L’économie sociale de marché en tant que conception de politique économique et système économique réel de l’Allemagne

Dossier : L'AllemagneMagazine N°531 Janvier 1998
Par Wim KÖSTERS

Mais le “mir­a­cle économique” alle­mand n’au­rait aucune chance d’être recon­nu par le Vat­i­can comme étant un mir­a­cle. Car il existe une expli­ca­tion toute pro­fane à la grande réus­site du développe­ment économique de la République fédérale d’Alle­magne. Elle est en effet étroite­ment liée au sys­tème économique qui a été choisi, qu’on désigne com­muné­ment par l’ex­pres­sion “économie sociale de marché”.

La con­cep­tion de l’é­conomie sociale de marché vise, d’une part, à une grande libéral­i­sa­tion des activ­ités économiques par rap­port aux régle­men­ta­tions imposées directe­ment par l’É­tat, afin que la dynamique du marché puisse s’é­panouir et que la plus grande prospérité pos­si­ble soit atteinte grâce à une solu­tion économique effi­cace. D’autre part, le fonc­tion­nement de l’é­conomie de marché doit pou­voir être assuré à long terme par le fait que l’É­tat met en place les con­di­tions générales du développe­ment du marché et assure notam­ment l’or­gan­i­sa­tion de la con­cur­rence, de la mon­naie et des changes ain­si qu’un ordre social2. L’or­gan­i­sa­tion de l’é­conomie per­met de fix­er les “règles du jeu” pour les rela­tions entre les acteurs privés et publics dans le domaine économique et par con­séquent les principes d’or­gan­i­sa­tion d’une économie nationale.

À la fin de la guerre, la néces­sité absolue était de renou­vel­er entière­ment le sys­tème économique et poli­tique en Alle­magne par une action con­sciente. L’é­conomie dirigée des nationaux-social­istes fut rem­placée par un sys­tème d’é­conomie de marché. Son organ­i­sa­tion a d’abord été beau­coup ori­en­tée sur le con­cept de l’é­conomie sociale de marché, si bien que le sys­tème économique réel qui était en train de se dévelop­per en République fédérale d’Alle­magne a été aus­sitôt qual­i­fié d’é­conomie sociale de marché.

Mais, comme au cours des cinquante dernières années, les dif­férents gou­verne­ments ont intro­duit de nom­breux élé­ments d’un style d’une toute autre nature, on peut se deman­der si le sys­tème économique alle­mand actuel mérite encore de porter le nom d’é­conomie sociale de marché. En tout cas, il est impor­tant de faire la dis­tinc­tion entre la con­cep­tion d’o­rig­ine et la réal­i­sa­tion concrète.

1) Fondements scientifiques de la conception de l’économie sociale de marché3

Le libéral­isme organ­isé ou ordo-libéral­isme représente le fonde­ment sci­en­tifique de l’é­conomie sociale de marché. Le développe­ment de ce con­cept de poli­tique d’or­gan­i­sa­tion a com­mencé avant 1945, c’est-à-dire pen­dant la dic­tature nazie. L’in­ter­dépen­dance entre l’or­gan­i­sa­tion économique, juridique et poli­tique y joue un rôle important.

Ensuite, des écon­o­mistes et des juristes ont tra­vail­lé la main dans la main au développe­ment du con­cept ordo-libéral. Les travaux des deux pro­fesseurs de Fri­bourg Wal­ter Euck­en (écon­o­miste) et Franz Böhm (juriste) ont été d’une impor­tance cap­i­tale. C’est pourquoi on par­le sou­vent de l’é­cole de Fri­bourg. D’autres impor­tantes con­tri­bu­tions aux fonde­ments sci­en­tifiques ont été apportées par Wil­helm Röp­ke, Alexan­der Rüs­tow et Alfred Müller-Arma­ck — pour ne citer qu’eux. C’est Müller-Arma­ck qui, pour la pre­mière fois en 1946, a désigné du terme “économie sociale de marché” le con­cept ordo-libéral que ces derniers ain­si que d’autres écon­o­mistes (L. Erhard, K.P. Hensel, F.A. Lutz, K.F. Maier, F.W. Mey­er, L. Miksch) représen­taient en com­mun, mal­gré toutes les dif­férences de détail.

Lud­wig Erhard ne doit d’ailleurs pas être con­sid­éré seule­ment comme étant l’homme poli­tique qui a mis en pra­tique, avec une grande force de per­sua­sion, des points impor­tants du pro­gramme ordo-libéral dans la vie poli­tique mais aus­si comme ayant été un des con­struc­teurs d’o­rig­ine du con­cept. Il a présen­té, dans un mémoire daté de 1943–44, un pro­gramme d’é­conomie de marché, libre, axée sur les per­for­mances, dans laque­lle l’or­gan­i­sa­tion et le con­trôle des con­di­tions générales incombent à l’État.

Le point cen­tral de l’or­do-libéral­isme et de l’é­conomie sociale de marché en tant que pro­jet con­ceptuel peut être résumé briève­ment : seule une organ­i­sa­tion d’é­conomie de marché, grâce à la con­cur­rence sur les marchés des biens et des fac­teurs (de pro­duc­tion), en même temps que la libre fix­a­tion des prix, garan­tit le meilleur appro­vi­sion­nement pos­si­ble de tous les par­tic­i­pants au marché. Elle assure, en plus, l’u­til­i­sa­tion effi­cace des ressources lim­itées et per­met ain­si une aug­men­ta­tion rapi­de de la prospérité. Mais l’É­tat a le devoir de veiller à ce que l’é­conomie de marché puisse fonc­tion­ner et de garan­tir le respect des règles du jeu. Ces idées se retrou­vent dans les travaux de tous les ordo-libéraux4.

Bien avant que les prob­lèmes des droits de pro­priété et de la nou­velle économie insti­tu­tion­nelle aient sus­cité un vif intérêt dans le monde anglo-sax­on, il y avait donc en Alle­magne un intérêt puis­sant à trou­ver la solu­tion juridique et insti­tu­tion­nelle au prob­lème de l’or­gan­i­sa­tion de l’économie.

La lit­téra­ture anglo-améri­caine était dom­inée, à la fin des années 40 et au début des années 50, par les idées de J.M. Keynes sur la con­duite poli­tique de l’é­conomie mais à court terme. Dans la même péri­ode, par con­tre, la dis­cus­sion des experts économiques en Alle­magne était dom­inée par la ques­tion de savoir à quelles con­di­tions générales (principes d’or­gan­i­sa­tion juridiques et insti­tu­tion­nels, règles de com­porte­ment et normes) la péren­nité du sys­tème d’é­conomie de marché pou­vait être assurée à long terme.

Cet intérêt des ordo-libéraux alle­mands qui s’é­car­taient du courant de pen­sée inter­na­tion­al ne s’ex­plique que parce qu’ils se bat­taient avec acharne­ment con­tre les mau­vais tour­nants pris par l’é­conomie dans le passé en Alle­magne. Ce sont les expéri­ences néga­tives faites dans l’Em­pire alle­mand depuis la fin du XIXe siè­cle avec les car­tels, les fusions, les ententes sur les prix et une forte influ­ence poli­tique exer­cée par les syn­di­cats qui ont eu pour con­séquence que les ordo-libéraux fai­saient de la créa­tion et du con­trôle par l’É­tat d’une régle­men­ta­tion de la con­cur­rence l’élé­ment cen­tral de leur con­cept de poli­tique économique.

Leur con­stat était que l’at­tri­bu­tion de pou­voir aux marchés por­tait forte­ment atteinte à la coor­di­na­tion par les prix, rendait iné­gale la répar­ti­tion des revenus et du cap­i­tal et, enfin, favori­sait les crises économiques en Alle­magne. Ils attribuèrent donc à la poli­tique économique gou­verne­men­tale la mis­sion de veiller au respect de la con­cur­rence, par l’in­ter­dic­tion de dis­po­si­tions lim­i­tant la con­cur­rence et le main­tien de l’ou­ver­ture des marchés — et aus­si par une poli­tique de com­merce extérieur libérale.

L’analyse des expéri­ences de l’in­fla­tion galopante alle­mande au début des années 20 — le taux d’in­fla­tion men­su­el était arrivé en octo­bre 1923 à 32 000 % ! — et de l’in­fla­tion endiguée après la Deux­ième Guerre mon­di­ale con­duisit à deman­der une organ­i­sa­tion du sys­tème moné­taire par l’É­tat, telle que la sta­bil­ité du niveau des prix soit garantie durable­ment. Pour les ordo-libéraux, il était évi­dent que l’in­fla­tion faus­sait les prix relat­ifs, cau­sant ain­si des résul­tats sous-opti­maux dans l’al­lo­ca­tion des ressources lim­itées et dans la dis­tri­b­u­tion des revenus et du capital.

Or, quand le mode de fonc­tion­nement du mécan­isme des prix est con­sid­érable­ment affec­té par l’in­fla­tion et que la compt­abil­ité d’en­tre­prise est faussée, l’ef­fi­cac­ité de l’or­gan­i­sa­tion de l’é­conomie de marché som­bre d’une manière dra­coni­enne, au point de men­ac­er son mode de fonc­tion­nement. L’ef­fon­drement, à deux repris­es, dû à l’in­fla­tion, de tous les avoirs moné­taires au cours d’une même généra­tion doit être con­sid­éré comme un fait extrême­ment anti­so­cial. L’in­fla­tion galopante des années 20 a cer­taine­ment con­tribué égale­ment à la désta­bil­i­sa­tion poli­tique et facil­ité l’élim­i­na­tion de l’or­dre démoc­ra­tique par la dom­i­na­tion nazie (inter­dépen­dance des systèmes).

À côté de l’or­gan­i­sa­tion de la con­cur­rence et de la mon­naie, l’or­dre social représente le troisième élé­ment cen­tral du cadre poli­tique de l’or­gan­i­sa­tion de l’é­conomie sociale de marché. Celle-ci com­prend, entre autres, des mesures fis­cales et des trans­ferts pour cor­riger les revenus issus des pro­duits et ser­vices marchands (dis­tri­b­u­tion pri­maire). Elle doit per­me­t­tre d’aboutir à la jus­tice sociale et d’obtenir la paix sociale. Les écrits des ordo-libéraux ren­voient tou­jours aux inter­dépen­dances entre le régime social, l’or­gan­i­sa­tion de la con­cur­rence et de la mon­naie. Ils recon­nais­saient d’une part que, dans une société démoc­ra­tique, une organ­i­sa­tion effi­cace de l’é­conomie de marché n’est accep­tée à long terme par la majorité de la pop­u­la­tion que s’il règne la sécu­rité sociale et l’é­gal­ité des chances et que la répar­ti­tion des revenus et des richess­es sont ressen­tis comme justes.

Car seule une telle économie de marché sociale peut con­tribuer à l’in­té­gra­tion de groupes plus faibles sociale­ment, pas du tout aptes à la con­cur­rence des per­for­mances ou défa­vorisés dans un tel sys­tème. Elle est indis­pens­able pour entretenir dans le corps élec­toral le large con­sen­sus néces­saire à la sta­bil­ité des con­di­tions générales de l’é­conomie de marché. D’autre part, les ordo-libéraux insis­tent forte­ment sur le fait que ce n’est que grâce au fonc­tion­nement de la con­cur­rence et à l’as­sur­ance de la sta­bil­ité du niveau des prix que peut être créée la prospérité matérielle qui per­met alors à l’É­tat de réus­sir sa poli­tique sociale. On ne peut dis­tribuer que ce qui a d’abord été pro­duit. De plus, les mesures de poli­tique sociale ne doivent pas per­turber le fonc­tion­nement ni, par con­séquent, l’ef­fi­cac­ité de l’or­gan­i­sa­tion de l’é­conomie de marché.

C’est ce qui se pro­duirait si la poli­tique sociale touchait à la con­cur­rence et à la for­ma­tion des prix et créait une inci­ta­tion à dimin­uer le ren­de­ment. Cela reviendrait à sci­er la branche sur laque­lle on est assis. Pour ne pas faire naître dans la poli­tique économique et sociale un inter­ven­tion­nisme dénué de logique, les inter­ven­tions de l’É­tat dans l’é­conomie sociale de marché doivent suiv­re le principe de la con­for­mité avec le marché.

Un autre principe fon­da­men­tal dans la poli­tique sociale s’ap­plique en Alle­magne, c’est le principe de sub­sidiar­ité, issu de l’en­seigne­ment social catholique. Il stip­ule que la com­pé­tence de régle­men­ta­tion ne peut être instal­lée à un niveau plus élevé que lorsqu’une affaire ne peut plus être réglée effi­cace­ment par le niveau inférieur. L’É­tat ne doit donc inter­venir que lorsque la famille ou les organ­i­sa­tions privées ne peu­vent plus rem­plir une mis­sion cor­recte­ment. Il en va de même pour l’in­ter­re­la­tion des dif­férents niveaux de l’État.

Après ces expli­ca­tions la déf­i­ni­tion de l’é­conomie sociale de marché don­née par Müller-Arma­ck se com­prend : « Le sens de “l’é­conomie sociale de marché” est d’as­soci­er le principe de la lib­erté sur le marché avec celui de l’équili­bre social ». Ou à un autre endroit : « La notion “d’é­conomie sociale de marché” peut être définie comme étant une idée de poli­tique d’or­gan­i­sa­tion dont le but est d’as­soci­er sur la base de l’é­conomie con­cur­ren­tielle la libre ini­tia­tive à un pro­grès social assuré juste­ment par les per­for­mances de l’é­conomie de marché. »5 La deux­ième déf­i­ni­tion fait com­pren­dre les inter­dépen­dances entre la régle­men­ta­tion de la con­cur­rence et l’or­dre social, aux­quelles il a été fait allu­sion plus haut.

À par­tir de l’é­tude de l’or­gan­i­sa­tion de l’é­conomie dans le passé, les ordo-libéraux ont aus­si tiré des con­clu­sions sur le rap­port de l’É­tat avec l’é­conomie. Les sys­tèmes poli­tiques et économiques sont, certes, des domaines ayant leur légitim­ité pro­pre, mais il existe entre eux un lien de réciproc­ité. Dans un État de droit, il existe une con­cor­dance struc­turelle entre une organ­i­sa­tion poli­tique du droit privé et un sys­tème d’é­conomie de marché.

L’é­conomie de marché représente l’ap­pli­ca­tion de l’idée de l’É­tat de droit libéral à la poli­tique économique. Dans le domaine poli­tique, l’É­tat de droit sig­ni­fie qu’il existe un domaine indépen­dant de l’É­tat réservé aux droits indi­vidu­els dans lequel l’É­tat ne peut pas inter­venir. Dans le domaine économique, le principe de base de la lib­erté indi­vidu­elle sig­ni­fie que l’É­tat a le droit de con­cevoir et de garan­tir des règles du jeu mais qu’il n’a pas le droit de fix­er directe­ment ou indi­recte­ment des actions individuelles.

On peut égale­ment for­muler de la manière suiv­ante les précé­dentes asser­tions, en citant W. Euck­en : “Oui à la plan­i­fi­ca­tion des struc­tures par l’É­tat — non à la plan­i­fi­ca­tion et au dirigisme du cir­cuit économique par l’É­tat. Il est pri­mor­dial de recon­naître la dif­férence entre le cadre et le proces­sus et d’a­gir en con­séquence.“6

L’É­tat doit don­ner à l’é­conomie unique­ment un cadre d’or­gan­i­sa­tion. Au sein de la régle­men­ta­tion de la con­cur­rence ain­si créée, l’amé­nage­ment du cir­cuit économique doit ensuite être lais­sé à l’en­tre­prise privée. En rai­son des inter­dépen­dances entre l’é­conomie, la société et l’É­tat, ces secteurs ne peu­vent pas être struc­turés selon des principes dif­férents. Une économie qui est organ­isée en tant que sys­tème libéral ne peut pas assur­er sa péren­nité si ce principe ne s’ap­plique pas non plus à la société et à l’É­tat et inverse­ment. Dans la poli­tique économique de l’É­tat, il faut donc, comme nous l’avons déjà dit précédem­ment, tou­jours veiller à la con­for­mité à l’or­gan­i­sa­tion, c’est-à-dire à la con­for­mité de l’ac­tion de l’É­tat avec le marché.

2) Économie sociale de marché et système économique réel de la République fédérale d’Allemagne

La mise en place d’un sys­tème d’é­conomie de marché ne s’est nulle­ment révélée être une “évi­dence” poli­tique dans la péri­ode d’après-guerre. Au con­traire, dans les pre­mières années après la guerre, l’opin­ion publique alle­mande y était plutôt opposée et par­ti­sane d’une solu­tion au prob­lème de la recon­struc­tion par des mesures de plan­i­fi­ca­tion, de dirigisme et de con­trôle par l’É­tat. Des élé­ments impor­tants du libéral­isme organ­isé de Lud­wig Erhard, surtout, ont ren­con­tré une grande résis­tance politique.

Après les suc­cès ren­con­trés dans les années cinquante par ces déci­sions fon­da­men­tales de l’or­gan­i­sa­tion de la vie poli­tique et économique, même les cri­tiques les plus vir­u­lents n’ont rien pu faire d’autre que de se ral­li­er et de se réclamer du con­cept de l’é­conomie sociale de marché (voir le pro­gramme de Godes­berg du SPD en 1959). C’est alors que le sys­tème économique réel de la République fédérale d’Alle­magne, et plus seule­ment le pro­jet ordo-libéral, fut qual­i­fié du terme “économie sociale de marché”, terme encore en usage aujourd’hui.

Mais ce terme peut induire en erreur. Car le pro­gramme ordo-libéral décrit précédem­ment n’a jamais été suivi et appliqué entière­ment. Au con­traire, l’in­flu­ence des groupe­ments d’in­térêts économiques ain­si que la pen­sée de nom­breux politi­ciens, plutôt ori­en­tée sur le court terme et sur les prochaines élec­tions, ont fait en sorte que de nom­breux élé­ments bien éloignés de cette con­cep­tion se soient imposés au cours des années dans l’or­gan­i­sa­tion de l’é­conomie allemande.

Le pro­gramme ordo-libéral, la créa­tion et le con­trôle de la régle­men­ta­tion de la con­cur­rence, a été lancé en 1948 par la sup­pres­sion des prix imposés et des rationnements par L. Erhard. La pres­sion des groupe­ments d’in­térêts a eu alors pour effet que la loi con­tre les lim­i­ta­tions de la con­cur­rence (GWB) que L. Erhard avait conçue comme “loi fon­da­men­tale” ou Magna Car­ta de l’é­conomie de marché n’a vu le jour qu’en 1957 et qu’elle con­te­nait d’im­por­tantes lacunes. Il a fal­lu atten­dre très longtemps (de huit à seize ans) pour que quelques-unes d’en­tre elles soient comblées par de nou­velles lois. Mais même dans sa forme actuelle­ment en vigueur, la lég­is­la­tion ne cor­re­spond pas, et de loin, à toutes les exi­gences ordo-libérales.

L’ex­i­gence ordo-libérale cen­trale d’un sys­tème moné­taire organ­isé par l’É­tat pour assur­er la sta­bil­ité de la valeur de la mon­naie a été d’abord appliquée rapi­de­ment et avec suc­cès : la loi du gou­verne­ment mil­i­taire n° 60 du 1.3.1948 prévoy­ait l’indépen­dance de la Banque des Län­der alle­mands. Elle a per­mis à la Banque d’émis­sion alle­mande, notam­ment pen­dant la crise coréenne au début des années 50 et pen­dant le boom économique au milieu des années 50, d’im­pos­er toutes les mesures indis­pens­ables au main­tien de la sta­bil­ité de la mon­naie con­tre les puis­sants groupes d’intérêts.

Mais lorsqu’il s’est agi d’ap­pli­quer les exi­gences de la loi fon­da­men­tale et de faire vot­er une loi fédérale visant à rem­plac­er la Banque des Län­der alle­mands, créée selon le droit des forces alliées, par la Deutsche Bun­des­bank, d’énormes oppo­si­tions poli­tiques se sont élevées con­tre l’in­stau­ra­tion de l’indépen­dance de la Banque cen­trale, même venant du chance­li­er fédéral de l’époque, K. Adenauer.

Les argu­ments évo­qués dans les débats de l’époque se retrou­vent tous dans les dis­cus­sions d’au­jour­d’hui con­cer­nant l’indépen­dance de la Banque cen­trale européenne7. C’est avec de grandes dif­fi­cultés que L. Erhard a pu enfin faire vot­er la loi sur la Deutsche Bun­des­bank en 1957, qui garan­tit son indépen­dance, lui assigne le devoir d’as­sur­er la sta­bil­ité des prix et lui inter­dit le finance­ment de déficits budgé­taires publics. La con­tro­verse que le min­istre fédéral des Finances a soulevée avec son plan de réé­val­uer les réserves en or et d’ex­iger encore en 1997 le rem­bourse­ment des béné­fices réal­isés par la Banque d’émis­sion mon­tre que la ten­ta­tion est grande pour les hommes poli­tiques d’in­ter­venir dans le sys­tème monétaire.

La dégra­da­tion du style de la poli­tique économique, c’est-à-dire l’é­cart entre la con­cep­tion orig­i­nale de l’é­conomie sociale de marché et le sys­tème économique réal­isé, appa­raît de manière par­ti­c­ulière­ment nette avec l’élé­ment de “la com­pen­sa­tion sociale”. On peut le démon­tr­er à l’aide de deux exem­ples. La con­cep­tion ordo-libérale prévoit, d’une part, que les résul­tats du marché soient cor­rigés au niveau social surtout par une impo­si­tion sur les revenus avec une pro­gres­siv­ité claire­ment définie et par des trans­ferts de redistribution.

Toute­fois, il y a une grande marge entre cette exi­gence fon­da­men­tale et le “sys­tème fis­cal miné par des priv­ilèges de groupes” (Stre­it 1997, page 7). Il en est de même pour le sys­tème de trans­fert dont la ges­tion est répar­tie sur de nom­breux postes et com­porte de ce fait des effets cumu­lat­ifs indésir­ables pour cer­taines caté­gories de per­son­nes et de faibles effets de trans­fert nets pour d’autres.

Mais aus­si l’équili­bre réclamé par l’or­do-libéral­isme, entre la prévoy­ance indi­vidu­elle qui serait encour­agée con­for­mé­ment au principe de sub­sidiar­ité en fonc­tion des pos­si­bil­ités et les assur­ances sociales col­lec­tives, n’ex­iste plus dans le sys­tème actuel et depuis longtemps. La pre­mière per­tur­ba­tion s’est pro­duite avec la rente dynamique cal­culée sur le salaire brut qui a été instau­rée en 1957 con­tre la volon­té de Lud­wig Erhard qui aurait préféré à la place une dynami­sa­tion ori­en­tée sur le développe­ment de la productivité.

3) Acceptation et besoins de réformes

Dans le proces­sus d’évo­lu­tion poli­tique, la pro­tec­tion sociale se trans­forme au cours des ans en une promesse d’as­sis­tance com­plète. On a essayé de la main­tenir avec la réu­ni­fi­ca­tion alle­mande. Car l’or­gan­i­sa­tion de l’é­conomie de l’an­ci­enne République fédérale qui s’est effec­tive­ment bien éloignée entre-temps de la con­cep­tion d’o­rig­ine de l’é­conomie sociale de marché a été trans­férée et appliquée aux nou­veaux Län­der comme allant de soi — sans sus­citer de mise en cause cri­tique dans le débat pub­lic con­sacré à la poli­tique économique.

Il est à ce sujet sig­ni­fi­catif que le coût par­ti­c­ulière­ment élevé de l’u­nité alle­mande est financé prin­ci­pale­ment par les sys­tèmes de pro­tec­tion sociale, non parce que cette solu­tion aurait été imposée par l’é­conomie mais parce qu’elle cor­re­spondait le plus fidèle­ment à la men­tal­ité d’as­sis­tance large­ment répan­due et pou­vait s’im­pos­er le plus facile­ment au plan poli­tique. La promesse de l’as­sis­tance com­plète se révèle dès aujour­d’hui comme irréal­iste si bien que des réduc­tions budgé­taires douloureuses et des adap­ta­tions du sys­tème social devi­en­nent indis­pens­ables. Celles-ci sont néces­saires pour que l’Alle­magne puisse rester com­péti­tive au niveau international.

Mais il n’est pas facile dans une démoc­ra­tie représen­ta­tive de les impos­er poli­tique­ment. Car pour la sauve­g­arde de leurs intérêts par­ti­c­uliers, des groupes de pres­sion bien organ­isés four­nissent régulière­ment une oppo­si­tion avec l’ar­gu­ment que le car­ac­tère social de l’é­conomie de marché dis­paraît avec les mesures d’adap­ta­tion, au béné­fice d’un “cap­i­tal­isme pur et dur”. De tels argu­ments ayant un fort impact sur la for­ma­tion de l’opin­ion publique notam­ment dans les grands par­tis poli­tiques nationaux CDU/CSU et SPD, l’adap­ta­tion néces­saire ne se fait pas ou est retardée.

Cela per­turbe l’équili­bre entre le “principe de la lib­erté” et le “principe de l’équili­bre social ” qui représente une con­di­tion sine qua non élé­men­taire au fonc­tion­nement de l’é­conomie sociale de marché et à son accep­ta­tion dans la pop­u­la­tion. Le fait que cette dernière soit en baisse, non seule­ment dans les nou­veaux Län­der, mais aus­si en Alle­magne de l’Ouest depuis quelques années, comme le mon­trent des enquêtes menées par exem­ple par l’In­sti­tut de Démo­scopie d’Al­lens­bach, est cer­taine­ment dans une large mesure imputable à la défail­lance de la classe poli­tique dans son rôle de médi­a­teur et à l’in­for­ma­tion insuff­isante de l’opin­ion publique sur les inter­dépen­dances entre la poli­tique économique et la poli­tique sociale.

Le gou­verne­ment et l’op­po­si­tion man­quent actuelle­ment de lead­ers à forte per­son­nal­ité ayant une com­pé­tence en poli­tique économique, de la crédi­bil­ité et une force de per­sua­sion comme L. Erhard, A. Müller-Arma­ck ou K. Schiller. Si bien qu’au­jour­d’hui, beau­coup de gens en Alle­magne ne se font plus qu’une image floue de l’idée même de l’é­conomie sociale de marché.

Or, pour assur­er une large accep­ta­tion à l’avenir, il est néces­saire de faire pass­er poli­tique­ment les liens fon­da­men­taux. Pour y par­venir, il faut lut­ter effi­cace­ment con­tre la men­tal­ité d’as­sis­tance en faisant claire­ment com­pren­dre que les sub­ven­tions des­tinées au main­tien de l’ex­is­tence des entre­pris­es et les primes accordées pour la non-adap­ta­tion des salariés dimin­u­ent la com­péti­tiv­ité du sys­tème économique et lim­i­tent à moyen et à long terme les pos­si­bil­ités de la poli­tique sociale.

On ne peut redis­tribuer que ce qui a été pro­duit aupar­a­vant ! La pro­tec­tion sociale ne peut pas être une assis­tance totale dans le sens d’une pro­tec­tion con­tre tous les risques économiques. Il faut avoir à l’e­sprit que dans le proces­sus de crois­sance, des déci­sions doivent être pris­es par les chefs d’en­tre­pris­es et égale­ment par les salariés (notam­ment le choix de la pro­fes­sion) qui com­por­tent des risques — qui aug­mentent en péri­ode de muta­tion struc­turelle. Les dis­po­si­tions qui doivent oblig­a­toire­ment être pris­es pour la crois­sance économique et la prise en charge des risques afférents pour­raient ne pas l’être, en tout ou en par­tie, si les gens font plutôt preuve d’un esprit d’aver­sion aux risques.

L’idée cen­trale de l’é­conomie sociale de marché con­siste désor­mais à con­sid­ér­er les citoyens d’un pays comme une com­mu­nauté à risques à tra­vers laque­lle se ferait l’as­sur­ance de base de l’in­di­vidu. Les aides col­lec­tives ne devraient donc pas être fournies avec l’in­ten­tion de don­ner une sécu­rité entière, mais de per­me­t­tre l’adap­ta­tion, la for­ma­tion con­tin­ue ou de faciliter un nou­veau départ pour soutenir l’ini­tia­tive privée, afin d’éviter en cas de crise de som­br­er dans une chute sans fin.

Une telle réforme de l’or­gan­i­sa­tion économique réelle de l’Alle­magne, grâce à une prise de con­science et à un retour à la con­cep­tion ordo-libérale de l’é­conomie sociale de marché, d’o­rig­ine mais tou­jours actuelle aujour­d’hui, est absol­u­ment indis­pens­able pour répon­dre aux défis prévis­i­bles. Ceux-ci rési­dent surtout dans une com­péti­tion de plus en plus forte des sites de pro­duc­tion qui est ren­due incon­tourn­able par la mon­di­al­i­sa­tion et la pour­suite de l’in­té­gra­tion européenne. Elle rend man­i­festes les inef­fi­cac­ités des sys­tèmes de régu­la­tion exis­tants et mon­tre les besoins d’adap­ta­tion néces­saires. Avec une économie sociale de marché réfor­mée dans le sens de l’idée ordo-libérale d’o­rig­ine, l’Alle­magne aurait de bonnes chances de s’im­pos­er dans cette concurrence.

Références

  • Euck­en, W., Die Wet­tbe­werb­sor­d­nung und ihre Ver­wirk­lichung, in : Ordo, Bd. 2, 1949, S. 93.
  • Hartwig, K.-H., Wirtschaft­spoli­tis­che Prax­is kap­i­tal­is­tis­ch­er Län­der. I. Bun­desre­pub­lik Deutsch­land : Wirtschaft­spoli­tik in der Sozialen Mark­twirtschaft, in : D. Cas­sel (Hrsg.), Wirtschaft­spoli­tik im Sys­temverge­ich, München, 1984, S. 180.
  • Has­se, R., Ord­nungspoli­tis­che Prob­leme und Fak­ten zur wirtschaftlichen Entwick­lung der Bun­desre­pub­lik Deutsch­land seit 1970, Manuskript, Ham­burg, 1986.
  • Klump, R., Die Wirtschaft­sor­d­nung der Bun­desre­pub­lik Deutsch­land. His­torische Wurzeln, in : R. Vaubel und H. D. Bar­bi­er (Hrsg.), Hand­buch Mark­twirtschaft, Pfullin­gen, 1986.
  • Müller-Arma­ck, A., Soziale Hand­wörter­buch der Sozial­wis­senschaften, Band 9, Stuttgart u. a. 1956, S. 390–392.
  • Stre­it, M. E., The­o­rie der Wirtschaft­spoli­tik, 4. neubear­beit­ete und erweit­erte Auflage, Düs­sel­dorf, 1991, S. 290 ff.
  • Stre­it, M. E., Die Soziale Mark­twirtschaft im europäis­chen Inte­gra­tionsprozeb — Befund und Per­spek­tiv­en, Diskus­sions­beitrag 03–97 des Max-Planck-Insti­tuts zur Erforschung von Wirtschaftssys­te­men, Jena, S. 6 f.
  • Tucht­feld, E., Soziale Mark­twirtschaft als ord­nungspoli­tis­ches Konzept, in : F. Quaas/T. Straub­haar (Hrsg.), Per­spek­tiv­en der Sozialen Mark­twirtschaft, Bern u. a. 1995, S. 29–46.
  • Will­gerodt, H., Soziale Mark­twirtschaft, ein unbes­timmter Begriff ?, in : U. Immenga/ W. Möschel/D. Reuter (Hrsg.), Festschrift für E.-J. Mest­mäck­er, Baden-Baden, 1996, S. 329–344.
     

Tra­duc­tion de Christof Segerer

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1. Hartwig, K.-H. (1984), page 180.
2. Cf. Klump, R. (1986), page 138.
3. En ce qui con­cerne la con­cep­tion de l’é­conomie sociale de marché, cf. par ex. Müller-Arma­ck (1956), Stre­it (1991), page 290 et suiv­antes, Tucht­feld (1995) et Will­gerodt (1996).
4. Klump, R. (1986), page 139.
5. Deux cita­tions d’après R. Has­se (1986).
6. Euck­en, W. (1949), page 93.
7. Cf. Stre­it (1997), pages 6–7.

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