Le wargame : mieux qu’un jeu, un outil de transformation des entreprises

Dossier : Le conseil en managementMagazine N°548 Octobre 1999
Par Georges CHÉHADÉ (91)
Par Philippe MAUGAIN (85)

Commençons par une petite expéri­ence qui nous est famil­ière : il y est ques­tion de casse­role, d’eau froide, d’eau chaude, mais l’œuf est rem­placé par une grenouille !

Si nous plon­geons une grenouille dans l’eau bouil­lante, elle saute immé­di­ate­ment hors de la casse­role et sauve — tem­po­raire­ment — sa vie. Mais, plongée dans une casse­role d’eau froide placée sur le feu, elle ten­tera de s’adapter à l’aug­men­ta­tion régulière de la tem­péra­ture, ne cherchera plus à sauter hors de l’eau et mour­ra inex­orable­ment… à petit feu.

Toutes préoc­cupées à s’adapter, par­fois à regret, aux change­ments de leur envi­ron­nement, cer­taines entre­pris­es per­dent leur vig­i­lance et tar­dent à dis­cern­er les évo­lu­tions majeures de leur secteur. Pour­tant, comme le prou­ve l’analo­gie de la grenouille, iden­ti­fi­er ces évo­lu­tions et trans­former l’en­tre­prise de manière stratégique se révèle vital.

Par­mi les rup­tures aux­quelles l’en­tre­prise doit faire face fig­urent, par exem­ple, l’ap­pari­tion de nou­veaux acteurs sur le marché, la déré­gle­men­ta­tion, les révo­lu­tions tech­nologiques, ou même une intense guerre des prix.

Un exem­ple con­cret : wargame dans un secteur en pleine mutation

par Alan Rose,
vice-prési­dent, BA&H Londres

Une Sim­u­la­tion dynamique de la con­cur­rence (Dynam­ic Com­pet­i­tive Sim­u­la­tion SM ) a été récem­ment menée pour un client au Roy­aume-Uni dans le secteur de l’élec­tric­ité, qui con­naît une pro­fonde muta­tion dans ce pays : déré­gle­men­ta­tion, con­cen­tra­tion, alliances, exten­sion de l’of­fre de ser­vices… Notre client, un grand pro­duc­teur d’élec­tric­ité, affrontait un marché en voie de libéral­i­sa­tion totale. Alors que ses clients n’é­taient tenus par aucun con­trat de longue durée, il devait faire face à une baisse des prix et à l’ar­rivée prob­a­ble de plusieurs nou­veaux con­cur­rents. Face à cet envi­ron­nement, les béné­fices étaient men­acés, et la dis­con­ti­nu­ité dans la struc­ture du marché créait une incer­ti­tude considérable.

Le P.-D.G. de cette com­pag­nie a fait appel à nous pour pré­par­er une Sim­u­la­tion dynamique de la con­cur­rence en impli­quant les 70 dirigeants les plus impor­tants de l’en­tre­prise afin de leur faire mieux com­pren­dre l’éven­tail des straté­gies pos­si­bles pour les dix années à venir. En agis­sant ain­si, le client voulait se pré­par­er plus effi­cace­ment aux futurs change­ments du marché. Il entendait aus­si tester sa pro­pre stratégie et mieux com­pren­dre les com­porte­ments prob­a­bles de ses concurrents.

Nous avons for­mé sept équipes con­cur­rentes pour la sim­u­la­tion : une équipe représen­tant notre client, cinq équipes jouant le rôle des con­cur­rents les plus représen­tat­ifs, et une dernière équipe jouant le rôle d’une chaîne de super­marchés, un nou­v­el entrant poten­tiel dans les marchés du gaz et de l’élec­tric­ité. Les cadres et dirigeants choi­sis ont été répar­tis en groupes plu­ri­fonc­tion­nels pour con­stituer ces sept équipes.

La phase de préparation

D’im­por­tants pré­parat­ifs ont été menés et facil­ités par l’équipe pro­jet sur les trois mois précé­dant la sim­u­la­tion elle-même. Ces pré­parat­ifs comprenaient :

  • la mod­éli­sa­tion de la dynamique du marché et une recherche appro­fondie sur les con­cur­rents (leurs paramètres financiers, leurs inten­tions stratégiques et leur mode d’action) ;
  • des séances de for­ma­tion ont été organ­isées afin d’ex­pli­quer aux par­tic­i­pants cer­tains aspects de l’in­dus­trie qu’ils ne con­nais­saient pas néces­saire­ment (par exem­ple, pour famil­iaris­er les cadres de pro­duc­tion avec les mécan­ismes du trading) ;
  • la pré­pa­ra­tion de la sim­u­la­tion elle-même, qui inclu­ait la con­cep­tion des dif­férentes phas­es de jeu.


Des séances séparées pour chaque équipe ont par ailleurs per­mis aux joueurs de com­pren­dre et réper­to­ri­er leurs options stratégiques. Dès le lance­ment de la sim­u­la­tion, les par­tic­i­pants avaient déjà adop­té les modes de réflex­ion du con­cur­rent qu’ils représen­taient et cher­chaient déjà à amélior­er les posi­tions de leur équipe.

Com­ment un con­sul­tant vit-il un pro­jet de “wargame” ?

Faire par­tie d’un tel pro­jet reste pour les con­sul­tants une expéri­ence inou­bli­able : cer­taine­ment, l’une des mis­sions les plus pas­sion­nantes que les con­sul­tants puis­sent vivre. Non seule­ment par le tra­vail minu­tieux de pré­pa­ra­tion qu’il exige, mais aus­si en rai­son de l’é­mu­la­tion qui gagne les équipes au cours des phas­es de jeu suc­ces­sives. Le pro­gramme de pré­pa­ra­tion doit être suivi à la let­tre pour don­ner aux par­tic­i­pants suff­isam­ment de temps pour s’in­former et s’im­prégn­er de leur rôle. Tout au long de la pré­pa­ra­tion, il faut s’as­sur­er de l’ad­hé­sion du client au con­cept de la sim­u­la­tion avant d’en­tamer la mod­éli­sa­tion et la créa­tion des dif­férentes phas­es de jeu.

Les jours de jeu for­ment la péri­ode la plus intense et sont pleins d’é­mo­tion dans la mesure où per­son­ne ne peut vrai­ment plan­i­fi­er ce que les équipes con­cur­rentes fer­ont, ni com­ment le marché réa­gi­ra. L’évo­lu­tion du marché se joue en trois journées et la con­cep­tion du jeu doit sou­vent être ajustée en temps réel pour s’adapter aux deman­des du client ou explor­er com­ment le marché évolue à par­tir de telle ou telle sit­u­a­tion non plan­i­fiée. Toutes les équipes sont entière­ment équipées en moyens de com­mu­ni­ca­tion pour faciliter le déroule­ment en 72 heures. L’équipe de pro­jet super­vise tout le déroule­ment du jeu et elle reçoit l’ap­port d’autres col­lègues qui vien­nent aider cha­cune des équipes pen­dant la sim­u­la­tion elle-même.

En général, les par­tic­i­pants ter­mi­nent épuisés, mais heureux de s’être engagés si inten­sé­ment dans les phas­es du jeu. Par ailleurs, ils en sor­tent enrichis par leur com­préhen­sion appro­fondie de l’en­vi­ron­nement con­cur­ren­tiel dont ils fer­ont béné­fici­er leur client.

Pour les par­tic­i­pants, le cadre du jeu for­mait un champ d’ex­péri­men­ta­tion sans sanc­tion véri­ta­ble, mais la con­fronta­tion avec leurs pairs sous le regard des dirigeants de l’en­tre­prise a suf­fi à génér­er une forte ému­la­tion et l’en­vie d’être performant.

La phase de jeu

La sim­u­la­tion s’est déroulée en trois jours, chaque jour représen­tant un cycle de trois ou qua­tre années. Par­mi les événe­ments mod­élisés, fig­u­raient, out­re l’évo­lu­tion des prix et de la demande, les alliances, les fusions et acqui­si­tions et divers­es évo­lu­tions technologiques.

Pen­dant le jeu, une équipe “Acheteurs”, représen­tant les secteurs indus­triels et com­mer­ci­aux ain­si que les par­ti­c­uliers, éval­u­ait les offres de cha­cun des sept con­cur­rents et décidait de leur suc­cès, tan­dis qu’une équipe “Arbi­tre” jouait le rôle des autorités de tutelle sur les ques­tions de régle­men­ta­tion, de con­cur­rence, d’en­vi­ron­nement et de respect des intérêts des actionnaires.

La sim­u­la­tion s’est révélée très pos­i­tive pour notre client. Out­re l’in­tense tra­vail en équipe au sein des dirigeants avant et pen­dant la sim­u­la­tion, notre client a lancé avec suc­cès de nom­breuses ini­tia­tives pour ren­forcer son posi­tion­nement con­cur­ren­tiel en béné­fi­ciant de l’ap­pro­ba­tion immé­di­ate de l’ensem­ble de son management.

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Outils conceptuels utilisés par les entreprises

Mais com­ment les entre­pris­es simu­lent-elles les réac­tions de la con­cur­rence et leur impact sur leur pro­pre stratégie ?

La théorie économique pro­pose des out­ils con­ceptuels éprouvés :

  • théorie des jeux pour anticiper le com­porte­ment des agents économiques,
  • scé­nar­ios économiques pour éval­uer l’im­pact de telle ou telle option stratégique sur la créa­tion de valeur pour l’entreprise.

La théorie des jeux per­met certes de com­pren­dre et de mod­élis­er de façon adéquate le fonc­tion­nement d’un oli­go­p­o­le ou les prob­lé­ma­tiques d’en­trée sur un marché, mais son appli­ca­tion pra­tique bute sur un prob­lème majeur : elle raisonne essen­tielle­ment sur des sit­u­a­tions sta­tiques, alors que la vie économique est en per­pétuelle évolution.

Quant aux scé­nar­ios économiques, ils per­me­t­tent fort bien d’analyser la robustesse des options stratégiques en mesurant la créa­tion de valeur asso­ciée à chaque option, mais ils ren­dent sou­vent mal compte des rup­tures qui se pro­duisent sur tel ou tel marché. Pourquoi ? Vraisem­blable­ment parce que penser les rup­tures est un exer­ci­ce déli­cat et bien dif­fi­cile à faire partager.

De façon plus générale, les entre­pris­es refusent de croire à “ce qui ne pour­rait jamais arriv­er”, et rejet­tent les meilleures straté­gies si celles-ci sem­blent con­traires à l’in­tu­ition. Même lorsque les dynamiques de la con­cur­rence sont assim­ilées, et qu’une entre­prise recon­naît l’oblig­a­tion de com­péti­tiv­ité, elle peine à accepter les change­ments rad­i­caux qui lui per­me­t­traient de main­tenir sa posi­tion con­cur­ren­tielle. Enfin, même si le change­ment est recon­nu et plan­i­fié, sa mise en place n’en reste pas moins déli­cate parce que l’ab­sence de con­sen­sus au sein des équipes dirigeantes retar­dent et fait dériv­er l’implémentation.

Les sit­u­a­tions de rup­ture sont ain­si dif­fi­ciles à envis­ager avec les out­ils tra­di­tion­nels, et la néces­sité d’adap­ta­tion est encore plus déli­cate, parce que les équipes dirigeantes por­tent un regard dif­férent sur la néces­sité et le rythme des évolutions.

Les simulations militaires

Mais si nous analysons de plus près les sit­u­a­tions mil­i­taires, nous réal­isons qu’elles présen­tent con­stam­ment des cas de rupture.

C’est dans ce cadre que s’est dévelop­pée une méth­ode de sim­u­la­tion dans laque­lle le haut com­man­de­ment a pris l’habi­tude de con­fi­er à cer­tains officiers la direc­tion d’hy­pothé­tiques troupes enne­mies, afin de tester la per­ti­nence de sa stratégie et se pro­téger par avance con­tre les réac­tions des adversaires.

Dans les années 30, l’ami­ral Nimitz fut en mesure de simuler l’is­sue de poten­tielles batailles navales dans le Paci­fique avec une pré­ci­sion qui se révéla a pos­te­ri­ori sai­sis­sante, lui per­me­t­tant de jouer un rôle majeur dans la Sec­onde Guerre mon­di­ale et de gag­n­er la supré­matie mar­itime. De son pro­pre aveu, la seule tac­tique que les sim­u­la­tions améri­caines n’avaient pas été en mesure de prévoir avait été l’usage des kamikazes par l’ar­mée japonaise…

L’usage des “wargames” en entreprise

L'attaque des indiens : Est-ce qu'ils ont le droit ?
Mais ! Ils envoient des flèch­es enflam­mées main­tenant… Tu crois qu’ils ont le droit ? © GARY LARSON

Dans le con­texte mil­i­taire, mar­qué par une forte incer­ti­tude et d’im­menses enjeux, on mesure sans peine l’op­por­tu­nité de telles sim­u­la­tions. Dans le domaine économique, nous retrou­vons les mêmes fac­teurs : la con­cur­rence oppose des entre­pris­es antag­o­nistes alors que les rup­tures de marché sont mul­ti­ples et impos­si­bles à appréhen­der à par­tir d’un seul point de vue. C’est ain­si que l’emploi du “wargame” s’est élar­gi au monde de l’en­tre­prise afin de per­me­t­tre la sim­u­la­tion dynamique de la concurrence.

En effet, les “wargames” offrent, dans le cadre de l’en­tre­prise, une alter­na­tive alléchante aux out­ils con­ceptuels (cf. sché­ma Avan­tages des sim­u­la­tions dynamiques, p. 21) : amen­er les équipes dirigeantes à jouer pleine­ment le rôle de leurs con­cur­rents et les faire réa­gir aux ini­tia­tives de cha­cun des acteurs pour com­pren­dre et anticiper les réac­tions de l’ad­ver­saire. Cela con­tribue large­ment à :

  • éclair­cir l’hori­zon stratégique pour les dirigeants de l’entreprise,
  • créer une vision com­mune, partagée et ayant subi l’épreuve des faits, sur la stratégie qu’il con­vient de suivre.


Enfin, la coopéra­tion au sein de chaque équipe et l’é­mu­la­tion entre les équipes créent des liens durables au sein des équipes dirigeantes et poussent cha­cun (ingénieur, com­mer­cial ou financier) à mod­i­fi­er sa per­spec­tive habituelle afin d’y inté­gr­er des élé­ments globaux béné­fi­ciant à toute l’entreprise.

Méthodologie

La mise en place d’un wargame clas­sique se conçoit comme un pro­jet en cinq phas­es (cf. encadré “Un exem­ple con­cret : wargame dans un secteur en pleine muta­tion”, ci-dessus).

1. Analyse du marché

Il con­vient de com­pren­dre d’abord l’en­vi­ron­nement con­cur­ren­tiel et ses acteurs, décrire leur stratégie, puis de sélec­tion­ner quelques acteurs représentatifs.

2. Constitution des équipes

Au sein des équipes dirigeantes sont créées des équipes plu­ri­fonc­tion­nelles qui vont cha­cune jouer le rôle d’une entre­prise don­née. Chaque équipe prend con­nais­sance des don­nées sur le marché et s’im­prègne des forces et des faib­less­es de “leur” entre­prise et de la stratégie pour­suiv­ie jusqu’à présent. C’est une occa­sion unique pour les dirigeants de mieux con­naître leurs con­cur­rents et de se met­tre à leur place, ne serait-ce que quelques jours. Naturelle­ment, une équipe représente les clients, tan­dis qu’une autre peut pren­dre le rôle de l’au­torité de régulation.

3. Construction d’un modèle de simulation

La mod­éli­sa­tion apporte un sup­port aux déci­sions des équipes, mais ne saurait con­stituer le cœur de la sim­u­la­tion. Les réac­tions de la con­cur­rence et des clients provi­en­nent des analy­ses et des déci­sions des par­tic­i­pants au wargame. L’outil infor­ma­tique se con­tente d’as­sis­ter les équipes dans l’é­val­u­a­tion de l’im­pact financier des déci­sions pris­es : marge opéra­tionnelle, flux de tré­sorerie, rentabil­ité des cap­i­taux employés.

4. La phase de jeu

La sim­u­la­tion s’é­tend sur plusieurs jours suc­ces­sifs qui per­me­t­tent d’éprou­ver la per­ti­nence de la stratégie sur la durée. La sim­u­la­tion n’ex­clut a pri­ori aucun des événe­ments sus­cep­ti­bles de sur­venir en réal­ité : fusions, acqui­si­tions, rup­tures tech­nologiques, cat­a­stro­phes naturelles, change­ments d’or­gan­i­sa­tion, etc.

5. Partage des résultats

Les béné­fices d’un tel wargame ne sont com­plets que si l’ensem­ble des enseigne­ments sont partagés et com­mu­niqués entre par­tic­i­pants. Un tra­vail de partage est donc indis­pens­able en aval.

Les “wargames” à l’épreuve des faits

Notre expéri­ence démon­tre que la sim­u­la­tion dynamique de la con­cur­rence est une avancée par rap­port à l’analyse stratégique traditionnelle :

  • elle met les straté­gies envis­agées à l’épreuve d’une quasi-réalité ;
  • elle per­met d’as­sim­i­l­er de nou­veaux con­cepts, notam­ment dans les sit­u­a­tions de rup­ture des équili­bres traditionnels ; 
  • enfin, elle implique l’ensem­ble des dirigeants dans le proces­sus d’analyse stratégique, con­tribue ain­si à génér­er une vision com­mune pour l’en­tre­prise, et per­met par con­séquent la mise en œuvre des change­ments indis­pens­ables pour prospérer.

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