Ils n’ont pas tout à fait tort quand l’hétérogénéité des nations com­bat­tantes donne une trop grande prime à cer­tains d’entre eux.

Vers une diplomatie économique

La diplo­ma­tie fait désor­mais corps avec l’action éco­no­mique depuis qua­rante ans, quand Georges Pom­pi­dou invi­ta pour la pre­mière fois 15 chefs d’entreprise à le rejoindre à Mos­cou, et peu de voyages au niveau gou­ver­ne­men­tal ne s’achèvent sans un cor­tège deve­nu main­te­nant rituel de contrats signés, en réponse à la prière des chefs d’entreprise au dieu du busi­ness « sei­gneur don­nez-nous notre mar­ché-du-siècle quotidien ».

La diplomatie fait désormais corps avec l’action économique.

Sous l’assurance d’une infor­ma­tion qui cir­cule désor­mais de manière ins­tan­ta­née et qui se joue des bar­rières, le grand public se trouve lui aus­si impli­qué dans ce pro­ces­sus de mon­dia­li­sa­tion. L’aspiration à un cadre de vie uti­li­sant les tech­niques modernes de trans­mis­sion de la parole et de l’image est uni­ver­selle. Mais quand des entre­prises ferment, lorsque des usines sont désaf­fec­tées, quand le chô­mage s’accroît, que le niveau de vie menace de bais­ser, que la misère appa­raît ici et là, le désastre ne s’apparente-t-il pas aux consé­quences d’une guerre non moins impi­toyable que les guerres du passé ?

Aux yeux de cer­tains, les Chi­nois viennent « écu­mer nos villes et nos cam­pagnes ». Le Vati­can lui-même sou­li­gne­ra l’acuité de la com­pé­ti­tion entre les nations dans un docu­ment publié en 1986 par la com­mis­sion pon­ti­fi­cale Jus­tice et Paix : « L’actuelle com­pé­ti­tion tech­nique et éco­no­mique entre tous les pays devient effré­née et prend l’allure d’une guerre impi­toyable qui ne tient pas compte des effets meur­triers sur les plus faibles. » Pour para­phra­ser Trots­ki, l’on pour­rait dire : « Celui qui vou­lait vivre une vie pai­sible aurait mieux fait de ne pas vivre au XXIe siècle… »

La digni­té des hommes passe en ce début de siècle par un emploi, une rému­né­ra­tion et un mode de vie décent. La clé d’un tel déve­lop­pe­ment réside dans la démo­cra­tie poli­tique et un libé­ra­lisme éco­no­mique doté de solides garde-fous. Je ne les vois pas émer­ger dans un monde écla­té entre une Asie (une Chine en réa­li­té) où l’on forme plus des deux tiers des diplô­més de troi­sième cycle du monde, une Amé­rique sans mes­sage, qui ne se résout pas à perdre son sta­tut de pre­mière puis­sance mon­diale, et une Europe sans grande consis­tance tant elle se construit à vitesse mara­thon, et tant elle a raté son exa­men d’entrée dans la cour des grands.

Dans le monde glo­ba­li­sé d’aujourd’hui, l’avantage revien­dra aux puis­sances qui auront su inté­grer, adap­ter, façon­ner le libé­ra­lisme dans leur socié­té et être ain­si source d’imitation pour les autres. Le défi n’est pas mince et il devrait ins­pi­rer une nou­velle caté­go­rie de Nobel ! Quant à la France, son iden­ti­té « ren­fro­gnée » ne lui per­met pas encore de faire sourdre une essence qui la dis­tin­gue­rait du reste du monde.

La guerre des trois royaumes

Nous entrons dans une décen­nie peu exal­tante de la guerre de trois empires, les États-Unis, la Chine, l’Europe, qui se battent pour l’accès à des res­sources rares : les matières pre­mières, les capi­taux et les cer­veaux. La pseu­do-dou­ceur du modèle euro­péen est d’une cer­taine façon un cache-misère. Que l’extrême pau­vre­té côtoie l’extrême richesse aux États-Unis est dans l’ordre des choses, qu’un pays comme la France ait des soup­çons de ghet­to c’est une néga­tion de son modèle.

Nous sommes tous confron­tés au même défi de la réin­ser­tion de l’ordre mar­chand à l’intérieur d’un ordre poli­tique et social huma­ni­sé. Avec le dan­ger de ver­ser vers une exi­gence de pro­tec­tion reli­gieuse ou éco­no­mique. Notre monde est donc gros de ten­sions et d’espérance. C’est le moment de faire entendre sa voix. Au risque de me répé­ter, la mienne est celle d’un libé­ra­lisme mora­li­sé. Et qu’on ne perde pas de temps à le mettre en place car notre pré­sent com­mence à dévo­rer l’avenir.

J’ai long­temps fait par­tie de ceux qui pen­saient que la France ne pou­vait res­ter sta­tique au sein du pelo­ton des deux cents nations qui font notre pla­nète. Qu’elle se devait, au tra­vers des ciments reliant ses cultures, ses idées et ses ins­ti­tu­tions, d’ensemencer le monde en valeurs aux contours peut-être un peu flous, mais tel­le­ment néces­saires pour faire renaître ici et là l’espoir et élar­gir l’horizon. Ma mémoire m’enracinait dans l’irréalité d’un rêve : faire peser les valeurs des Lumières dans les débats les plus brû­lants. Dans cet esprit, l’Europe pou­vait être un vec­teur de l’influence fran­çaise dans le monde. Mal­heu­reu­se­ment, l’Europe n’est pas deve­nue une Europe puis­sance et les vues fran­çaises n’y sont pas tou­jours majoritaires.

Georges Pom­pi­dou avait le pre­mier expri­mé cette idée : « La France ne pou­vait gar­der, voire accroître son rôle dans le monde, qu’en s’unissant aux autres nations euro­péennes, son but étant, grâce à ces moyens addi­tion­nés, de par­ler d’égal à égal avec n’importe qui. » C’était l’Europe porte-voix de la France dans un monde deve­nu mul­ti­po­laire. Fran­çois Mit­ter­rand et son célèbre « la France est notre patrie, l’Europe notre ave­nir » et Jacques Chi­rac fai­sant de l’Europe un « mul­ti­pli­ca­teur de puis­sance » lui avaient emboî­té le pas. Au mieux, l’Europe défend désor­mais mol­le­ment son modèle social.

Au mieux, l’Europe défend désormais mollement son modèle social.

Com­ment ne pas ima­gi­ner qu’une France incar­nant toutes les frac­tures du XXe siècle pour­rait deve­nir le fer de lance du plus bel héri­tage de l’Europe : ces valeurs que les Euro­péens ont eux-mêmes du mal à défi­nir et dont ils croient qu’ils pour­ront les faire par­ta­ger au monde entier.

Un capi­ta­lisme civi­li­sé pour­rait-il naître de notre État-pro­vi­dence, si mal­adroit et si mena­cé soit-il ?

La guerre économique d’aujourd’hui

Une arme nou­velle a fait son appa­ri­tion dans la pano­plie des États : le droit extra­ter­ri­to­rial appli­qué par les États-Unis, depuis une dizaine d’années, dès que le dol­lar est uti­li­sé dans un contrat.

Les socié­tés soup­çon­nées de cor­rup­tion sont ain­si ran­çon­nées à des niveaux qui menacent désor­mais leur déve­lop­pe­ment. BNP, la Socié­té Géné­rale, Sie­mens, Alstom, qui sera obli­gée de vendre sa meilleure moi­tié, ABN, AMRO, Tech­nip ont pu mesu­rer com­ment les États-Unis ont uti­li­sé mas­si­ve­ment leur pri­vi­lège de battre mon­naie internationale.

Du côté des défenses qui sont aus­si des armes, c’est la Chine qui se sin­gu­la­rise en lais­sant (fai­sant ?) glis­ser sa mon­naie pour contre­ba­lan­cer le ren­ché­ris­se­ment des tarifs doua­niers vou­lu par le pré­sident D. Trump pour réta­blir la balance com­mer­ciale amé­ri­caine. Les États-Unis avaient impo­sé des droits de douane sur de grandes quan­ti­tés de pro­duits chi­nois, au motif que la mon­naie chi­noise était arti­fi­ciel­le­ment faible. Réponse du ber­ger à la ber­gère, la Chine emploie désor­mais l’arme (la défense ?) monétaire.

La grande inno­va­tion de cette guerre éco­no­mique réside dans l’émergence de son plus impor­tant com­bat­tant : la Chine. Depuis trente à qua­rante ans, l’Occident observe et uti­lise le plus grand ate­lier indus­triel du monde. Ce der­nier affiche désor­mais son rôle de grande puis­sance éco­no­mique, leçon de poli­tique éco­no­mique en temps réel. L’onde de choc qui a com­men­cé avec les réformes de Deng Xiao­ping au début des années 80 pro­duit même ses effets dans le sec­teur médi­cal où nombre d’acheteurs viennent dans l’empire du Milieu se dis­pu­ter des cen­taines de mil­lions, voire des mil­liards de masques et de tests pour conju­rer la défer­lante du coronavirus.

Volon­tai­re­ment (les décla­ra­tions de D. Trump selon les­quelles les États-Unis n’ont plus que des inté­rêts) et invo­lon­tai­re­ment, le lea­der­ship amé­ri­cain a per­du de son lustre.

Para­doxe d’un drame où sa part de res­pon­sa­bi­li­té n’est pas négli­geable, la Chine rebon­dit face à l’inexistence de ses com­pé­ti­teurs. Le vide lais­sé par les États-Unis n’a pas été com­blé par l’Europe. Alors que des dizaines de mil­lions d’emplois sont mena­cées et que l’activité éco­no­mique est à l’arrêt, les États-membres auront été inca­pables jusqu’à peu de se don­ner les moyens de sur­mon­ter la tem­pête qui les menace. L’Europe a besoin d’un trai­te­ment de choc conju­guant homo­gé­néi­té et solidarité.

Pétri­fiée par le grand démé­na­ge­ment du monde, elle n’est guère au ren­dez-vous en ce début de prin­temps 2020 et a raté son exa­men d’entrée. Seul le chô­mage s’envole, ain­si que la décou­verte de notre dépen­dance indus­trielle à des four­nis­seurs asia­tiques. La relo­ca­li­sa­tion de la chaîne de valeur des indus­tries de san­té appa­raît au som­met des prio­ri­tés de l’État, rejoi­gnant ain­si une pré­oc­cu­pa­tion majeure des com­bat­tants euro­péens de la guerre éco­no­mique : pro­duire davan­tage en France et en Europe et diver­si­fier plus nos sources d’approvisionnement.

En l’espace de quelques semaines, tous les diri­geants poli­tiques et éco­no­miques se pose­ront la ques­tion de savoir s’ils n’ont pas été trop loin dans l’optimisation des chaînes de valeur et ten­te­ront de retis­ser les filières de pro­duc­tion. L’alerte sur l’état du monde aura été claire et brutale.

La nouvelle mondialisation

En ce début de siècle, la puis­sance éco­no­mique ne garan­tit plus l’indépendance. Mais l’apanage des nations déve­lop­pées est de tis­ser elles-mêmes les fils de leur dépen­dance. Point n’est besoin de res­sources natu­relles si l’on en juge par l’exemple du Japon, de Taï­wan ou de la Corée du Sud. La diver­si­té du peu­ple­ment n’est pas non plus for­cé­ment un han­di­cap. Les États-Unis l’ont démon­tré de façon spec­ta­cu­laire. La mon­dia­li­sa­tion, c’est aus­si la trans­po­si­tion au monde entier de leur mode de vie, ou plu­tôt du désir de les imiter.

Mais dans un monde sans fron­tières, l’idée d’un décou­page sta­tique des zones d’influence serait un contre­sens. Dans le jeu des riva­li­tés, des oppo­si­tions, des jalou­sies, des exclu­sions, il y a le contraire d’un ordre mon­dial. Seule la guerre éco­no­mique donne un sem­blant de cohé­rence à une pla­nète et à des nations qui res­tent domi­nées par la recherche de la crois­sance éco­no­mique, pour sor­tir de la misère, pour se mesu­rer, pour assou­vir un impérialisme.

Dans le jeu actuel des rivalités,
des oppositions, des jalousies, des exclusions,
il y a le contraire d’un ordre mondial.

Et pour­tant, rien ne serait plus dan­ge­reux que de reje­ter nos avan­cées pour reve­nir à un monde ancien paré de toutes les ver­tus, le monde de l’enclos. Car la mon­dia­li­sa­tion accé­lère la crois­sance mon­diale, rédui­sant les inéga­li­tés entre pays. Mais elle les creuse au sein de chaque nation, abais­sant le sta­tut de la classe moyenne, sans sup­pri­mer ailleurs la misère. Le monde vit mieux au prix d’effets néga­tifs qui créent de l’instabilité : pol­lu­tion, réchauf­fe­ment glo­bal, finan­cia­ri­sa­tion et spé­cu­la­tion, rapines, mar­gi­na­li­sa­tion de l’éthique qui donne un mini­mum de fon­da­tions au libé­ra­lisme économique.

La pan­dé­mie actuelle n’arrange rien. L’heure du repli natio­na­liste va son­ner, pensent cer­tains qui attendent d’une dyna­mique de frag­men­ta­tion l’apparition d’un prin­cipe de pré­cau­tion per­met­tant à l’économie de se redé­ployer en conju­guant indé­pen­dance et souveraineté.

Toc­que­ville disait que les époques démo­cra­tiques sont des époques d’innovation, de créa­tion et d’aventure. Si l’on veut appro­fon­dir le débat, il faut faire en sorte que tout soit sujet à exa­men, les sta­tis­tiques, les théo­ries, les per­for­mances tech­no­lo­giques, en créant des forums démo­cra­tiques à l’image des think-tanks amé­ri­cains qui réflé­chissent et dia­loguent entre eux. Heu­reu­se­ment la France en pos­sède un cer­tain nombre.

Après le Covid-19

Il y aura un avant et un après de la pan­dé­mie Covid-19, l’enjeu étant le main­tien de la vie bio­lo­gique humaine, mais aus­si de la vie éco­no­mique, alors que, pour la pre­mière fois, prio­ri­té à la vie humaine, car nous n’acceptons plus la mort. La Chine se sent désor­mais suf­fi­sam­ment armée pour enga­ger le débat sur le ter­rain de la concur­rence des modèles.

Rêvons d’un droit situé au-des­sus des sou­ve­rai­ne­tés éta­tiques, qui rénove le modèle ancien. Et en atten­dant une éco­no­mie de guerre sur le cli­mat et un rebond vita­mi­né par le sou­tien aux entre­prises, il va fal­loir armer les fan­tas­sins, mobi­li­ser l’appareil pro­duc­tif, pro­té­ger les civils et faire en sorte que chaque région du monde se trans­forme en un éco­sys­tème per­met­tant d’échapper aux dépen­dances que la crise sani­taire a révé­lées. Nous Fran­çais ne pou­vons plus dépendre de tiers situés aux anti­podes pour les indus­tries de la vie.

Rêvons d’un droit
situé au-dessus des souverainetés étatiques,
qui rénove le modèle ancien.

Si l’on se réfère à la méta­phore selon laquelle notre civi­li­sa­tion est un châ­teau de cartes, réqui­si­tion, arrière, front, le voca­bu­laire de nos diri­geants rejoint celui de la guerre éco­no­mique tant le sou­hait de la retrou­ver imprègne les esprits. Peu importent les for­mi­dables dettes en train de se creu­ser si elles redonnent aux entre­prises l’oxygène qui leur est néces­saire. Les par­ti­ci­pants à la Seconde Guerre mon­diale s’en sont sor­tis avec des dettes colos­sales que la crois­sance éco­no­mique a per­mis d’éponger. Il sera temps ensuite, mais très rapi­de­ment, de pas­ser de l’infiniment petit à l’échelle pla­né­taire en trai­tant les pro­blèmes que nous avons créés.

Nous avons peu­plé la Terre comme si nous dis­po­sions de deux ou trois pla­nètes de secours. La mul­ti­pli­ca­tion des virus, la pol­lu­tion, les chan­ge­ments cli­ma­tiques rapides, peut-être un jour le manque d’oxygène (au XXIIe siècle selon des scien­ti­fiques bri­tan­niques ?) nous démontrent à l’évidence la pré­ca­ri­té de notre sta­tut de minus­cules humains éga­rés dans l’univers. La science ados­sée à la remar­quable expan­sion du numé­rique nous appor­te­ra-t-elle la solu­tion des pro­blèmes que nous lais­se­rons à nos enfants et petits-enfants ?

Pour­quoi n’avoir jamais mobi­li­sé et réuni les mille meilleurs et réac­tifs, les plus ima­gi­na­tifs des chi­mistes, bio­lo­gistes et star­tup­pers en leur deman­dant de nous débar­ras­ser de la molé­cule dont la for­mule chi­mique est connue de tous les éco­liers du monde : le gaz carbonique ?

Fai­sons-nous face à des crises exis­ten­tielles sans lea­ders mon­diaux sus­cep­tibles d’inspirer une réponse glo­bale ? Nous le sau­rons bien­tôt en sur­vi­vant ou en lais­sant place à un autre bour­geon de l’un des buis­sons de l’arbre du vivant.

Quelle issue à la crise à venir ?

En 2008, le pire fut évi­té par une action de relance concer­tée, déci­dée par un G20 à Londres. Le mul­ti­la­té­ra­lisme n’est plus à la mode, sin­gu­liè­re­ment aux États-Unis. Fau­dra-t-il trou­ver un new deal basé sur le retour des glo­rieuses années de la crois­sance éco­no­mique effré­née, afin d’écarter une immense régres­sion ? En évi­tant le détri­co­tage du tis­su social qui a accom­pa­gné leur défer­lante ? Le libre-échange est-il tou­jours la solu­tion ou le retour à l’époque des « temps dif­fi­ciles » de Charles Dickens ?

La prise de conscience de devoir repen­ser le sens de la vie en com­mun, la déme­sure de nos dépla­ce­ments, la pré­ci­pi­ta­tion de nos vies, notre lec­ture du monde social vont-elles nous conduire au « grand soir » ? Pro­ba­ble­ment non, ou pour peu de temps. Sans doute nous aper­ce­vrons-nous un temps que des métiers peu consi­dé­rés ou mal rému­né­rés (cais­sières, éboueurs, aides-soi­gnantes, agents d’entretien…) sont néces­saires à notre sur­vie quotidienne.

Le Covid-19 aura, à tout le moins, été un révé­la­teur de quelques-uns de nos excès et de la pro­mo­tion de la san­té au sta­tut de bien com­mun planétaire.

La valeur attri­buée à la vie aurait-elle pro­gres­sé dans l’échelle de nos valeurs ? La réponse dépasse la mathé­ma­tique des com­pa­gnies d’assurances ! Quant aux che­va­liers de l’Apocalypse, ils ne tar­de­ront pas à réap­pa­raître. Les bles­sures qu’infligent sept mil­liards d’habitants à l’air, au sol et au cli­mat de notre pla­nète vont peser sur le des­tin de nos enfants et petits-enfants.

Que nos diri­geants en prennent conscience, les jours tran­quilles sont pour après-demain.


Une ver­sion écour­tée de ce texte a été publiée dans la revue papier de mai 2020


Décou­vrir l’en­semble du dos­sier sur la Guerre éco­no­mique

Commentaire

Ajouter un commentaire

RIITANOrépondre
17 mai 2020 à 20 h 16 min

Une ana­lyse très interessante

Répondre