Le secteur financier face à l’écologie

Dossier : Entreprise et environnementMagazine N°587 Septembre 2003
Par Christian de PERTHUIS

Vertus et limites des marchés de permis d’émission

Vertus et limites des marchés de permis d’émission

Après les trans­ac­tions sur actions, oblig­a­tions, devis­es et dérivés en tous gen­res, la finance a encore élar­gi son champ d’in­ter­ven­tion avec l’ar­rivée des marchés de per­mis d’émis­sion impro­pre­ment qual­i­fiés de marchés de “droits à pol­luer”. Comme sou­vent en matière finan­cière, le vent a souf­flé depuis l’Amérique du Nord où a été instal­lé, dès 1994, le pre­mier marché des per­mis d’émis­sion, des­tiné à lut­ter con­tre les rejets de SO2 à l’o­rig­ine des pluies acides. Mais l’Eu­rope prend rapi­de­ment le train : on peut d’ores et déjà traiter le dioxyde de car­bone sur les places de Lon­dres et de Copen­h­ague, et l’U­nion européenne a prévu de met­tre en place un marché européen des per­mis d’émis­sion de gaz à effet de serre dès 2005, avec deux ans d’a­vance sur le cal­en­dri­er prévu par le pro­to­cole de Kyoto.

L’in­térêt du recours au marché est de faciliter l’at­teinte d’un objec­tif glob­al, fixé par la col­lec­tiv­ité, de réduc­tion de rejets de sub­stances tox­iques1. Les acteurs pou­vant aller au-delà de cet objec­tif de réduc­tion seront économique­ment incités à le faire en val­orisant leurs efforts sous forme de crédits d’émis­sion. Les acteurs qui ren­con­treront plus de dif­fi­cultés pour­ront acheter de tels crédits sur le marché pour respecter leurs engage­ments. Le marché des per­mis d’émis­sion ne con­fère donc pas le moin­dre “droit à pol­luer” à qui que ce soit. Il fixe sim­ple­ment un prix de marché à la pol­lu­tion évitée, ce que les écon­o­mistes appel­lent le “coût mar­gin­al” de la tonne évitée. Ce faisant, il per­met d’at­tein­dre à moin­dre coût l’ob­jec­tif ini­tial de réduc­tion des émis­sions en per­me­t­tant un trans­fert depuis les acteurs les plus inno­vants ou les mieux placés vers les acteurs ren­con­trant les plus grandes dif­fi­cultés. Dans ce nou­veau con­texte, le droit d’émis­sion va ain­si devenir une nou­velle classe d’ac­t­ifs sur le marché financier.

Dans le cadre du pro­to­cole de Kyoto, qui assigne au monde indus­tri­al­isé un objec­tif de réduc­tion glob­ale des émis­sions de gaz à effet de serre de 5,8 %, cette classe d’ac­t­ifs va en pre­mier lieu cir­culer entre acteurs de pays indus­tri­al­isés ayant cha­cun des engage­ments quan­tifiés de réduc­tion des rejets atmo­sphériques de gaz à effet de serre. Dans ce cas, le rôle des acteurs financiers sera lim­ité à celui, très clas­sique, d’in­ter­mé­di­aires de marché. Par ailleurs, ils devront met­tre en place une infra­struc­ture per­me­t­tant la cir­cu­la­tion et la trans­parence de l’in­for­ma­tion, sous forme d’un reg­istre des droits d’émission.

Le pro­to­cole de Kyoto prévoit égale­ment, via le mécan­isme dit de “développe­ment pro­pre”, de faire cir­culer ces per­mis d’émis­sion entre pays indus­tri­al­isés et pays en développe­ment qui n’ont pas pris d’en­gage­ment de réduc­tion : dans ce cas de fig­ure, une entre­prise pour­ra par exem­ple se con­stituer des crédits d’émis­sion en investis­sant dans des pro­jets défi­nis comme économes en car­bone dans les pays en développe­ment. Ce type de trans­fert a peu de chance de s’opér­er de façon spon­tanée. L’in­dus­trie finan­cière a donc ici un rôle plus impor­tant à jouer d’ingénierie finan­cière pour localis­er les pro­jets éli­gi­bles, les mutu­alis­er lorsqu’ils sont de petite dimen­sion uni­taire, et les sécuris­er pour attir­er les investisseurs.

Via la con­sti­tu­tion de ses deux fonds car­bones (Pro­to­type Car­bon Fund, Bio Car­bon Fund), la Banque Mon­di­ale s’est déjà engagée dans cette voie. L’ef­fet de levi­er pour­ra être mul­ti­plié si d’autres acteurs financiers s’en­ga­gent dans la con­struc­tion de tels fonds de co-investisse­ment, en appor­tant notam­ment toute la gamme désor­mais très sophis­tiquée de ges­tion du risque.

Les dif­férentes sim­u­la­tions économiques sug­gèrent que l’u­til­i­sa­tion du marché des per­mis d’émis­sion pour­rait per­me­t­tre de divis­er de moitié le coût des mesures à pren­dre pour attein­dre les objec­tifs de réduc­tion des émis­sions fixés à Kyoto. Si la réal­ité con­firme ce diag­nos­tic, ce sera une bonne illus­tra­tion de la con­tri­bu­tion pos­si­ble du monde financier à l’amélio­ra­tion de l’en­vi­ron­nement écologique.

Dans son organ­i­sa­tion actuelle, le marché des per­mis d’émis­sion ne per­me­t­tra cepen­dant que de lut­ter con­tre les émis­sions con­cen­trées qui ne représen­tent qu’un peu moins de la moitié des rejets atmo­sphériques de gaz à effet de serre. Il sera inopérant face aux pol­lu­tions dif­fus­es qui résul­tent de l’ac­cu­mu­la­tion de com­porte­ments indi­vidu­els : ni l’au­to­mo­biliste ni le locataire n’au­ront à l’év­i­dence la fac­ulté d’ac­céder au marché des per­mis pour com­penser par un achat de crédits d’émis­sion les rejets provo­qués par leur com­porte­ment. Face à de telles sit­u­a­tions, il faut trou­ver d’autres instru­ments, dont cer­tains peu­vent répon­dre aux nou­velles attentes des investis­seurs de long terme.

De nouveaux champs ouverts par “l’Investissement socialement responsable”

La mon­tée en régime de “l’In­vestisse­ment sociale­ment respon­s­able” (ISR) mar­que une rup­ture liée au rôle crois­sant des investis­seurs insti­tu­tion­nels qui ont des préoc­cu­pa­tions de ren­de­ment et de sécu­rité des porte­feuilles à long terme, puisqu’il s’ag­it de gér­er des droits à la retraite, des réserves d’as­sur­ance-vie ou encore de l’é­pargne col­lec­tive de salariés. Pour respecter ses engage­ments, l’in­vestis­seur ne peut plus se con­tenter d’une vision à quelques trimestres des ren­de­ments atten­dus de la firme. Il doit élargir les méth­odes clas­siques de l’analyse finan­cière en inté­grant notam­ment les critères de pro­tec­tion de l’en­vi­ron­nement et de recherche d’équité sociale suiv­ant les principes du “développe­ment durable”.

Porté en Europe par une poignée d’ac­teurs pio­nniers, l’as­sureur et ges­tion­naire d’ac­t­ifs Store­brand en Scan­di­navie, la banque Tri­o­dos aux Pays-Bas, le ges­tion­naire d’ac­t­if suisse SAM, et quelques autres, ce mou­ve­ment est en train de s’élargir rapidement.

Dans ses formes actuelles, l’In­vestisse­ment sociale­ment respon­s­able con­tribue essen­tielle­ment à exercer une pres­sion nou­velle sur les grandes firmes cotées, qui doivent — et devront — ren­dre davan­tage compte des retombées de leurs activ­ités sur l’en­vi­ron­nement. Son poten­tiel de développe­ment est désor­mais trib­u­taire de la capac­ité des acteurs financiers à élargir cet univers d’in­vestisse­ment encore bien trop étroit2. Dans cette per­spec­tive, trois types de développe­ments sont sus­cep­ti­bles de drain­er de nou­velles ressources vers la pro­tec­tion de l’environnement.

Le cap­i­tal investisse­ment per­met de stim­uler l’in­no­va­tion et le développe­ment dans le tis­su des petites et moyennes entre­pris­es. D’après une étude de l’In­sead, il a per­mis de drain­er 100 mil­lions d’eu­ros en 2000 (33 en Europe et 67 aux États-Unis) sur des pro­jets “verts”, ce qui a représen­té env­i­ron 0,1 % du marché total. Même si cette pro­por­tion a sig­ni­fica­tive­ment aug­men­té depuis, elle souligne le car­ac­tère très jeune de ce marché qui se heurte au niveau élevé des risques à pren­dre. C’est pourquoi l’un des leviers de son développe­ment passe par la con­sti­tu­tion de fonds de co-investisse­ment, du type de celui mis en place en France par l’Ademe et la Caisse des Dépôts, dans lesquels les cap­i­taux privés sont attirés et sécurisés par la présence d’ac­teurs publics qui amor­tis­sent les risques.

Une deux­ième voie de diver­si­fi­ca­tion con­cerne les investisse­ments dans les infra­struc­tures locales qui con­di­tion­nent l’or­gan­i­sa­tion de la ville, et en par­ti­c­uli­er leurs bilans écologiques. D’une façon générale ces investisse­ments com­bi­nent, avec de mul­ti­ples vari­antes, des finance­ments publics, des opéra­teurs et appor­teurs de cap­i­taux privés. Dans cer­tains cas, ces parte­nar­i­ats pub­lic-privé per­me­t­tent de financer à con­di­tions priv­ilégiées des infra­struc­tures “vertes”, par exem­ple celui opéré en Alle­magne par la KFW qui refi­nance les pro­jets d’in­vestisse­ment dans les pan­neaux solaires. Mais l’ef­fet de levi­er le plus impor­tant pour le ren­force­ment de l’é­colo­gie con­sis­tera à intro­duire une éval­u­a­tion sys­té­ma­tique sous forme de nota­tion écologique de tous les pro­jets d’in­vestisse­ment et de réno­va­tion urbaine.

La sys­té­ma­ti­sa­tion d’une telle démarche de nota­tion per­me­t­trait, via la titri­sa­tion des porte­feuilles liés aux pro­jets, de créer un nou­veau com­par­ti­ment sur le marché oblig­ataire, label­lisé développe­ment durable. Un tel com­par­ti­ment rendrait bien ser­vice aux investis­seurs et ges­tion­naires qui ne dis­posent pas aujour­d’hui d’outils pour pra­ti­quer l’In­vestisse­ment sociale­ment respon­s­able sur les marchés de taux. Il serait sus­cep­ti­ble de génér­er liq­uid­ité et allége­ment du coût de la dette pour les pro­jets inno­vants des acteurs locaux.

Vous avez dit “risque” ?

À peu près toutes les inno­va­tions intro­duites par les acteurs financiers depuis vingt ans ont tourné autour de la ges­tion du risque. Mais à quelques excep­tions près, comme par exem­ple celle de la Caisse alsa­ci­enne des Ban­ques Pop­u­laires qui a dévelop­pé un out­il per­for­mant d’é­val­u­a­tion des retombées écologiques dans le finance­ment des PME, ces inno­va­tions sont restées cir­con­scrites aux risques financiers stric­to sen­su. Aus­si les méth­odes d’ap­préhen­sion des risques écologiques par les étab­lisse­ments financiers ont-elles de nom­breux pro­grès à effectuer.

Les choses pour­raient cepen­dant rapi­de­ment évoluer car, du fait de la mon­tée de la pres­sion en prove­nance de la société civile, ces étab­lisse­ments se met­tent eux-mêmes en risque de répu­ta­tion s’ils con­tin­u­ent à sous-estimer cette dimension.

La pres­sion envi­ron­nemen­tale s’est d’abord exer­cée sur les activ­ités économiques pra­ti­quant le plus directe­ment l’ex­trac­tion et la trans­for­ma­tion de la matière pre­mière. De par leur nature, ces activ­ités sont sus­cep­ti­bles de directe­ment per­turber les équili­bres écologiques. Elle s’est ensuite propagée vers les activ­ités man­u­fac­turières dont les modes de pro­duc­tion et de dis­tri­b­u­tion sont égale­ment sus­cep­ti­bles de per­turber les cycles de recon­sti­tu­tion du cap­i­tal de ressources naturelles. Elle a enfin touché les secteurs de ser­vice dont la final­ité n’est plus de pro­duire des marchan­dis­es mais de fournir des presta­tions dématérialisées.

Au sein du secteur ter­ti­aire, l’in­dus­trie des ser­vices financiers est l’une des activ­ités les plus éloignées de la matière : son prin­ci­pal intrant est en effet l’in­for­ma­tion dont l’ac­ces­si­bil­ité, la trans­parence et la flu­id­ité con­stituent les con­di­tions néces­saires au fonc­tion­nement des marchés financiers. C’est pourquoi pen­dant longtemps, les insti­tu­tions finan­cières ont pu se con­sid­ér­er comme non con­cernées par les prob­lé­ma­tiques du renou­velle­ment du pat­ri­moine naturel et plus générale­ment du développe­ment durable.

Cette ère est révolue. Du fait de leur con­tri­bu­tion à la glob­al­i­sa­tion des marchés de cap­i­taux, vecteur priv­ilégié de la mon­di­al­i­sa­tion, les insti­tu­tions finan­cières sont désor­mais sous les pro­jecteurs de la société civile. Celle-ci con­sid­ère que la respon­s­abil­ité des acteurs financiers est non seule­ment d’as­sur­er le bon fonc­tion­nement des cir­cuits financiers, mais qu’elle est égale­ment engagée par leurs impacts sur le fonc­tion­nement de l’é­conomie. Il y a du reste fort à pari­er que cette pres­sion ira crois­sant pour une rai­son très sim­ple : par­mi l’ensem­ble des secteurs de l’ac­tiv­ité économique, l’in­dus­trie finan­cière est celle qui a, sans doute pos­si­ble, l’im­pact le plus struc­turant sur l’or­gan­i­sa­tion et le fonc­tion­nement de l’ensem­ble du sys­tème pro­duc­tif. Pour tous ceux qui ont le souci de faire évoluer l’ensem­ble du sys­tème vers plus de sécu­rité envi­ron­nemen­tale et d’équité de long terme, le monde de la finance représente par con­séquent un for­mi­da­ble levi­er poten­tiel de changement.

C’est pourquoi les points d’in­ter­sec­tion apparus entre finance et envi­ron­nement sont loin d’être cir­con­stan­ciels. Ils mar­quent les prémiss­es d’une nou­velle ère durant laque­lle l’in­dus­trie finan­cière sera jugée, non seule­ment sur l’ef­fi­cac­ité de ses méth­odes, mais aus­si sur l’u­til­ité sociale et envi­ron­nemen­tale de ses final­ités. Pour se met­tre au dia­pa­son de ces nou­velles dimen­sions, il lui reste pas mal de pro­grès à effectuer.

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1.
Les per­mis négo­cia­bles se sont déjà appliqués aux rejets de SO2, à la pêche (voir l’ar­ti­cle de Jean-Paul Troad­ec dans La Jaune et la Rouge de mai 2002), à la pol­lu­tion des rivières…
2. Voir l’ex­cel­lent arti­cle du vice-prési­dent de Store­brand : Car­los Joly, Les défis de l’in­vestisse­ment durable, Rap­port moral sur l’ar­gent dans le monde en 2002, Asso­ci­a­tion d’É­conomie finan­cière, 2003.

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