Le scientifique comme conseiller, de l’école à l’État en passant par l’entreprise

Dossier : À quoi sert la science ?Magazine N°696 Juin/Juillet 2014
Par Yves BRÉCHET (X81)

Si l’on s’en tient aux ordres pas­ca­liens, le « croire », le « savoir » et « l’agir » sont clai­re­ment dis­tincts et doivent l’être. Si le Prince a rare­ment été phi­lo­sophe, il fut un temps où un Edi­son pou­vait être à la fois génial inven­teur et grand capi­taine d’industrie.

Aujourd’hui, para­doxa­le­ment, plus notre indus­trie dépend de connais­sances scien­ti­fiques avan­cées, plus notre vie dépend de tech­no­lo­gies de pointe, moins nos diri­geants en sont les acteurs ou les pro­mo­teurs directs.

La fascination du court terme est délétère

De telle sorte qu’à la fas­ci­na­tion d’antan pour la prouesse tech­nique au mépris de sa per­ti­nence éco­no­mique se sub­sti­tue un dan­ger tout aus­si inquié­tant : l’ignorance ou, pire, la connais­sance super­fi­cielle de la science moderne. La fas­ci­na­tion du court terme est délétère.

Plus grave encore, le divorce des élites poli­tiques (et plus sour­noi­se­ment des fai­seurs d’opinions que sont les médias) d’avec la connais­sance scien­ti­fique est à la base d’une défiance du poli­tique et du citoyen à l’égard de la science dont nous com­men­çons seule­ment à per­ce­voir les effets pervers.

Alors que la dimen­sion scien­ti­fique et tech­nique des déci­sions à prendre s’accroît, ren­dant de plus en plus néces­saire le recours à des experts, on constate que, dans le débat public, tout le monde peut avoir un avis sur le nucléaire sauf les phy­si­ciens, sur les vac­cins sauf les méde­cins, sur les OGM sauf les bio­lo­gistes et sur les gaz de schiste sauf les géologues.

La déva­lua­tion de l’expertise pose évi­dem­ment ques­tion au moment où sa néces­si­té s’impose de plus en plus.

REPÈRES

« Comprendre pour comprendre » et « comprendre pour faire » sont deux missions complémentaires, l’une et l’autre essentielles dans une société de la connaissance. De tout temps des scientifiques (plus spécifiquement chargés de la première de ces missions) se sont intéressés aux problèmes des ingénieurs (plus spécifiquement chargés de la seconde).
Quelques exemples marquants : Euler et la stabilité des navires, Carnot et la puissance motrice du feu, Kelvin et le premier câble transatlantique.

Le scientifique et l’ingénieur

His­to­ri­que­ment, on a cou­tume de dis­tin­guer trois « modèles » : celui de Niels Bohr (la science comme une fin en soi), celui de Tho­mas Edi­son (la maî­trise de la nature comme fina­li­té), et celui de Louis Pas­teur (la dif­fé­rence mais aus­si la com­plé­men­ta­ri­té entre la science et ses appli­ca­tions). Bien témé­raire serait celui qui éta­bli­rait une hié­rar­chie entre ces pro­po­si­tions d’aussi puis­sants génies.

Au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale, le rap­port V. Bush (1944) ten­tait d’en faire la syn­thèse au tra­vers d’une vision linéaire du déve­lop­pe­ment scien­ti­fique et tech­nique fon­dée sur deux principes :

  1. « A nation which depends on others for its new basic scien­ti­fic know­ledge will be slow in his indus­trial pro­gress and weak in its com­pe­ti­tive posi­tion in world trade.
  2. « When coexis­ting without control, applied research inva­ria­bly drives out pure one. »

(Une nation qui dépend des autres pour ses connais­sances scien­ti­fiques de base sera lente dans ses pro­grès indus­triels et en posi­tion de fai­blesse dans la com­pé­ti­tion com­mer­ciale internationale.
Quand recherche fon­da­men­tale et recherche appli­quée coexistent sans maî­trise, la seconde éli­mine inva­ria­ble­ment la première.)

LE DIAGRAMME DE STOKES

Il en est résul­té le modèle para­dig­ma­tique des Bell Labs, reve­nant en quelque sorte à mettre en contact régu­lier cher­cheurs et ingé­nieurs. Le rôle du conseiller scien­ti­fique vis-à-vis de l’industrie dans ce modèle était sim­ple­ment de faire sa recherche et d’aller prendre une fois par jour le café avec ses col­lègues du bâti­ment d’en face.

Aujourd’hui bro­car­dé, ce modèle n’a pas si mal fonc­tion­né (on lui doit quand même la décou­verte du rayon­ne­ment fos­sile de l’univers et celle du tran­sis­tor). Mais on lui pré­fère main­te­nant celui que sché­ma­tise le « dia­gramme de Stokes ».

Le rôle du conseiller scien­ti­fique est dès lors tout autant de faire émer­ger des ques­tions pra­tiques à par­tir des ques­tion­ne­ments fon­da­men­taux que de trou­ver dans les connais­sances fon­da­men­tales des élé­ments de réponses aux ques­tions pratiques.

Quatre types de conseils scientifiques

Même si toute sché­ma­ti­sa­tion est cri­ti­quable, on ne peut faire abs­trac­tion des quatre caté­go­ries de conseils que résume le tableau ci-dessous.

Autant les exper­tises de la pre­mière caté­go­rie (com­prendre pour com­prendre) sont aisé­ment inté­grées dans les habi­tudes des scien­ti­fiques, autant celles de la seconde (com­prendre pour faire) posent plus inten­sé­ment pro­blème car, dans les deux types de cas évo­qués, la légi­ti­mi­té de la déci­sion ne repose pas uni­que­ment sur la per­ti­nence scien­ti­fique du conseil.

Déci­deur public Déci­deur d’entreprise
Comp​rendre
pour comprendre
Éva­lua­tion des cher­cheurs, des labo­ra­toires, des ins­ti­tuts, des uni­ver­si­tés, etc. Fon­da­tions privées.
Compr​endre
pour faire
Déci­sions poli­tiques fon­dées sur des éva­lua­tions technicoscientifiques. Recherches néces­saires pour l’entreprise​(com­pé­tences, stra­té­gies, etc.).

Dans celui des conseils aux entre­prises, les dimen­sions éco­no­miques jouent elles aus­si un rôle majeur.

Dans le cas des conseils au poli­tique, l’éventail des com­po­santes de la déci­sion est bien plus large encore car elle doit viser en fin de compte au « bien public ».

Le conseiller n’a jamais voca­tion à se sub­sti­tuer au déci­deur. Il doit donc tou­jours pro­po­ser un choix entre diverses options pos­sibles, en com­men­tant leurs jus­ti­fi­ca­tions scien­ti­fiques, éta­blies le plus sou­vent au tra­vers d’expertises non pas indi­vi­duelles mais collégiales.

Son conseil devant conduire à des déci­sions, il doit exclure ce qui n’est mani­fes­te­ment pas pos­sible, énon­cer les dif­fi­cul­tés à pré­voir en fonc­tion des options rete­nues, docu­men­ter celles qui lui paraissent les plus prometteuses.

Transparence et confidentialité

Le conseiller scien­ti­fique doit faire face à des situa­tions para­doxales rela­tives à la publi­ci­té de ses avis. Ce qu’on tire d’un dia­logue avec ses pairs est à la mesure de ce qu’on leur apporte. C’est ce qui jus­ti­fie tout l’intérêt des entre­prises à être pré­sentes sur les lieux de créa­tion du savoir.

Le bien public

Le scientifique doit dire au politique si, d’un point de vue scientifique, les décisions qu’il va prendre vont dans le sens du bien public, mais il n’a lui-même, en tant que scientifique, aucun droit supplémentaire, par rapport à tout autre citoyen, à décider de ce qu’est le bien public, ce qui ne facilite évidement pas son rôle.

Mais cette trans­pa­rence est aus­si une exi­gence de la démo­cra­tie. Le citoyen est en droit de savoir qui conseille le pou­voir, d’exiger l’explicitation des pos­sibles conflits d’intérêts. En ce sens, il est sou­hai­table que l’avis des experts soit ren­du public. Par contraste, il est bien évident que tout ou par­tie des conseils scien­ti­fiques don­nés à un indus­triel ne peuvent être que confidentiels.

D’où la néces­si­té de se réfé­rer à une « éthique du consul­tant », repo­sant sur quelques règles simples, au rang des­quelles les sui­vantes : ne pas conseiller deux entre­prises concur­rentes ; affi­cher clai­re­ment son enga­ge­ment auprès d’une entre­prise et assu­mer les contraintes qu’elle peut impli­quer en matière de liber­té académique.

Le conseiller doit toujours proposer un choix entre diverses options possibles

La situa­tion du conseiller du déci­deur poli­tique est plus déli­cate encore car elle conduit à exi­ger de lui un devoir de réserve total. S’il ren­dait publics ses conseils, il com­met­trait une lourde faute contre la démo­cra­tie en pre­nant le risque d’influencer l’opinion alors que ce rôle ne lui appar­tient en rien : c’est au déci­deur et à lui seul qu’il revient de rendre public ce qu’en son âme et conscience il estime devoir l’être.

Former les décideurs mais aussi les citoyens

Il fut un temps où les déci­deurs des entre­prises étaient qua­si sys­té­ma­ti­que­ment des ingé­nieurs. Ils avaient donc reçu une for­ma­tion scien­ti­fique et tech­nique qui les ren­dait capables de béné­fi­cier d’un conseil scien­ti­fique. Tou­te­fois, avec l’accélération des sciences et leur intri­ca­tion étroite dans le cor­pus tech­no­lo­gique, l’illusion du savoir don­né ad vitam aeter­nam par l’obtention du diplôme et non confor­té ulté­rieu­re­ment n’est plus sim­ple­ment une preuve de cuis­tre­rie, elle est deve­nue très dan­ge­reuse pour le deve­nir des entre­prises. Pour ce qui est des déci­deurs poli­tiques, ils devraient prendre conscience de la dif­fé­rence entre un rai­son­ne­ment scien­ti­fique et un témoi­gnage, entre un avis et une opi­nion, entre une plai­doi­rie et une démonstration.

Ne pas confondre raisonnement scientifique et témoignage, avis et opinion, plaidoirie et démonstration

Il leur fau­drait pour cela une for­ma­tion non pas aux sciences, mais à l’esprit scien­ti­fique, don­née en amont, à Sciences-Po, à l’ENA, à l’École de la magis­tra­ture, dans les écoles de jour­na­lisme, en tous ces lieux où la vul­gate rela­ti­viste laisse croire que la connais­sance scien­ti­fique est une construc­tion sociale.

La légi­ti­mi­té du poli­tique repo­sant sur la délé­ga­tion de pou­voir que lui confèrent les élec­teurs se pose aus­si aujourd’hui de façon de plus en plus insis­tante la ques­tion de la for­ma­tion à la démarche scien­ti­fique de tous les citoyens. Les centres de la culture scien­ti­fique et tech­nique jouent effi­ca­ce­ment, encore que trop par­tiel­le­ment, ce rôle vis-à-vis des adultes, des lycéens ou des collégiens.

Mais, en fait, c’est dès le plus jeune âge qu’une telle for­ma­tion doit être entre­prise et il faut lar­ge­ment déve­lop­per le pro­ces­sus d’acculturation géné­ra­li­sée au ques­tion­ne­ment scien­ti­fique au tra­vers d’initiatives telles que La Main à la pâte, désor­mais sou­te­nues par des ins­ti­tu­tions publiques et des fon­da­tions privées.

Les atouts des polytechniciens

La croissante technicité de nos sociétés rend l’expertise scientifique de plus en plus indispensable pour les décideurs. Or nous sommes dans une situation de plus en plus critique.
Il y a urgence à réagir vis-à-vis de deux dangers majeurs : donner aux ingénieurs une formation bien trop éloignée de ce qu’est réellement la science en mouvement, laisser la pensée antiscience gangrener le monde des décideurs politiques.
Les atouts de l’École polytechnique dans ce combat sont incontestables : la formation pluridisciplinaire qu’elle dispense, la fougue de sa jeunesse, son implication dans les milieux décisionnels de l’entreprise et de l’État.
Il en résulte pour les polytechniciens des devoirs.
  • Devoirs en tant que scientifiques détenteurs d’une capacité d’expertise.
  • Devoirs en tant que formateurs des jeunes et de leurs maîtres.
  • Devoirs en tant que citoyens porteurs potentiels d’une parole courageuse contre la survalorisation du court terme aux dépens de l’avenir et contre le dénigrement consternant, qui prospère de nos jours, de la science.

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