L'art de la déstabilisation

L’art de la déstabilisation

Dossier : La guerre économiqueMagazine N°755 Mai 2020
Par Didier PINEAU-VALENCIENNE
Par Robert RANQUET (72)

Séjour en prison à l’étranger, démêlés avec Gen­er­al Elec­tric, le cas de Didi­er Pineau-Valen­ci­enne présente des analo­gies avec celui de Frédéric Pieruc­ci. Retour avec l’intéressé sur ces affaires qui ont défrayé la chronique dans les années 1990.


REPÈRES

Au moment des faits, le groupe Schnei­der s’est séparé de toutes ses activ­ités non liées à l’industrie élec­trique. La divi­sion fer­rovi­aire com­prenant Carel Fouché Indus­tries, MTE et Schnei­der-Jeu­mont Rail est ain­si cédée à Alsthom en 1987. Sous l’impulsion de Didi­er Pineau-Valen­ci­enne, DG depuis 1980, une stratégie affir­mée d’acquisition se traduit par l’absorption de Télémé­canique (1988), Square D (1991) et Mer­lin Gerin (1992).


Didier Pineau-Valencienne, votre expérience personnelle a en commun avec celle de Frédéric Pierucci (voir son interview ici) d’avoir été incarcéré par surprise, mais vous c’était en Belgique et « seulement » pour deux semaines, et d’avoir eu maille à partir avec GE dans l’affaire du rachat de Square D.

Oui, j’ai fait la « Une » des jour­naux il y a plus de vingt-cinq ans pour cette affaire belge, et fig­urez-vous que j’ai reçu il y a quelques mois un chèque du Tri­bunal de Brux­elles au titre du pretium doloris : 36 000 euros !… Je ne l’ai pas touché, et je l’ai envoyé à Schnei­der, mais en fait ce sont les assureurs qui ont mis la main dessus. Dans cette affaire, j’ai gag­né tous mes procès, au civ­il comme au pénal : sur les 156 (!) chefs d’accusation, j’ai été blanchi par non-lieu pour 154 et les deux derniers étaient, de plus, pre­scrits. Mais je me demande encore : pourquoi cette accu­sa­tion ? Je ne le saurai sans doute jamais : tout cela avait été our­di par un polici­er belge, peut-être en lien avec quelques mem­bres de l’équipe de Schnei­der en Bel­gique. J’ai d’ailleurs mis moi aus­si un bon moment avant de savoir de quoi j’étais accusé.

Apparem­ment, j’aurais « vidé » Schnei­der de ses act­ifs belges. C’était une accu­sa­tion tout à fait ridicule : ce sont les Belges eux-mêmes qui avaient lais­sé fil­er leurs act­ifs, soigneuse­ment embrouil­lés dans une cas­cade de par­tic­i­pa­tions très opaques, où le baron Empain jouait un rôle cen­tral. J’ai su qu’il était inter­venu pour con­firmer les accu­sa­tions : peut-être pre­nait-il sa revanche, après que je l’avais sérieuse­ment bous­culé pour une affaire d’« inci­dent de jeu ». Mais il y avait d’autres ram­i­fi­ca­tions, en par­ti­c­uli­er liées au rôle joué par Schnei­der au Con­go à par­tir de 1918.

Mais oui, j’ai été moi aus­si pris totale­ment par sur­prise, et absol­u­ment pas pré­paré à ce qui se pas­sait. En prison, j’avais quand même un traite­ment de faveur qui con­sis­tait à me dis­penser de la prom­e­nade en groupe. Pour le reste, j’ai con­nu le régime car­céral stan­dard, qui n’était pas vrai­ment rose. Je dois dire à cette occa­sion que j’ai trou­vé un sou­tien extra­ordinaire de la part de notre ambas­sadeur à Brux­elles. Est-ce que Gen­er­al Elec­tric était déjà der­rière cette affaire ? Je n’en sais rien.

En revanche, c’est bien avec GE que vous avez eu des démêlés à l’occasion du rachat de Square D en 1991–1992.

Oui, c’était extra­or­di­naire de voir com­ment GE opérait. Vous par­lez de désta­bil­i­sa­tion ? Eh bien, voici com­ment cela s’est passé. En 1992, je retrou­ve très confi­dentiellement un jour à New York deux ou trois très proches col­lab­o­ra­teurs et con­seillers ain­si que mon avo­cat améri­cain et, là, nous déci­dons le prix de l’OPA que nous allons lancer con­tre Square D. Je ren­tre ensuite à mon hôtel. Je n’étais pas sitôt dans ma cham­bre que je reçois un coup de fil de Jack Welch, le patron de GE (je le con­nais­sais bien, chaque fois qu’il pas­sait par Paris, nous nous ren­con­tri­ons) : « Didi­er, je sais que tu vas lancer ton OPA, et je sais à quel prix. Je ne te lais­serai pas faire. » Pour m’impressionner, il a déployé le grand cirque : son héli­co per­son­nel est venu me pren­dre en haut d’une tour de Man­hat­tan et m’a trans­porté jusqu’au siège de GE dans le Con­necti­cut. Et là, j’ai eu droit à une séance de chan­tage en bonne et due forme. Mais je n’ai pas cédé.

Comme c’était le jour où je devais repren­dre l’avion pour Paris et que je m’inquiétais de l’heure de départ du vol, il m’a dit : « Ne t’inquiète pas. » Et son héli­co m’a ramené à JFK et m’a déposé en bout de piste à côté de l’avion d’Air France, qu’il avait fait retarder, et je suis mon­té à bord sans aucune for­mal­ité. Il me mon­trait ain­si à quel point il était puis­sant : je n’avais qu’à bien me tenir… Voilà un bel exem­ple de désta­bil­i­sa­tion psychologique !

J’ai com­pris après qu’il me « cher­chait » depuis longtemps. Ain­si, il m’avait dit un jour : « Tu es prési­dent à la fois de Mer­lin Gerin et de Télémé­canique. As-tu réal­isé que tu es en sit­u­a­tion d’abus de bien social per­ma­nent entre ces deux sociétés qui n’ont pas les mêmes action­naires ? » Le plus fort, c’est qu’il avait rai­son ! Je me suis empressé de fusion­ner les deux. Mais, sur les méth­odes, cela mon­tre bien qu’il y a une espi­onnite permanente.

Au pas­sage, c’est intéres­sant de revoir l’histoire de toutes ces sociétés : à la sor­tie de la Deux­ième Guerre mon­di­ale, AEG était le leader mon­di­al (ils ont fait fail­lite depuis, repris par Siemens) ; il y avait aus­si ABB, Siemens et West­ing­house. Schnei­der n’existait pas, et il est devenu aujourd’hui le leader mon­di­al ! Con­clu­sion : la vie des sociétés est frag­ile, spé­ciale­ment en France où on pra­tique un « cap­i­tal­isme sans capital ».

“Il y a une espionnite
permanente.”

Vous avez aussi connu des interférences politiques ?

J’ai con­nu des ten­ta­tives de désta­bil­i­sa­tion poli­tique, au début du septen­nat du prési­dent Mit­ter­rand, et puis les choses se sont tassées. Mais je me rap­pelle avoir été un jour con­vo­qué à Matignon. Je m’attendais à être reçu par le Pre­mier min­istre, mais j’ai été accueil­li par une armée de jeunes con­seillers : ces « petits mar­quis » ne déton­naient pas dans la salle qu’ornait un mag­nifique por­trait par Largillierre. Ils se croy­aient vrai­ment tout per­mis : ils m’ont gardé jusqu’à 7 heures le lende­main matin !

J’ai aus­si con­nu la désta­bil­i­sa­tion médi­a­tique, ce jour où, sans aucun aver­tisse­ment préal­able, Lau­rent Fabius annonce la liq­ui­da­tion de Creusot-Loire au Jour­nal de 20 heures, et m’insulte pour ma pré­ten­due mau­vaise ges­tion du dossier.

Et il y a bien sûr les ten­ta­tives de désta­bil­i­sa­tion qui vien­nent de l’intérieur de l’entreprise, mais c’est le jeu « nor­mal » des per­son­nes et des groupes au sein de la société.

Tous ces modes de désta­bil­i­sa­tion s’interpénètrent, comme on a pu le voir récem­ment dans le traite­ment réservé à Car­los Ghosn : la jus­tice japon­aise lance l’attaque, et les médias vien­nent à la curée…

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