Cultures et mondialisation

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°546 Juin/Juillet 1999Par : Sous la direction de Philippe d'IRIBARNE (55) Avec Alain HENRY (73), Jean-Pierre SEGAL, Sylvie CHEVRIER et Tatjana GLOBOKARRédacteur : Michel MATHEU (72)

Qui­conque s’est trou­vé une fois dans sa vie en situa­tion pro­fes­sion­nelle à l’é­tran­ger sera inter­pel­lé par le der­nier ouvrage de Phi­lippe d’I­ri­bame et son équipe. À par­tir d’é­tudes en pro­fon­deur menées dans plu­sieurs pays, l’au­teur de La logique de l’hon­neur et ses com­parses ébauchent une théo­rie glo­bale du mana­ge­ment inter­cul­tu­rel. Les mal­en­ten­dus qui troublent la col­la­bo­ra­tion entre firmes .ou sala­riés de pays divers, nous expliquent-ils, reposent fon­da­men­ta­le­ment sur les déca­lages qui séparent leurs cultures poli­tiques respectives.

Ces mal­en­ten­dus ne sont pas, loin s’en faut, de simples dif­fé­rences de voca­bu­laire ou de grille d’a­na­lyse. Certes, de telles dif­fé­rences existent : on voit bien que fair ne se tra­duit pas bien en fran­çais (fau­drait-il écrire équi­table, ou alors cor­rect?). Mais si elles s’ar­rê­taient là, il suf­fi­rait, pour résoudre les pro­blèmes de coopé­ra­tion , de rédi­ger de bons manuels qui per­mettent à un cadre expa­trié de s’y recon­naître. Or de tels manuels existent et ils n’é­li­minent pas les incompréhensions.

Pour­quoi ? Parce que l’é­cart de voca­bu­laire tra­duit non seule­ment – c’est déjà beau­coup, pour­tant 1 – un écart entre les sys­tèmes d’in­ter­pré­ta­tion, mais encore des dif­fé­rences dans les valeurs et dans les modes d’in­te­rac­tion entre les per­sonnes, donc des heurts dans les situa­tions concrètes de la gestion.

Ce glis­se­ment de l’in­ter­pré­ta­tion vers l’ac­tion , à cer­tains égards insen­sible, se res­sent très bien lors­qu’on tente de tra­duire les prin­cipes de mana­ge­ment d’une entre­prise mul­ti­na­tio­nale dans les diverses langues de ses sala­riés. Dans telle entre­prise direc­tion fran­çaise, le sala­rié anglo­phone satis­fies a cus­to­mers requi­re­ments tan­dis que son col­lègue fran­co­phone répond à un besoin expri­mé par un client. Le petit écart entre l’exi­gence du client - telle serait la tra­duc­tion lit­té­rale – et le besoin qu’il exprime fait toute la différence.

Il contient toute la dis­tance entre la rela­tion contrac­tuelle qui unit une entre­prise amé­ri­caine à son four­nis­seur, et qui auto­rise des exi­gences, et la vision fran­çaise du ser­vice du client, auquel il n’est pas noble de sem­bler se sou­mettre. Et cette dis­tance entre les atti­tudes face au client n’est pas un pur concept : c’est au contraire un fait struc­tu­rant qui entraîne des consé­quences d’am­pleur sur les pra­tiques de gestion.

Ain­si, le mana­ge­ment interne d’une entre­prise suisse qui fabrique des pro­duits de qua­li­té éle­vée est très dif­fé­rent de celui de son équi­va­lente fran­çaise : le pre­mier pri­vi­lé­gie le tra­vail col­lec­tif minu­tieux au ser­vice d’une réa­li­sa­tion soi­gnée (le « solide »), le second met en avant le noble pro­ces­sus indi­vi­duel de la concep­tion (« l’ingénieux »),

On conçoit, dans ces condi­tions, que ne cessent pas faci­le­ment les mal­en­ten­dus et les mani­fes­ta­tions d’hos­ti­li­té entre des cadres de natio­na­li­tés dif­fé­rentes qui négo­cient ensemble. Même lorsque s’ins­talle une cer­taine accul­tu­ra­tion mutuelle, les dif­fé­rences pro­fondes qui séparent tant les réfé­rences que les pra­tiques per­turbent les relations.

Ain­si, dans une coopé­ra­tion fran­co-sué­doise durable, cha­cune des par­ties avait appris à décryp­ter et pré­voir l’autre, mais les incom­pré­hen­sions n’ont jamais pu dis­pa­raître, parce que la notion de déci­sion n’é­tait pas du tout la même. Il était pro­pre­ment impos­sible à des Fran­çais de com­prendre qu’un Sué­dois ne sau­rait remettre en cause une déci­sion prise consen­suel­le­ment, même lorsque de nou­veaux argu­ments appa­raissent en faveur d’une solu­tion alter­na­tive. De leur côté, les Sué­dois n’ac­cep­taient pas qu’un Fran­çais ne se sente pas enga­gé par une déci­sion prise, et s’au­to­rise même, s’il la trouve irra­tion­nelle, à en saper la mise en oeuvre.

Dans ces condi­tions, on conçoit que, pour les auteurs, l’u­ni­ver­sa­li­té des outils de ges­tion soit un leurre. Telle méthode qui a fait ses preuves dans un pays peut se heur­ter dans un autre à des obs­tacles liés aux déca­lages cultu­rels. À la sur­prise de bien des Fran­çais, les manuels de pro­cé­dures, décriés en France parce qu’ils limitent les marges de manoeuvre des pro­fes­sion­nels, ren­contrent un grand suc­cès en Afrique noire.

La rai­son est à cher­cher du côté des par­ti­cu­la­ri­tés cultu­relles : en Afrique, les pro­cé­dures for­ma­li­sées apla­nissent les pro­blèmes rela­tion­nels inces­sants d’un fonc­tion­ne­ment col­lec­tif où la mal­veillance des col­lègues et l’ar­bi­traire des chefs sont tou­jours redou­tés. Mal­en­ten­du stu­pé­fiant pour les expa­triés, un Fran­çais se sent plus auto­nome en l’ab­sence de pro­cé­dures codi­fiées, alors qu’un Afri­cain a la même impres­sion dans le cadre de consignes précises !

Mul­ti­pliant les exemples, l’ou­vrage affine et enri­chit les ana­lyses de La logique de l’hon­neur. En par­ti­cu­lier, les der­niers cha­pitres pro­posent une for­ma­li­sa­tion théo­rique qui embrasse l’en­semble des mono­gra­phies et peut être réuti­li­sée par cher­cheurs et pra­ti­ciens de la gestion.

Pour les auteurs, c’est bien un ensemble de réfé­rences com­munes, étroi­te­ment arti­cu­lées à des pra­tiques, qui struc­turent les oppo­si­tions obser­vées dans ou entre les entre­prises. Cet ensemble est ana­ly­sé comme étant de l’ordre de la culture poli­tique.

Les affron­te­ments obser­vés, en effet, tournent tou­jours autour des manières de don­ner sens au tra­vail en com­mun et de l’or­ga­ni­ser : défi­ni­tion de l’au­to­ri­té, avec le pro­blème cen­tral d’être subor­don­né sans perdre la face ; notions de risque et d’é­preuve, avec notam­ment des inter­pré­ta­tions très variées des juge­ments et sanc­tions, selon qu’on se réfère ou non à des normes imper­son­nelles ou selon que le sys­tème de rela­tions est ou non empreint de méfiance.

Cette culture poli­tique appa­raît extrê­me­ment stable dans chaque pays. La ques­tion de savoir com­ment elle est appa­rue et com­ment elle se repro­duit n’est pas déve­lop­pée. Sans doute les auteurs sont-ils convain­cus qu’elle est étroi­te­ment liée à des fonc­tion­ne­ments ins­ti­tu­tion­nels et poli­tiques pérennes.

Tou­jours est-il que, au contraire d’un Emma­nuel Todd qui a pu cher­cher à débus­quer des sous-cultures en dehors de l’or­ga­ni­sa­tion natio­nale, Phi­lippe d’l­ri­barne ana­lyse les cultures poli­tiques qui donnent forme à la ges­tion comme fon­dées sur une base essen­tiel­le­ment natio­nale. li existe par exemple à ses yeux une culture spé­ci fique belge, même si ce pays appa­raît à ses propres citoyens comme la jux­ta­po­si­tion de deux aires cultu­rel les hétérogènes.

Et il y a évi­dem­ment une culture fran çaise. Mal­heu­reu­se­ment, ce n’est pas la plus pro­pice … à l’a­na­lyse des dif­fé­rences cultu­relles. La pré­ten­tion du Fran­çais à l’u­ni­ver­sa­lisme et sa convic­tion que les par­ti­cu­la­rismes doivent s’ef­fa­cer devant les arbi­trages de la rai­son lui font sys­té­ma­ti­que­ment més­es­ti­mer les dif­fé­rences pro­fondes qui séparent les cultures politiques.

Les auteurs risquent donc de ne pas être pro­phètes en leur pays. Dom­mage ! Les entre­pri ses fran­ça ises, et avec elles les Fran­çais tout coun , ont sûre­ment beau­coup à gagner de com­prendre que leur uni­ver­sa­lisme est un particularisme.

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