L’agronomie : une science pour l’impact

Dossier : À quoi sert la science ?Magazine N°696 Juin/Juillet 2014
Par Marion GUILLOU (73)

Une situation en forte évolution

La pra­tique de la recherche évolue et se diver­si­fie. À côté d’une recherche totale­ment libre et poussée par la seule curiosité se dévelop­pent des recherch­es « final­isées » qui par­tent des ques­tions posées par la société. Dès 2008, lors de l’adoption de la « Vision 2020 pour l’espace européen de la recherche », l’élargissement des objec­tifs « aux répons­es aux besoins de la société » au-delà de la seule demande de l’économie était reconnu.

L’agronomie mobilise sciences de la vie, sciences économiques et sociales et sciences de l’environnement

Défis de san­té, défis de ges­tion durable des ressources naturelles ou d’atténuation du change­ment cli­ma­tique, défis de la sécu­rité ali­men­taire mon­di­ale : autant de ques­tions essen­tielles pour ces recherch­es finalisées.

Com­ment les pra­tiques ont-elles évolué dans ce domaine ? Ini­tiale­ment, l’agronomie con­cer­nait essen­tielle­ment la con­nais­sance des tech­niques agri­coles en inter­ac­tion avec le milieu physique.

Avec l’élargissement du rôle de l’agriculture et pour répon­dre aux ques­tions de la société, elle a peu à peu mobil­isé sci­ences de la vie, sci­ences économiques et sociales et sci­ences de l’environnement.

REPÈRES

La perception des sciences et technologies dans l’Union européenne, d’après une enquête menée en 2013, met en évidence des tendances fortes : 77 % des personnes interrogées reconnaissent leur influence positive sur la société, 76% d’entre elles demandent le respect de principes éthiques et une majorité souhaite être mieux informée des résultats obtenus.
On attend désormais des sciences une meilleure compréhension du monde et un moteur de transformation mais aussi que la société contribue à l’avancement des savoirs et voie son rôle reconnu à plusieurs étapes des processus de recherche.

L’agriculture entre sciences, économie et société2

L’agriculture est aujourd’hui recon­nue bien au-delà de sa seule fonc­tion de pro­duc­tion. Fig­ure nourri­cière, entre­pre­neuri­ale, généra­trice d’environnement, elle joue un rôle moteur dans le développe­ment économique et social des territoires.

Des recherches participatives

Lorsque le projet agro-écologique – celui qui vise la double performance économique et environnementale des agricultures – devient l’axe d’innovation privilégié, les chercheurs ne décident plus seuls de leurs orientations ; ils conduisent des recherches participatives, ils collaborent avec des organisations professionnelles pour s’assurer de la mise en pratique des solutions nouvelles – qu’il s’agisse du « sans labour », du mélange des variétés, de l’aménagement des paysages ou du bouclage des circuits biologiques.
Ils évaluent a priori et a posteriori les bilans globaux et modélisent les évolutions à long terme pour anticiper les facteurs limitants.

Elle s’est inten­si­fiée avec la révo­lu­tion indus­trielle, diver­si­fiée avec la révo­lu­tion tech­nologique et « écol­o­gisée » plus récem­ment pour assur­er la dura­bil­ité des milieux.

Entrée dans une forme exac­er­bée de com­péti­tion, elle n’a cepen­dant pas coupé avec ses racines cul­turelles, tirail­lée entre la relo­cal­i­sa­tion et la mon­di­al­i­sa­tion de ses objets. Elle touche à des valeurs uni­verselles : droit à l’alimentation, développe­ment durable, via­bil­ité des zones rurales.

Dès lors, la recherche agronomique elle-même est con­duite à adopter un nou­veau mode de pro­duc­tion des con­nais­sances, plus ouvert aux parte­naires et imbri­quant les domaines de l’alimentation, de l’agriculture et de l’environnement.

D’une pluralité d’enjeux à une approche systémique

Le change­ment est par­ti­c­ulière­ment per­cep­ti­ble dès lors qu’il s’agit de nour­rir le monde durable­ment : un monde dont la pop­u­la­tion croît tou­jours mais surtout dont bien­tôt 3 mil­liards d’habitants auront le pou­voir économique de con­som­mer au-delà du nécessaire.

Olivi­er de Ser­res (1539–1619), un des pre­miers à étudi­er de manière sci­en­tifique les tech­niques agricoles.

Aus­si les con­traintes seront-elles plus fortes et simul­tanées : pro­duire plus en respec­tant l’environnement, s’adapter aux vari­a­tions cli­ma­tiques, encour­ager des pra­tiques ali­men­taires durables, et les répons­es devront aller au-delà de celles don­nées à cha­cune de ces ques­tions indi­vidu­elle­ment. C’est bien d’un tra­vail d’ingénierie des sci­ences dont il s’agit, inté­grant des échelles de temps et de ter­ri­toires, et artic­u­lant les con­nais­sances en systèmes.

Pro­pos­er des pra­tiques agri­coles per­for­mantes et flex­i­bles face aux fluc­tu­a­tions du marché et du cli­mat, par des change­ments d’organisation et des approches tech­niques renou­velées. Col­lecter auprès des acteurs inno­vants leurs pra­tiques, les analyser, les con­fron­ter. Col­la­bor­er à l’échelle inter­na­tionale pour partager out­ils, pro­grammes et compétences.

Ces démarch­es reposent sur la capac­ité de la recherche agronomique à inter­a­gir avec les pro­fes­sion­nels qui bâtis­sent l’agriculture de demain, avec les acteurs qui con­som­ment ses pro­duits, avec des habi­tants qui vivent sur des ter­ri­toires divers, sans oubli­er les change­ments envi­ron­nemen­taux globaux à l’oeuvre. Cela demande une stratégie partagée, une poli­tique sci­en­tifique, une méthodolo­gie, et des com­pé­tences ; ceci implique une véri­ta­ble ingénierie des sciences.

L’agriculture est aujourd’hui reconnue bien au-delà de sa seule fonction de production

C’est bien la révo­lu­tion à l’oeuvre dans les organ­i­sa­tions de recherche agronomique partout dans le monde, qu’il s’agisse des pro­grammes des cen­tres inter­na­tionaux de recherche agri­cole du CGIAR3, de ceux de l’EMBRAPA au Brésil, de l’ARS aux États-Unis ou de l’INRA en France. Développe­ment de con­sul­ta­tions en amont du choix des pri­or­ités, exer­ci­ces de prospec­tive, syn­thès­es cri­tiques des con­nais­sances sur des sujets com­plex­es, recherch­es asso­ciant les agricul­teurs sont autant de travaux menés par les organ­i­sa­tions de recherche, avec leurs parte­naires, qui con­tribuent à pro­duire des con­nais­sances « sociale­ment robustes ».

Des consultations pour arrêter une stratégie scientifique4

Quand nous avons mis en chantier le doc­u­ment d’orientation de l’INRA pour 2010–2020, nous avons com­mencé par organ­is­er de nom­breux débats internes et externes pour réin­ter­roger nos prob­lé­ma­tiques et nos priorités.

Nourrir 9 milliards de personnes en 2050.
Nour­rir 9 mil­liards de per­son­nes en 2050. © ISTOCK

Se recon­nais­sant à la fois comme pro­duc­teur de con­nais­sances et comme con­tribu­teur à la com­préhen­sion des évo­lu­tions de la planète, au bien-être du citoyen et à l’innovation socio-économique, l’INRA se devait en effet de le faire.

Pour établir un tel doc­u­ment, il était dès lors naturel à la fois d’augmenter la capac­ité d’anticipation de l’institut et d’intensifier le dia­logue entre sci­ence et société pour mieux saisir l’évolution des deman­des adressées à l’institut ou les attentes implicites vis-à-vis de ses recherches.

Con­crète­ment, il s’est agi de con­cevoir et de con­duire des prospec­tives qui, par la con­struc­tion de scé­nar­ios, ont per­mis de dessin­er plusieurs futurs pos­si­bles et d’identifier les fac­teurs impor­tants à tra­vailler. Ain­si, « Agri­monde » a éclairé la place de l’évolution des régimes ali­men­taires pour déter­min­er les besoins de pro­duc­tion agri­coles dans le monde ou mis en évi­dence des leviers majeurs pour assur­er la sécu­rité ali­men­taire comme les échanges com­mer­ci­aux et la diminu­tion des pertes et gaspillages.

Il faut intensifier le dialogue entre science et société

Simul­tané­ment, le rôle des acteurs non sci­en­tifiques dans les proces­sus de change­ment a été recon­nu au sein de la sphère sci­en­tifique, ain­si que leur capac­ité d’interpellation sur les objets ou les modal­ités des recherch­es. La con­sul­ta­tion mise en place à tra­vers des réu­nions avec les parte­naires ou le Web a enrichi les propo­si­tions faites par les sci­en­tifiques de l’institut.

À un grain plus fin, de grands pro­grammes col­lab­o­rat­ifs ont été con­stru­its avec les parte­naires du monde agri­cole et ali­men­taire sur les nou­veaux modes de pro­duc­tion (pro­duc­tion inté­grée) ou sur les inno­va­tions atten­dues (génomique ani­male, biotech­nolo­gies vertes, chimie du végé­tal, ali­men­ta­tion durable).

S’assurer de l’impact sur le terrain des résultats de la recherche

Au-delà des sujets ain­si analysés par les équipes de recherche, seules ou en col­lab­o­ra­tion, il est impor­tant de se préoc­cu­per de la dif­fu­sion des résul­tats mais plus encore de l’adoption effec­tive des inno­va­tions qui en résul­tent pour s’assurer de leur impact réel. Ce qui est bien sûr facil­ité si les pro­grammes de recherche ont été dès l’origine dis­cutés avec les acteurs pro­fes­sion­nels ou sociaux.

Impacts socio-économiques

La mesure des impacts socio-économiques des travaux conduits par la recherche agronomique se développe partout dans le monde.
Il s’agit par exemple, pour les centres internationaux de recherches agricoles, d’impliquer des partenaires des pays en développement dès le début des programmes, afin d’identifier avec eux les questions à résoudre, puis, quelques années plus tard, d’accompagner la mise en place des innovations – anticipées ou inattendues – issues de la recherche.

Pour un insti­tut de recherche final­isée, qui se situe à la croisée des con­nais­sances sci­en­tifiques et des prob­lèmes sur lesquels bute la société, porter atten­tion à l’impact des travaux con­duits est par­ti­c­ulière­ment impor­tant. Son activ­ité con­cerne en effet une pro­duc­tion sci­en­tifique orig­i­nale mais aus­si les effets socio-économiques de ses inno­va­tions et de ses con­tri­bu­tions à la pro­duc­tion de biens publics.

Ce dernier domaine est sans doute le plus dif­fi­cile à mesur­er ; il peut s’agir d’une syn­thèse des con­nais­sances sur les méth­odes per­me­t­tant l’atténuation des émis­sions de gaz à effet de serre par l’agriculture comme de travaux sur le main­tien de sols vivants ou la recherche de bio-indi­ca­teurs de la qual­ité des eaux de rivière.

Accepter les ques­tions de la société néces­site donc, pour une organ­i­sa­tion de recherche, à la fois d’adapter ses pra­tiques de recherche, ses modal­ités insti­tu­tion­nelles de fonc­tion­nement et le choix de ses pro­grammes pri­or­i­taires. Ces exi­gences por­tent en par­ti­c­uli­er sur l’évolution de ses com­pé­tences, de ses modal­ités de ges­tion et de ses sys­tèmes d’évaluation. C’est tout cela à la fois qu’implique la volon­té de pra­ti­quer une sci­ence pour l’impact.

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Agree­ni­um est un con­sor­tium qui regroupe les prin­ci­paux acteurs de la recherche et de la for­ma­tion supérieure agronomiques et vétéri­naires en France.
2. Mar­i­on Guil­lou, « Recherche agronomique », La Recherche en mou­ve­ment, Éd. Guten­berg Sci­ences, 2009.
3. www.cgiar.org
4. Doc­u­ment d’orientation INRA 2010–2020.
5. www.cgiar.org Annu­al report 2012.

Dernier ouvrage de l’auteur : 9 mil­liards d’hommes à nour­rir, avec Gérard Math­eron, Éd. Bourin, Paris 2011.

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