La chaîne de valeur des télécoms

Le trading télécom, fruit de la déréglementation et régulateur du marché

Dossier : Télécommunications : la libéralisationMagazine N°585 Mai 2003
Par Arnaud BEAUREGARD (85)

Qu’est-ce que le trading télécoms ?

Qu’est-ce que le trading télécoms ?

La pre­mière société que j’ai créée en 1995 était un opéra­teur télé­coms dit “de détail” (retail en anglais). Son méti­er était de ven­dre des min­utes télé­phoniques à l’in­ter­na­tion­al auprès de clients par­ti­c­uliers et entre­pris­es. Ne dis­posant pas d’un réseau inter­na­tion­al, AXS Tele­com (rachetée en 1999 par Tis­cali) n’é­tait donc pas fab­ri­cant de min­utes et devait les acheter en gros à des opéra­teurs télé­coms producteurs. 

Nous avions observé, en 1997 et 1998, que les dif­férents pro­duc­teurs de min­utes (opéra­teurs inter­na­tionaux de renom) vendaient des min­utes de qual­ités très dis­parates et à des prix très hétérogènes sur les mêmes des­ti­na­tions (à l’époque, 300 à 400 destinations). 

Et per­son­ne ne sem­blait avoir fait son méti­er de l’ar­bi­trage entre ces dif­férences impor­tantes de prix et de qual­ité sur un pro­duit pour­tant très proche de la com­mod­ité par­faite. De nom­breux opéra­teurs inter­na­tionaux achetaient des min­utes pour les reven­dre à des opéra­teurs, mais ils ten­taient le plus sou­vent de ven­dre surtout les min­utes qu’ils pro­dui­saient, le reste étant là pour com­pléter la grille de prix. 

C’est alors que l’idée a ger­mé dans la tête de quelques entre­pre­neurs dans le monde de se spé­cialis­er et de dévelop­per le méti­er du trad­ing de capac­ité télé­coms. À ce jour, essen­tielle­ment trois sociétés dévelop­pent ce marché dans le monde : Arbi­net (USA), Band‑X (UK) et Trad­ing­com Europe (F).

Leur méti­er con­siste donc à acheter pour reven­dre en gros des capac­ités télé­coms — min­utes com­mutées, bande pas­sante et tran­sit IP — aux opéra­teurs télécoms. 

Selon cer­taines esti­ma­tions, pour les min­utes com­mutées seules, le marché du négoce atteindrait 1,6 mil­liard d’eu­ros en Europe en 2004. 

Un peu d’histoire…

Depuis l’o­rig­ine du télé­phone à la fin du XIXe siè­cle, les opéra­teurs télé­coms ont dû faire face à des achats/ventes avec leurs homo­logues d’autres pays. 

En effet, le développe­ment des com­mu­ni­ca­tions télé­phoniques inter­na­tionales a mené les opéra­teurs his­toriques (PTT) à établir des accords avec leurs parte­naires pour ter­min­er les com­mu­ni­ca­tions dans leur pro­pre pays. 

Ain­si, France Télé­com, pour per­me­t­tre à ses abon­nés français d’ap­pel­er en Alle­magne, a dû pass­er un accord avec Deutsche Tele­com afin que celle-ci ter­mine les com­mu­ni­ca­tions sur le ter­ri­toire alle­mand. À l’in­verse, France Télé­com a été chargée de ter­min­er les com­mu­ni­ca­tions des abon­nés alle­mands sur le ter­ri­toire français. 

Nombre d’opérateurs télécoms dans le mondeAin­si sont nés les “accords bilatéraux” entre PTT, s’ef­fec­tu­ant sur la base de tar­ifs étab­lis à l’an­née et por­tant sur la com­pen­sa­tion des échanges. 

Aujour­d’hui, le ren­dez-vous annuel des opéra­teurs télé­coms pour négoci­er ces accords est le GTM à Wash­ing­ton en mai, même si beau­coup d’autres négo­ci­a­tions sont menées le reste de l’année. 

Les pre­mières déré­gle­men­ta­tions améri­caines et anglais­es ont entraîné au début des années qua­tre-vingt-dix une aug­men­ta­tion très sig­ni­fica­tive du nom­bre d’opéra­teurs général­istes d’une part et du nom­bre d’opéra­teurs de détail d’autre part. Avec la déré­gle­men­ta­tion des prin­ci­paux pays européens en 1998 et 1999, le nom­bre d’opéra­teurs a lit­térale­ment explosé. 

Dès lors, la demande de tar­ifs com­péti­tifs à l’in­ter­na­tion­al ain­si que la néces­sité de réduire la com­plex­ité des échanges entre petits opéra­teurs ont mené l’in­dus­trie à dévelop­per un nou­veau mode d’échange : le “hub­bing” ou “refile”. Dans ces échanges, les négo­ci­a­tions sont per­ma­nentes, et le choix des opéra­teurs four­nisseurs est effec­tué par des sys­tèmes automa­tiques sélec­tion­nant la route de meilleur prix : le “Least Cost Rout­ing”. De réelles oppor­tu­nités d’ar­bi­trage appa­rais­sent alors. La minute télé­coms devient une véri­ta­ble matière pre­mière que l’on peut acheter en fonc­tion des critères qual­ité, prix et capac­ité requise. 

La bulle des télécoms

La sit­u­a­tion s’est sin­gulière­ment com­pliquée avec l’ex­plo­sion de la bulle des télé­coms en 2001 et 2002. 

L’en­goue­ment des milieux financiers pour les secteurs télé­coms a mené à des investisse­ments mas­sifs dans cette indus­trie entre 1995 et 2001, sou­vent réal­isés en esti­mant cor­recte­ment la taille des marchés, mais en nég­ligeant la compt­abil­i­sa­tion des acteurs en présence et en com­péti­tion sur ces mêmes marchés. 

Ain­si, sur les réseaux fibre optique, les sur­ca­pac­ités sur les liens inter­na­tionaux sont dev­enues très impor­tantes (en 2001, on esti­mait que le rap­port entre l’of­fre et la demande était com­pris entre 20 et 100 !). 

Les milieux financiers exigeant soudaine­ment la rentabil­ité des sociétés dans lesquelles ils avaient investi, un grand nom­bre de ces opéra­teurs ont déposé le bilan (sur les 10 pre­miers opéra­teurs améri­cains présents en 1999, 5 d’en­tre eux avaient déposé le bilan ou dis­paru en juil­let 2002 — source Telegeography). 

On peut d’ailleurs s’in­ter­roger sur la propen­sion actuelle de cer­tains fonds ou struc­tures finan­cières rachetant des sociétés struc­turelle­ment défici­taires, main­tenant donc les niveaux de sur­ca­pac­ité à des niveaux excessifs. 

L’é­clate­ment de cette bulle a eu plusieurs impacts sur les opéra­tions de trad­ing télécoms : 

1) L’im­pos­si­bil­ité de réalis­er des opéra­tions sig­ni­fica­tives sur la bande pas­sante point à point : la faib­lesse de la demande asso­ciée à l’ex­trême com­péti­tion entre des opéra­teurs à l’ag­o­nie a ren­du les “deals” extrême­ment dif­fi­ciles et rares. 

2) La spé­cial­i­sa­tion des acteurs : ce mou­ve­ment est assez lent mais prend pro­gres­sive­ment forme. Les opéra­teurs pren­nent con­science qu’ils doivent se focalis­er sur cer­tains métiers clés pour eux plutôt que de trop se diver­si­fi­er, afin de génér­er une rentabil­ité con­trôlée. Un tel phénomène est tra­di­tion­nelle­ment observé dans les indus­tries en phase de mat­u­ra­tion. Ce phénomène est très posi­tif pour les opéra­tions de trad­ing (en par­ti­c­uli­er voix com­mutée) car il lim­ite les risques d’assèche­ment du marché par des opéra­teurs pra­ti­quant la vente à perte. 

3) La diminu­tion du nom­bre de “fab­ri­cants” de min­utes télé­coms a entraîné la redis­tri­b­u­tion des cartes de la four­ni­ture de min­utes chez les gros con­som­ma­teurs. Les opéra­teurs pérennes restant en place, dont cer­tains traders, ont pu béné­fici­er de ces trans­ferts de revenu. 

Quelle situation aujourd’hui ?

La matrice des métiers télé­coms hors dimen­sion internationale 

Métiers


Tech­nolo­gie
Réseaux Négoce Détail
Particuliers
PME
Grands comptes
Voix
Fixe
Réseaux :
– locaux
– nationaux
– internationaux 
– Minutes
– Bande passante 
– Présélection
– Cartes prépayées
– Cartes voyageurs 
Don­nées
Fixe
Réseaux :
– locaux
– nationaux
– internationaux 
– Bande passante
– Tran­sit IP 
Four­nisseurs d’accès
IP VPN 
Voix
Mobile
Réseaux locaux
voix 
Minutes  Opérateurs
Mobiles
MVNO 
Don­nées
Mobile
Réseaux locaux :
Wap, GPRS,
UMTS 
Tran­sit IP  Opérateurs
Mobiles
MVNO 

Le mou­ve­ment de restruc­tura­tion et de spé­cial­i­sa­tion qui ani­me les opéra­teurs aujour­d’hui a plusieurs conséquences : 

1) Cer­tains déci­dent de se recen­tr­er sur leurs métiers clés et sur leurs zones géo­graphiques clés. Réseau pour cer­tains, activ­ités de détail pour d’autres, don­nées pour les uns, voix pour les autres… 

En con­séquence, cer­tains opéra­teurs déci­dent d’a­ban­don­ner leur activ­ité de trad­ing, ou alors de la con­cen­tr­er en un endroit du globe, tan­dis que d’autres déci­dent d’en faire l’un de leurs métiers clés. 

En tout état de cause, comme dit plus haut, la spé­cial­i­sa­tion est pos­i­tive pour le développe­ment du trad­ing.

2) La san­té finan­cière des opéra­teurs, après une longue descente aux enfers, est en cours d’amélio­ra­tion. Désendet­te­ment et atteinte de la rentabil­ité sont les deux mots d’or­dre dans l’in­dus­trie des télé­coms. Dès lors, les rat­ings financiers des opéra­teurs s’améliorent, ren­dant alors les opéra­tions de trad­ing plus aisées. En effet, le trad­ing pra­ti­quant des marges faibles, sur des comptes de taille impor­tante de sur­croît, il est essen­tiel d’élim­in­er le risque de non-paiement. Or ce risque est beau­coup plus facile à cou­vrir lorsque l’in­dus­trie est en bonne san­té que dans le cas contraire. 

L’in­dus­trie a glob­ale­ment appris des erreurs du passé. Les opéra­teurs télé­coms priv­ilégient désor­mais les pro­jets de développe­ment por­tant sur des valeurs qui ont fait leurs preuves. Dès lors qu’ils doivent croître sur de nou­veaux ser­vices ou marchés, ils préfèrent con­solid­er des sociétés exis­tantes, renta­bles, ayant un réel “track record”, plutôt que d’in­ve­stir dans des développe­ments internes coû­teux et avec un retour sur investisse­ment incer­tain. La seule dif­fi­culté sur ce point est qu’au­jour­d’hui très peu d’opéra­teurs télé­coms peu­vent se tar­guer d’être renta­bles… Mais cela devrait évoluer rapi­de­ment dans les trois années à venir. 

Quelle situation demain ?

La vente au détail, le négoce et la ges­tion de réseau sont des métiers distincts 

Vente au détail Négoce (trad­ing) Ges­tion de réseau
Com­pé­tences-clés Marketing
Force de vente
Service 
Facturation
Commutation 
Transmission
Commutation 
Clients Particuliers
PME-PMI
Grands comptes 
Opérateurs
Revendeurs 
Opérateurs
Revendeurs 
Coûts Coûts vari­ables = 70%-80% du CA  Coûts vari­ables = 90%-95% du CA  Coûts vari­ables < 20 % du CA 
Fac­teurs-clés de succès Ser­vice client
Ser­vice facturation
Achats minutes 
Rigueur/gestion
Least Cost Routing
Interconnexions 
Lead­er­ship par tronçon Choix technologiques 

Il est vraisem­blable que dès que l’in­dus­trie se sera cor­recte­ment désendet­tée et aura atteint un niveau de rentabil­ité partagée par la majorité des opéra­teurs, soit d’i­ci à qua­tre ou cinq ans, la struc­tura­tion type d’un opéra­teur sera la suivante : 

  • activ­ités réseaux (voix, IP et mobile), 
  • activ­ités de détail (voix, IP et mobile), 
  • activ­ités de trad­ing (voix, bande pas­sante et tran­sit IP), 
  • activ­ités inter­na­tionales (décli­nai­son des activ­ités ci-dessus sur la dimen­sion inter­na­tionale, sauf le trad­ing vraisem­blable­ment cen­tral­isé en un seul pays). 


Cer­tains opéra­teurs, général­istes et de très grande taille, se dévelop­per­ont sur les dif­férents axes. D’autres, de plus petites tailles, se focalis­eront sur cer­taines de ces activités. 

Selon les métiers, l’ac­cès à une taille cri­tique sera essen­tiel pour rester rentable. Ain­si, les réseaux, néces­si­tant d’im­por­tants coûts fix­es, seront exploités par des opéra­teurs de dimen­sion inter­na­tionale, vraisem­blable­ment spé­cial­isés sur les routes sur lesquelles ils dis­poseront d’une part de marché sig­ni­fica­tive. À l’in­verse, les activ­ités de détail, dont la struc­ture de coûts priv­ilégie les coûts vari­ables, pour­ront être exer­cées par des opéra­teurs de toute taille, vraisem­blable­ment spé­cial­isés sur des zones géo­graphiques ciblées, des types de clien­tèle bien iden­ti­fiés (rési­den­tiel, PME/PMI, grands comptes) et des métiers télé­coms (Inter­net, abon­nements télé­phoniques). Les activ­ités de trad­ing, quant à elles, devront être dans les mains d’ac­teurs dis­posant d’une taille cri­tique suff­isante (faib­lesse des marges, impor­tance de la con­cen­tra­tion du volume). 

Dans les années à venir, les nou­veaux entrants de petite taille se posi­tion­neront donc essen­tielle­ment sur les activ­ités de détail. La con­sol­i­da­tion s’ef­fectuera essen­tielle­ment sur les activ­ités de réseau et de trad­ing.

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