L’économie sociale de marché en tant que conception de politique économique et système économique réel de l’Allemagne

Dossier : L'AllemagneMagazine N°531 Janvier 1998
Par Wim KÖSTERS

Mais le « miracle éco­no­mique » alle­mand n’au­rait aucune chance d’être recon­nu par le Vati­can comme étant un miracle. Car il existe une expli­ca­tion toute pro­fane à la grande réus­site du déve­lop­pe­ment éco­no­mique de la Répu­blique fédé­rale d’Al­le­magne. Elle est en effet étroi­te­ment liée au sys­tème éco­no­mique qui a été choi­si, qu’on désigne com­mu­né­ment par l’ex­pres­sion « éco­no­mie sociale de marché ».

La concep­tion de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché vise, d’une part, à une grande libé­ra­li­sa­tion des acti­vi­tés éco­no­miques par rap­port aux régle­men­ta­tions impo­sées direc­te­ment par l’É­tat, afin que la dyna­mique du mar­ché puisse s’é­pa­nouir et que la plus grande pros­pé­ri­té pos­sible soit atteinte grâce à une solu­tion éco­no­mique effi­cace. D’autre part, le fonc­tion­ne­ment de l’é­co­no­mie de mar­ché doit pou­voir être assu­ré à long terme par le fait que l’É­tat met en place les condi­tions géné­rales du déve­lop­pe­ment du mar­ché et assure notam­ment l’or­ga­ni­sa­tion de la concur­rence, de la mon­naie et des changes ain­si qu’un ordre social2. L’or­ga­ni­sa­tion de l’é­co­no­mie per­met de fixer les « règles du jeu » pour les rela­tions entre les acteurs pri­vés et publics dans le domaine éco­no­mique et par consé­quent les prin­cipes d’or­ga­ni­sa­tion d’une éco­no­mie nationale.

À la fin de la guerre, la néces­si­té abso­lue était de renou­ve­ler entiè­re­ment le sys­tème éco­no­mique et poli­tique en Alle­magne par une action consciente. L’é­co­no­mie diri­gée des natio­naux-socia­listes fut rem­pla­cée par un sys­tème d’é­co­no­mie de mar­ché. Son orga­ni­sa­tion a d’a­bord été beau­coup orien­tée sur le concept de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché, si bien que le sys­tème éco­no­mique réel qui était en train de se déve­lop­per en Répu­blique fédé­rale d’Al­le­magne a été aus­si­tôt qua­li­fié d’é­co­no­mie sociale de marché.

Mais, comme au cours des cin­quante der­nières années, les dif­fé­rents gou­ver­ne­ments ont intro­duit de nom­breux élé­ments d’un style d’une toute autre nature, on peut se deman­der si le sys­tème éco­no­mique alle­mand actuel mérite encore de por­ter le nom d’é­co­no­mie sociale de mar­ché. En tout cas, il est impor­tant de faire la dis­tinc­tion entre la concep­tion d’o­ri­gine et la réa­li­sa­tion concrète.

1) Fondements scientifiques de la conception de l’économie sociale de marché3

Le libé­ra­lisme orga­ni­sé ou ordo-libé­ra­lisme repré­sente le fon­de­ment scien­ti­fique de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché. Le déve­lop­pe­ment de ce concept de poli­tique d’or­ga­ni­sa­tion a com­men­cé avant 1945, c’est-à-dire pen­dant la dic­ta­ture nazie. L’in­ter­dé­pen­dance entre l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique, juri­dique et poli­tique y joue un rôle important.

Ensuite, des éco­no­mistes et des juristes ont tra­vaillé la main dans la main au déve­lop­pe­ment du concept ordo-libé­ral. Les tra­vaux des deux pro­fes­seurs de Fri­bourg Wal­ter Eucken (éco­no­miste) et Franz Böhm (juriste) ont été d’une impor­tance capi­tale. C’est pour­quoi on parle sou­vent de l’é­cole de Fri­bourg. D’autres impor­tantes contri­bu­tions aux fon­de­ments scien­ti­fiques ont été appor­tées par Wil­helm Röpke, Alexan­der Rüs­tow et Alfred Mül­ler-Armack – pour ne citer qu’eux. C’est Mül­ler-Armack qui, pour la pre­mière fois en 1946, a dési­gné du terme « éco­no­mie sociale de mar­ché » le concept ordo-libé­ral que ces der­niers ain­si que d’autres éco­no­mistes (L. Erhard, K.P. Hen­sel, F.A. Lutz, K.F. Maier, F.W. Meyer, L. Miksch) repré­sen­taient en com­mun, mal­gré toutes les dif­fé­rences de détail.

Lud­wig Erhard ne doit d’ailleurs pas être consi­dé­ré seule­ment comme étant l’homme poli­tique qui a mis en pra­tique, avec une grande force de per­sua­sion, des points impor­tants du pro­gramme ordo-libé­ral dans la vie poli­tique mais aus­si comme ayant été un des construc­teurs d’o­ri­gine du concept. Il a pré­sen­té, dans un mémoire daté de 1943–44, un pro­gramme d’é­co­no­mie de mar­ché, libre, axée sur les per­for­mances, dans laquelle l’or­ga­ni­sa­tion et le contrôle des condi­tions géné­rales incombent à l’État.

Le point cen­tral de l’or­do-libé­ra­lisme et de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché en tant que pro­jet concep­tuel peut être résu­mé briè­ve­ment : seule une orga­ni­sa­tion d’é­co­no­mie de mar­ché, grâce à la concur­rence sur les mar­chés des biens et des fac­teurs (de pro­duc­tion), en même temps que la libre fixa­tion des prix, garan­tit le meilleur appro­vi­sion­ne­ment pos­sible de tous les par­ti­ci­pants au mar­ché. Elle assure, en plus, l’u­ti­li­sa­tion effi­cace des res­sources limi­tées et per­met ain­si une aug­men­ta­tion rapide de la pros­pé­ri­té. Mais l’É­tat a le devoir de veiller à ce que l’é­co­no­mie de mar­ché puisse fonc­tion­ner et de garan­tir le res­pect des règles du jeu. Ces idées se retrouvent dans les tra­vaux de tous les ordo-libé­raux4.

Bien avant que les pro­blèmes des droits de pro­prié­té et de la nou­velle éco­no­mie ins­ti­tu­tion­nelle aient sus­ci­té un vif inté­rêt dans le monde anglo-saxon, il y avait donc en Alle­magne un inté­rêt puis­sant à trou­ver la solu­tion juri­dique et ins­ti­tu­tion­nelle au pro­blème de l’or­ga­ni­sa­tion de l’économie.

La lit­té­ra­ture anglo-amé­ri­caine était domi­née, à la fin des années 40 et au début des années 50, par les idées de J.M. Keynes sur la conduite poli­tique de l’é­co­no­mie mais à court terme. Dans la même période, par contre, la dis­cus­sion des experts éco­no­miques en Alle­magne était domi­née par la ques­tion de savoir à quelles condi­tions géné­rales (prin­cipes d’or­ga­ni­sa­tion juri­diques et ins­ti­tu­tion­nels, règles de com­por­te­ment et normes) la péren­ni­té du sys­tème d’é­co­no­mie de mar­ché pou­vait être assu­rée à long terme.

Cet inté­rêt des ordo-libé­raux alle­mands qui s’é­car­taient du cou­rant de pen­sée inter­na­tio­nal ne s’ex­plique que parce qu’ils se bat­taient avec achar­ne­ment contre les mau­vais tour­nants pris par l’é­co­no­mie dans le pas­sé en Alle­magne. Ce sont les expé­riences néga­tives faites dans l’Em­pire alle­mand depuis la fin du XIXe siècle avec les car­tels, les fusions, les ententes sur les prix et une forte influence poli­tique exer­cée par les syn­di­cats qui ont eu pour consé­quence que les ordo-libé­raux fai­saient de la créa­tion et du contrôle par l’É­tat d’une régle­men­ta­tion de la concur­rence l’élé­ment cen­tral de leur concept de poli­tique économique.

Leur constat était que l’at­tri­bu­tion de pou­voir aux mar­chés por­tait for­te­ment atteinte à la coor­di­na­tion par les prix, ren­dait inégale la répar­ti­tion des reve­nus et du capi­tal et, enfin, favo­ri­sait les crises éco­no­miques en Alle­magne. Ils attri­buèrent donc à la poli­tique éco­no­mique gou­ver­ne­men­tale la mis­sion de veiller au res­pect de la concur­rence, par l’in­ter­dic­tion de dis­po­si­tions limi­tant la concur­rence et le main­tien de l’ou­ver­ture des mar­chés – et aus­si par une poli­tique de com­merce exté­rieur libérale.

L’a­na­lyse des expé­riences de l’in­fla­tion galo­pante alle­mande au début des années 20 – le taux d’in­fla­tion men­suel était arri­vé en octobre 1923 à 32 000 % ! – et de l’in­fla­tion endi­guée après la Deuxième Guerre mon­diale condui­sit à deman­der une orga­ni­sa­tion du sys­tème moné­taire par l’É­tat, telle que la sta­bi­li­té du niveau des prix soit garan­tie dura­ble­ment. Pour les ordo-libé­raux, il était évident que l’in­fla­tion faus­sait les prix rela­tifs, cau­sant ain­si des résul­tats sous-opti­maux dans l’al­lo­ca­tion des res­sources limi­tées et dans la dis­tri­bu­tion des reve­nus et du capital.

Or, quand le mode de fonc­tion­ne­ment du méca­nisme des prix est consi­dé­ra­ble­ment affec­té par l’in­fla­tion et que la comp­ta­bi­li­té d’en­tre­prise est faus­sée, l’ef­fi­ca­ci­té de l’or­ga­ni­sa­tion de l’é­co­no­mie de mar­ché sombre d’une manière dra­co­nienne, au point de mena­cer son mode de fonc­tion­ne­ment. L’ef­fon­dre­ment, à deux reprises, dû à l’in­fla­tion, de tous les avoirs moné­taires au cours d’une même géné­ra­tion doit être consi­dé­ré comme un fait extrê­me­ment anti­so­cial. L’in­fla­tion galo­pante des années 20 a cer­tai­ne­ment contri­bué éga­le­ment à la désta­bi­li­sa­tion poli­tique et faci­li­té l’é­li­mi­na­tion de l’ordre démo­cra­tique par la domi­na­tion nazie (inter­dé­pen­dance des systèmes).

À côté de l’or­ga­ni­sa­tion de la concur­rence et de la mon­naie, l’ordre social repré­sente le troi­sième élé­ment cen­tral du cadre poli­tique de l’or­ga­ni­sa­tion de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché. Celle-ci com­prend, entre autres, des mesures fis­cales et des trans­ferts pour cor­ri­ger les reve­nus issus des pro­duits et ser­vices mar­chands (dis­tri­bu­tion pri­maire). Elle doit per­mettre d’a­bou­tir à la jus­tice sociale et d’ob­te­nir la paix sociale. Les écrits des ordo-libé­raux ren­voient tou­jours aux inter­dé­pen­dances entre le régime social, l’or­ga­ni­sa­tion de la concur­rence et de la mon­naie. Ils recon­nais­saient d’une part que, dans une socié­té démo­cra­tique, une orga­ni­sa­tion effi­cace de l’é­co­no­mie de mar­ché n’est accep­tée à long terme par la majo­ri­té de la popu­la­tion que s’il règne la sécu­ri­té sociale et l’é­ga­li­té des chances et que la répar­ti­tion des reve­nus et des richesses sont res­sen­tis comme justes.

Car seule une telle éco­no­mie de mar­ché sociale peut contri­buer à l’in­té­gra­tion de groupes plus faibles socia­le­ment, pas du tout aptes à la concur­rence des per­for­mances ou défa­vo­ri­sés dans un tel sys­tème. Elle est indis­pen­sable pour entre­te­nir dans le corps élec­to­ral le large consen­sus néces­saire à la sta­bi­li­té des condi­tions géné­rales de l’é­co­no­mie de mar­ché. D’autre part, les ordo-libé­raux insistent for­te­ment sur le fait que ce n’est que grâce au fonc­tion­ne­ment de la concur­rence et à l’as­su­rance de la sta­bi­li­té du niveau des prix que peut être créée la pros­pé­ri­té maté­rielle qui per­met alors à l’É­tat de réus­sir sa poli­tique sociale. On ne peut dis­tri­buer que ce qui a d’a­bord été pro­duit. De plus, les mesures de poli­tique sociale ne doivent pas per­tur­ber le fonc­tion­ne­ment ni, par consé­quent, l’ef­fi­ca­ci­té de l’or­ga­ni­sa­tion de l’é­co­no­mie de marché.

C’est ce qui se pro­dui­rait si la poli­tique sociale tou­chait à la concur­rence et à la for­ma­tion des prix et créait une inci­ta­tion à dimi­nuer le ren­de­ment. Cela revien­drait à scier la branche sur laquelle on est assis. Pour ne pas faire naître dans la poli­tique éco­no­mique et sociale un inter­ven­tion­nisme dénué de logique, les inter­ven­tions de l’É­tat dans l’é­co­no­mie sociale de mar­ché doivent suivre le prin­cipe de la confor­mi­té avec le marché.

Un autre prin­cipe fon­da­men­tal dans la poli­tique sociale s’ap­plique en Alle­magne, c’est le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té, issu de l’en­sei­gne­ment social catho­lique. Il sti­pule que la com­pé­tence de régle­men­ta­tion ne peut être ins­tal­lée à un niveau plus éle­vé que lors­qu’une affaire ne peut plus être réglée effi­ca­ce­ment par le niveau infé­rieur. L’É­tat ne doit donc inter­ve­nir que lorsque la famille ou les orga­ni­sa­tions pri­vées ne peuvent plus rem­plir une mis­sion cor­rec­te­ment. Il en va de même pour l’in­ter­re­la­tion des dif­fé­rents niveaux de l’État.

Après ces expli­ca­tions la défi­ni­tion de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché don­née par Mül­ler-Armack se com­prend : « Le sens de « l’é­co­no­mie sociale de mar­ché » est d’as­so­cier le prin­cipe de la liber­té sur le mar­ché avec celui de l’é­qui­libre social ». Ou à un autre endroit : « La notion « d’é­co­no­mie sociale de mar­ché » peut être défi­nie comme étant une idée de poli­tique d’or­ga­ni­sa­tion dont le but est d’as­so­cier sur la base de l’é­co­no­mie concur­ren­tielle la libre ini­tia­tive à un pro­grès social assu­ré jus­te­ment par les per­for­mances de l’é­co­no­mie de mar­ché. »5 La deuxième défi­ni­tion fait com­prendre les inter­dé­pen­dances entre la régle­men­ta­tion de la concur­rence et l’ordre social, aux­quelles il a été fait allu­sion plus haut.

À par­tir de l’é­tude de l’or­ga­ni­sa­tion de l’é­co­no­mie dans le pas­sé, les ordo-libé­raux ont aus­si tiré des conclu­sions sur le rap­port de l’É­tat avec l’é­co­no­mie. Les sys­tèmes poli­tiques et éco­no­miques sont, certes, des domaines ayant leur légi­ti­mi­té propre, mais il existe entre eux un lien de réci­pro­ci­té. Dans un État de droit, il existe une concor­dance struc­tu­relle entre une orga­ni­sa­tion poli­tique du droit pri­vé et un sys­tème d’é­co­no­mie de marché.

L’é­co­no­mie de mar­ché repré­sente l’ap­pli­ca­tion de l’i­dée de l’É­tat de droit libé­ral à la poli­tique éco­no­mique. Dans le domaine poli­tique, l’É­tat de droit signi­fie qu’il existe un domaine indé­pen­dant de l’É­tat réser­vé aux droits indi­vi­duels dans lequel l’É­tat ne peut pas inter­ve­nir. Dans le domaine éco­no­mique, le prin­cipe de base de la liber­té indi­vi­duelle signi­fie que l’É­tat a le droit de conce­voir et de garan­tir des règles du jeu mais qu’il n’a pas le droit de fixer direc­te­ment ou indi­rec­te­ment des actions individuelles.

On peut éga­le­ment for­mu­ler de la manière sui­vante les pré­cé­dentes asser­tions, en citant W. Eucken : « Oui à la pla­ni­fi­ca­tion des struc­tures par l’É­tat – non à la pla­ni­fi­ca­tion et au diri­gisme du cir­cuit éco­no­mique par l’É­tat. Il est pri­mor­dial de recon­naître la dif­fé­rence entre le cadre et le pro­ces­sus et d’a­gir en consé­quence.« 6

L’É­tat doit don­ner à l’é­co­no­mie uni­que­ment un cadre d’or­ga­ni­sa­tion. Au sein de la régle­men­ta­tion de la concur­rence ain­si créée, l’a­mé­na­ge­ment du cir­cuit éco­no­mique doit ensuite être lais­sé à l’en­tre­prise pri­vée. En rai­son des inter­dé­pen­dances entre l’é­co­no­mie, la socié­té et l’É­tat, ces sec­teurs ne peuvent pas être struc­tu­rés selon des prin­cipes dif­fé­rents. Une éco­no­mie qui est orga­ni­sée en tant que sys­tème libé­ral ne peut pas assu­rer sa péren­ni­té si ce prin­cipe ne s’ap­plique pas non plus à la socié­té et à l’É­tat et inver­se­ment. Dans la poli­tique éco­no­mique de l’É­tat, il faut donc, comme nous l’a­vons déjà dit pré­cé­dem­ment, tou­jours veiller à la confor­mi­té à l’or­ga­ni­sa­tion, c’est-à-dire à la confor­mi­té de l’ac­tion de l’É­tat avec le marché.

2) Économie sociale de marché et système économique réel de la République fédérale d’Allemagne

La mise en place d’un sys­tème d’é­co­no­mie de mar­ché ne s’est nul­le­ment révé­lée être une « évi­dence » poli­tique dans la période d’a­près-guerre. Au contraire, dans les pre­mières années après la guerre, l’o­pi­nion publique alle­mande y était plu­tôt oppo­sée et par­ti­sane d’une solu­tion au pro­blème de la recons­truc­tion par des mesures de pla­ni­fi­ca­tion, de diri­gisme et de contrôle par l’É­tat. Des élé­ments impor­tants du libé­ra­lisme orga­ni­sé de Lud­wig Erhard, sur­tout, ont ren­con­tré une grande résis­tance politique.

Après les suc­cès ren­con­trés dans les années cin­quante par ces déci­sions fon­da­men­tales de l’or­ga­ni­sa­tion de la vie poli­tique et éco­no­mique, même les cri­tiques les plus viru­lents n’ont rien pu faire d’autre que de se ral­lier et de se récla­mer du concept de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché (voir le pro­gramme de Godes­berg du SPD en 1959). C’est alors que le sys­tème éco­no­mique réel de la Répu­blique fédé­rale d’Al­le­magne, et plus seule­ment le pro­jet ordo-libé­ral, fut qua­li­fié du terme « éco­no­mie sociale de mar­ché », terme encore en usage aujourd’hui.

Mais ce terme peut induire en erreur. Car le pro­gramme ordo-libé­ral décrit pré­cé­dem­ment n’a jamais été sui­vi et appli­qué entiè­re­ment. Au contraire, l’in­fluence des grou­pe­ments d’in­té­rêts éco­no­miques ain­si que la pen­sée de nom­breux poli­ti­ciens, plu­tôt orien­tée sur le court terme et sur les pro­chaines élec­tions, ont fait en sorte que de nom­breux élé­ments bien éloi­gnés de cette concep­tion se soient impo­sés au cours des années dans l’or­ga­ni­sa­tion de l’é­co­no­mie allemande.

Le pro­gramme ordo-libé­ral, la créa­tion et le contrôle de la régle­men­ta­tion de la concur­rence, a été lan­cé en 1948 par la sup­pres­sion des prix impo­sés et des ration­ne­ments par L. Erhard. La pres­sion des grou­pe­ments d’in­té­rêts a eu alors pour effet que la loi contre les limi­ta­tions de la concur­rence (GWB) que L. Erhard avait conçue comme « loi fon­da­men­tale » ou Magna Car­ta de l’é­co­no­mie de mar­ché n’a vu le jour qu’en 1957 et qu’elle conte­nait d’im­por­tantes lacunes. Il a fal­lu attendre très long­temps (de huit à seize ans) pour que quelques-unes d’entre elles soient com­blées par de nou­velles lois. Mais même dans sa forme actuel­le­ment en vigueur, la légis­la­tion ne cor­res­pond pas, et de loin, à toutes les exi­gences ordo-libérales.

L’exi­gence ordo-libé­rale cen­trale d’un sys­tème moné­taire orga­ni­sé par l’É­tat pour assu­rer la sta­bi­li­té de la valeur de la mon­naie a été d’a­bord appli­quée rapi­de­ment et avec suc­cès : la loi du gou­ver­ne­ment mili­taire n° 60 du 1.3.1948 pré­voyait l’in­dé­pen­dance de la Banque des Län­der alle­mands. Elle a per­mis à la Banque d’é­mis­sion alle­mande, notam­ment pen­dant la crise coréenne au début des années 50 et pen­dant le boom éco­no­mique au milieu des années 50, d’im­po­ser toutes les mesures indis­pen­sables au main­tien de la sta­bi­li­té de la mon­naie contre les puis­sants groupes d’intérêts.

Mais lors­qu’il s’est agi d’ap­pli­quer les exi­gences de la loi fon­da­men­tale et de faire voter une loi fédé­rale visant à rem­pla­cer la Banque des Län­der alle­mands, créée selon le droit des forces alliées, par la Deutsche Bun­des­bank, d’é­normes oppo­si­tions poli­tiques se sont éle­vées contre l’ins­tau­ra­tion de l’in­dé­pen­dance de la Banque cen­trale, même venant du chan­ce­lier fédé­ral de l’é­poque, K. Adenauer.

Les argu­ments évo­qués dans les débats de l’é­poque se retrouvent tous dans les dis­cus­sions d’au­jourd’­hui concer­nant l’in­dé­pen­dance de la Banque cen­trale euro­péenne7. C’est avec de grandes dif­fi­cul­tés que L. Erhard a pu enfin faire voter la loi sur la Deutsche Bun­des­bank en 1957, qui garan­tit son indé­pen­dance, lui assigne le devoir d’as­su­rer la sta­bi­li­té des prix et lui inter­dit le finan­ce­ment de défi­cits bud­gé­taires publics. La contro­verse que le ministre fédé­ral des Finances a sou­le­vée avec son plan de rééva­luer les réserves en or et d’exi­ger encore en 1997 le rem­bour­se­ment des béné­fices réa­li­sés par la Banque d’é­mis­sion montre que la ten­ta­tion est grande pour les hommes poli­tiques d’in­ter­ve­nir dans le sys­tème monétaire.

La dégra­da­tion du style de la poli­tique éco­no­mique, c’est-à-dire l’é­cart entre la concep­tion ori­gi­nale de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché et le sys­tème éco­no­mique réa­li­sé, appa­raît de manière par­ti­cu­liè­re­ment nette avec l’élé­ment de « la com­pen­sa­tion sociale ». On peut le démon­trer à l’aide de deux exemples. La concep­tion ordo-libé­rale pré­voit, d’une part, que les résul­tats du mar­ché soient cor­ri­gés au niveau social sur­tout par une impo­si­tion sur les reve­nus avec une pro­gres­si­vi­té clai­re­ment défi­nie et par des trans­ferts de redistribution.

Tou­te­fois, il y a une grande marge entre cette exi­gence fon­da­men­tale et le « sys­tème fis­cal miné par des pri­vi­lèges de groupes » (Streit 1997, page 7). Il en est de même pour le sys­tème de trans­fert dont la ges­tion est répar­tie sur de nom­breux postes et com­porte de ce fait des effets cumu­la­tifs indé­si­rables pour cer­taines caté­go­ries de per­sonnes et de faibles effets de trans­fert nets pour d’autres.

Mais aus­si l’é­qui­libre récla­mé par l’or­do-libé­ra­lisme, entre la pré­voyance indi­vi­duelle qui serait encou­ra­gée confor­mé­ment au prin­cipe de sub­si­dia­ri­té en fonc­tion des pos­si­bi­li­tés et les assu­rances sociales col­lec­tives, n’existe plus dans le sys­tème actuel et depuis long­temps. La pre­mière per­tur­ba­tion s’est pro­duite avec la rente dyna­mique cal­cu­lée sur le salaire brut qui a été ins­tau­rée en 1957 contre la volon­té de Lud­wig Erhard qui aurait pré­fé­ré à la place une dyna­mi­sa­tion orien­tée sur le déve­lop­pe­ment de la productivité.

3) Acceptation et besoins de réformes

Dans le pro­ces­sus d’é­vo­lu­tion poli­tique, la pro­tec­tion sociale se trans­forme au cours des ans en une pro­messe d’as­sis­tance com­plète. On a essayé de la main­te­nir avec la réuni­fi­ca­tion alle­mande. Car l’or­ga­ni­sa­tion de l’é­co­no­mie de l’an­cienne Répu­blique fédé­rale qui s’est effec­ti­ve­ment bien éloi­gnée entre-temps de la concep­tion d’o­ri­gine de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché a été trans­fé­rée et appli­quée aux nou­veaux Län­der comme allant de soi – sans sus­ci­ter de mise en cause cri­tique dans le débat public consa­cré à la poli­tique économique.

Il est à ce sujet signi­fi­ca­tif que le coût par­ti­cu­liè­re­ment éle­vé de l’u­ni­té alle­mande est finan­cé prin­ci­pa­le­ment par les sys­tèmes de pro­tec­tion sociale, non parce que cette solu­tion aurait été impo­sée par l’é­co­no­mie mais parce qu’elle cor­res­pon­dait le plus fidè­le­ment à la men­ta­li­té d’as­sis­tance lar­ge­ment répan­due et pou­vait s’im­po­ser le plus faci­le­ment au plan poli­tique. La pro­messe de l’as­sis­tance com­plète se révèle dès aujourd’­hui comme irréa­liste si bien que des réduc­tions bud­gé­taires dou­lou­reuses et des adap­ta­tions du sys­tème social deviennent indis­pen­sables. Celles-ci sont néces­saires pour que l’Al­le­magne puisse res­ter com­pé­ti­tive au niveau international.

Mais il n’est pas facile dans une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive de les impo­ser poli­ti­que­ment. Car pour la sau­ve­garde de leurs inté­rêts par­ti­cu­liers, des groupes de pres­sion bien orga­ni­sés four­nissent régu­liè­re­ment une oppo­si­tion avec l’ar­gu­ment que le carac­tère social de l’é­co­no­mie de mar­ché dis­pa­raît avec les mesures d’a­dap­ta­tion, au béné­fice d’un « capi­ta­lisme pur et dur ». De tels argu­ments ayant un fort impact sur la for­ma­tion de l’o­pi­nion publique notam­ment dans les grands par­tis poli­tiques natio­naux CDU/CSU et SPD, l’a­dap­ta­tion néces­saire ne se fait pas ou est retardée.

Cela per­turbe l’é­qui­libre entre le « prin­cipe de la liber­té » et le « prin­cipe de l’é­qui­libre social » qui repré­sente une condi­tion sine qua non élé­men­taire au fonc­tion­ne­ment de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché et à son accep­ta­tion dans la popu­la­tion. Le fait que cette der­nière soit en baisse, non seule­ment dans les nou­veaux Län­der, mais aus­si en Alle­magne de l’Ouest depuis quelques années, comme le montrent des enquêtes menées par exemple par l’Ins­ti­tut de Démo­sco­pie d’Al­lens­bach, est cer­tai­ne­ment dans une large mesure impu­table à la défaillance de la classe poli­tique dans son rôle de média­teur et à l’in­for­ma­tion insuf­fi­sante de l’o­pi­nion publique sur les inter­dé­pen­dances entre la poli­tique éco­no­mique et la poli­tique sociale.

Le gou­ver­ne­ment et l’op­po­si­tion manquent actuel­le­ment de lea­ders à forte per­son­na­li­té ayant une com­pé­tence en poli­tique éco­no­mique, de la cré­di­bi­li­té et une force de per­sua­sion comme L. Erhard, A. Mül­ler-Armack ou K. Schil­ler. Si bien qu’au­jourd’­hui, beau­coup de gens en Alle­magne ne se font plus qu’une image floue de l’i­dée même de l’é­co­no­mie sociale de marché.

Or, pour assu­rer une large accep­ta­tion à l’a­ve­nir, il est néces­saire de faire pas­ser poli­ti­que­ment les liens fon­da­men­taux. Pour y par­ve­nir, il faut lut­ter effi­ca­ce­ment contre la men­ta­li­té d’as­sis­tance en fai­sant clai­re­ment com­prendre que les sub­ven­tions des­ti­nées au main­tien de l’exis­tence des entre­prises et les primes accor­dées pour la non-adap­ta­tion des sala­riés dimi­nuent la com­pé­ti­ti­vi­té du sys­tème éco­no­mique et limitent à moyen et à long terme les pos­si­bi­li­tés de la poli­tique sociale.

On ne peut redis­tri­buer que ce qui a été pro­duit aupa­ra­vant ! La pro­tec­tion sociale ne peut pas être une assis­tance totale dans le sens d’une pro­tec­tion contre tous les risques éco­no­miques. Il faut avoir à l’es­prit que dans le pro­ces­sus de crois­sance, des déci­sions doivent être prises par les chefs d’en­tre­prises et éga­le­ment par les sala­riés (notam­ment le choix de la pro­fes­sion) qui com­portent des risques – qui aug­mentent en période de muta­tion struc­tu­relle. Les dis­po­si­tions qui doivent obli­ga­toi­re­ment être prises pour la crois­sance éco­no­mique et la prise en charge des risques affé­rents pour­raient ne pas l’être, en tout ou en par­tie, si les gens font plu­tôt preuve d’un esprit d’a­ver­sion aux risques.

L’i­dée cen­trale de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché consiste désor­mais à consi­dé­rer les citoyens d’un pays comme une com­mu­nau­té à risques à tra­vers laquelle se ferait l’as­su­rance de base de l’in­di­vi­du. Les aides col­lec­tives ne devraient donc pas être four­nies avec l’in­ten­tion de don­ner une sécu­ri­té entière, mais de per­mettre l’a­dap­ta­tion, la for­ma­tion conti­nue ou de faci­li­ter un nou­veau départ pour sou­te­nir l’i­ni­tia­tive pri­vée, afin d’é­vi­ter en cas de crise de som­brer dans une chute sans fin.

Une telle réforme de l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique réelle de l’Al­le­magne, grâce à une prise de conscience et à un retour à la concep­tion ordo-libé­rale de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché, d’o­ri­gine mais tou­jours actuelle aujourd’­hui, est abso­lu­ment indis­pen­sable pour répondre aux défis pré­vi­sibles. Ceux-ci résident sur­tout dans une com­pé­ti­tion de plus en plus forte des sites de pro­duc­tion qui est ren­due incon­tour­nable par la mon­dia­li­sa­tion et la pour­suite de l’in­té­gra­tion euro­péenne. Elle rend mani­festes les inef­fi­ca­ci­tés des sys­tèmes de régu­la­tion exis­tants et montre les besoins d’a­dap­ta­tion néces­saires. Avec une éco­no­mie sociale de mar­ché réfor­mée dans le sens de l’i­dée ordo-libé­rale d’o­ri­gine, l’Al­le­magne aurait de bonnes chances de s’im­po­ser dans cette concurrence.

Réfé­rences

  • Eucken, W., Die Wett­be­werb­sord­nung und ihre Ver­wirk­li­chung, in : Ordo, Bd. 2, 1949, S. 93.
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  • Klump, R., Die Wirt­schaft­sord­nung der Bun­des­re­pu­blik Deut­schland. His­to­rische Wur­zeln, in : R. Vau­bel und H. D. Bar­bier (Hrsg.), Hand­buch Markt­wirt­schaft, Pful­lin­gen, 1986.
  • Mül­ler-Armack, A., Soziale Handwör­ter­buch der Sozial­wis­sen­schaf­ten, Band 9, Stutt­gart u. a. 1956, S. 390–392.
  • Streit, M. E., Theo­rie der Wirt­schafts­po­li­tik, 4. neu­bear­bei­tete und erwei­terte Auflage, Düs­sel­dorf, 1991, S. 290 ff.
  • Streit, M. E., Die Soziale Markt­wirt­schaft im europäi­schen Inte­gra­tions­pro­zeb – Befund und Pers­pek­ti­ven, Dis­kus­sions­bei­trag 03–97 des Max-Planck-Ins­ti­tuts zur Erfor­schung von Wirt­schafts­sys­te­men, Jena, S. 6 f.
  • Tucht­feld, E., Soziale Markt­wirt­schaft als ord­nung­spo­li­tisches Kon­zept, in : F. Quaas/T. Straub­haar (Hrsg.), Pers­pek­ti­ven der Sozia­len Markt­wirt­schaft, Bern u. a. 1995, S. 29–46.
  • Will­ge­rodt, H., Soziale Markt­wirt­schaft, ein unbes­timm­ter Begriff ?, in : U. Immenga/ W. Möschel/D. Reu­ter (Hrsg.), Fest­schrift für E.-J. Mestmä­cker, Baden-Baden, 1996, S. 329–344.
     

Tra­duc­tion de Chris­tof Segerer

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1. Hart­wig, K.-H. (1984), page 180.
2. Cf. Klump, R. (1986), page 138.
3. En ce qui concerne la concep­tion de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché, cf. par ex. Mül­ler-Armack (1956), Streit (1991), page 290 et sui­vantes, Tucht­feld (1995) et Will­ge­rodt (1996).
4. Klump, R. (1986), page 139.
5. Deux cita­tions d’a­près R. Hasse (1986).
6. Eucken, W. (1949), page 93.
7. Cf. Streit (1997), pages 6–7.

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