La guerre économique mondiale compromet-elle la liberté de la recherche ?

Dossier : À quoi sert la science ?Magazine N°696 Juin/Juillet 2014
Par Bernard ESAMBERT (54)

Que l’innovation soit la prin­ci­pale arme des entre­pris­es plongées dans la com­péti­tion des temps mod­ernes – que je qual­i­fie pour ma part de guerre économique depuis main­tenant plus de quar­ante ans – est désor­mais une évi­dence. Il suf­fit d’évaluer les enjeux de la réus­site de chaque mou­ve­ment du fan­tassin-entre­prise pour s’en persuader.

L’innovation participe du développement matériel mais aussi culturel de la société

Une amélio­ra­tion de la pro­duc­tiv­ité ou de la qual­ité peut entraîn­er un avan­tage de quelques pour­cents sur la com­péti­tiv­ité des produits.

Mais prof­iter d’une inno­va­tion pour mod­i­fi­er le pro­duit, le ser­vice, son con­texte de fab­ri­ca­tion et de com­mer­cial­i­sa­tion peut provo­quer, au moins dans un pre­mier temps, un gain sans com­mune mesure.

L’innovation stim­ule la con­cur­rence en brisant les monopoles et les priv­ilèges. Elle provoque ou sat­is­fait de nou­veaux besoins des con­som­ma­teurs. Le ressort de la com­péti­tiv­ité indus­trielle réside en elle.

REPÈRES

Le taux cible de 3 % du PNB consacré à la R&D a été approché par la France dans les années 1970 pour redescendre à environ 2,2 % aujourd’hui. C’est un peu mieux que l’Union européenne, qui atteint à peine 2 %, mais c’est moins bien que le 2,4 % en moyenne pour les pays de l’OCDE, le 2,8 % des États-Unis, le 3,3 % du Japon, le 3,5% de l’Allemagne et le 3,7 % de la Corée du Sud. La Chine est près d’atteindre 2 % et s’est fixé l’objectif de 2,5 % en 2020.

Avantage à l’innovation

Mais il y a un prix à pay­er : l’innovation est une dis­con­ti­nu­ité, voire une destruc­tion même si elle est créa­trice ; et c’est un proces­sus long. « D’abord le rêve, puis dix ans de cauchemar, enfin la réal­ité », c’est ain­si qu’un Japon­ais décrivait, au moment de la furia nip­pone des années 1970, le proces­sus d’innovation.

Mais il y a aus­si le bon côté de la médaille : en matière d’innovation l’avantage est à l’attaquant, comme sou­vent dans la guerre. Ain­si la petite affaire Boe­ing devint leader dans son secteur en util­isant pour la deux­ième généra­tion d’avion à réac­tion une aile en flèche qui don­nait à cet appareil la sta­bil­ité que n’avait pas le Comet bri­tan­nique. Pour un chef d’entreprise, il vaut mieux s’éveiller chaque matin homme nouveau.

L’État serait bien inspiré pour sa part d’encourager au moins autant l’innovation que la recherche-développe­ment, la R&D, pour laque­lle de nom­breux mécan­ismes ont été mis en œuvre depuis près d’un demi-siè­cle. La R&D débouche sou­vent sur des inno­va­tions par un proces­sus d’incorporation des con­nais­sances sci­en­tifiques aux don­nées économiques. Toute­fois cette fil­i­a­tion n’est pas tou­jours linéaire.

Bref, l’innovation devrait être recon­nue en tant que telle comme instru­ment indis­pens­able du développe­ment matériel mais égale­ment cul­turel de nos sociétés.

Deux stratégies

La prospérité de l’Allemagne inter­pelle quant à la pré­dom­i­nance chez nos voisins d’une recherche moins fon­da­men­tale qu’en France et à un intérêt plus mar­qué des entre­pris­es pour l’innovation qui est, out­re-Rhin, une quête con­tin­ue alors qu’elle est beau­coup plus aléa­toire chez nous.

Sans le ressourcement de la recherche fondamentale, la recherche appliquée ne peut que se dessécher

En France, les « grands pro­grammes » con­sacrés à la fin du siè­cle dernier à l’informatique, au nucléaire, au secteur spa­tial, à l’aéronautique, aux télé­com­mu­ni­ca­tions ou aux trans­ports ter­restres à grande vitesse ont ten­té d’infléchir la ten­dance à priv­ilégi­er la recherche « de base ». Ils ont incon­testable­ment eu un impact appré­cia­ble en ce sens. Toute­fois, les con­som­ma­teurs ont par­fois eu l’impression que les dépens­es con­sacrées à ces secteurs ne les con­cer­naient pas directe­ment et leur sen­ti­ment s’est trou­vé con­forté par le résul­tat de divers­es études qui ont mon­tré que leurs retombées sur les indus­tries de con­som­ma­tion étaient faibles.

Com­ment, dès lors, choisir entre deux straté­gies : celle prônée par les util­i­taristes, qui jugent la matière grise trop rare pour qu’on la gaspille à des spécu­la­tions intel­lectuelles et qui souhait­ent la réserv­er au développe­ment économique, et celle des fon­da­men­tal­istes qui pensent au con­traire que c’est le pro­grès sci­en­tifique de base qui con­di­tionne les avancées tech­niques et leurs retombées sociales et que c’est donc à lui qu’il faut don­ner la priorité.

« Que l’on songe par exem­ple, dis­ent-ils, aux appli­ca­tions, dans l’aéronautique et l’électronique, des séries de Fouri­er, décou­vertes au début du XIXe siè­cle ; et y aurait-il des lasers chirur­gi­caux si l’on n’avait pas essayé de com­pren­dre la nature de la lumière ? »

Sans le sec­ours des dis­ci­plines fon­da­men­tales, qu’il faut sou­vent con­juguer pour faire pro­gress­er la recherche dite « appliquée », celle-ci, coupée de son arbre de vie, se dessécherait.

Recherche fondamentale, recherche appliquée

C’est en fait toute la sci­ence qui doit pro­gress­er de front si l’on vise le long terme et non seule­ment le très court terme. Mais le savant n’est pas que le servi­teur de l’ingénieur, et la recherche fon­da­men­tale a un rôle plus ambitieux.

La science et ses applications

Pasteur l’avait déjà très clairement énoncé : « Je ne connais pas de différence entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée, je ne connais que la science et ses applications qui sont comme l’arbre et les fruits qu’il porte. »
L’accroissement de notre connaissance collective ne nous apporte-t-elle pas des outils propices à l’innovation ? Et, quelles que soient leurs finalités, les recherches scientifiques, qu’elles aient une vocation de connaissance ou d’action, n’utilisent-elles pas les mêmes procédés et les mêmes détours de l’esprit humain ?

Elle répond à la soif de com­pren­dre et elle est un des élé­ments du pro­grès général des con­nais­sances, fac­teur de cul­ture des sociétés qu’aucune nation dévelop­pée ne peut nég­liger. Elle ne se périme pas et elle doit être trans­mise. L’aboutissement de l’activité de recherche est un enrichisse­ment de notre con­nais­sance col­lec­tive, un bien pub­lic de l’humanité qui nous per­met d’élever notre niveau de pensée.

Un fos­sé, toute­fois, sépare habituelle­ment recherche et inno­va­tion dans leurs modal­ités de développe­ment et de financement.

La recherche qu’on con­tin­ue, mal­gré Pas­teur, à qual­i­fi­er de fon­da­men­tale, n’ayant par déf­i­ni­tion pas de per­spec­tive économique directe, est le plus sou­vent le fait de lab­o­ra­toires publics. Bien que large­ment dévelop­pée à par­tir de la loi d’orientation de la recherche et du développe­ment tech­nologique de 1982, sa col­lab­o­ra­tion avec le monde de l’économie, de l’industrie et des ser­vices reste encore trop parcellaire.

De sur­croît, c’est l’État qui, pour l’essentiel, s’investit de la respon­s­abil­ité de l’organisation, du finance­ment et du pilotage de recherch­es cen­sées s’effectuer dans l’intérêt général. Mais on peut se deman­der si, avec son organ­i­sa­tion forte­ment pyra­mi­dale, sa soif de comités, de con­seils, de « pro­grammes », il est le mieux placé pour provo­quer l’étincelle créa­trice au tour­nant de plusieurs disciplines.

Alléger les contraintes

Y aurait-il des lasers chirur­gi­caux si l’on n’avait pas essayé de com­pren­dre la nature de la lumière ? © KEY GRAPHIC

La recherche non final­isée, qui prend appui sur le sur­gisse­ment d’idées nova­tri­ces et la remise en cause sys­té­ma­tique de l’orthodoxie et des normes, tolère l’échec comme l’un des élé­ments pos­si­bles d’un par­cours réelle­ment inno­vant. Quand on demande à un chercheur de se lancer dans l’aventure d’explorer des ter­ri­toires encore vierges, il faut lui laiss­er ses biens les plus pré­cieux : la créa­tiv­ité et l’enthousiasme.

Une telle recherche n’est pas for­cé­ment maîtresse de son des­tin. Ne pas occul­ter les essais infructueux peut, en fin de compte, débouch­er sur des décou­vertes. Ain­si conçue comme une activ­ité créa­trice, une telle recherche ne peut don­ner lieu qu’à un seul critère de juge­ment : l’excellence.

Or la ten­ta­tion de l’État, voulant se pré­mu­nir con­tre le gaspillage de ses finance­ments, est aujourd’hui d’ajouter en per­ma­nence des couch­es de bureau­cratie à son fonc­tion­nement : d’où le dan­ger qu’un pilotage présen­tant un degré trop élevé de sophis­ti­ca­tion et de com­plex­ité ne con­damne de fait le chercheur, en fin de chaîne, à un rôle de sim­ple exécutant.

Du côté de la recherche appliquée, les con­traintes ne sont pas moin­dres : la devise du patron d’unité est dev­enue « con­tracter ou périr ». À tel point que, dans cer­taines dis­ci­plines, des chercheurs com­men­cent à red­outer que leur exis­tence même puisse dépen­dre de leur soumis­sion à des objec­tifs imposés d’un extérieur qui leur serait par trop étranger.

Mieux intégrer la science dans la société

Le monde des entre­pris­es tire désor­mais à lui une pro­por­tion impor­tante des chercheurs et finance une part crois­sante de la recherche finalisée.

Appel à la responsabilité

Pour les chercheurs publics, l’objectif est de desserrer les multiples contraintes administratives et fonctionnelles souvent bien intentionnées qui canalisent et encadrent l’effort de recherche au point qu’elles finissent par étouffer ses acteurs ; pour les chercheurs de terrain, il est d’évoluer plus librement dans leur rapprochement avec la production.
Pour desserrer ces multiples contraintes, pour une large part naturelles, une exigence est possible et souhaitable : faire appel à la responsabilité des uns et des autres.

La France respecte un relatif équili­bre, dans son sou­tien glob­al aux recherch­es, entre celles qui ont pour objet la con­nais­sance et celles qui sont tournées vers l’action, mais à un niveau budgé­taire glob­ale­ment insuffisant.

Bud­gets publics et bud­gets privés devraient encore mieux s’équilibrer, croître simul­tané­ment et ain­si per­me­t­tre l’enrichissement à la fois de notre esprit et de nos modes de vie. Notre sen­ti­ment d’appartenir à une même planète en tant qu’êtres humains con­scients de la sol­i­dar­ité qui les unit y gagnerait.

À con­di­tion toute­fois que la sci­ence nous offre une plate­forme de dia­logue et de cul­ture. Les chercheurs sont redev­ables envers la société d’une meilleure dif­fu­sion de leurs travaux, de leurs décou­vertes et de leurs impacts sur notre évolution.

La tentation de l’État est de multiplier les couches de bureaucratie

Mais c’est aux citoyens qu’il appar­tient, tout en faisant part de leur curiosité et de leur soif de com­pren­dre, de dire si toutes les inno­va­tions sont accept­a­bles et jusqu’où, si l’on veut échap­per à l’accusation, datée mais tou­jours poten­tielle, de Paul Valéry : « La sci­ence, atteinte mortelle­ment dans ses ambi­tions morales, est comme déshon­orée par la cru­auté de ses applications. »

L’avenir de la recherche passe aus­si par cet étab­lisse­ment d’un dia­logue, par­fois dif­fi­cile mais essen­tiel, entre sci­ence et société, entre la sci­ence et quelque sept mil­liards d’individus.

BIBLIOGRAPHIE

  • Bernard ESAMBERT, Une Vie d’influence dans les couliss­es de la Ve République,
    Paris, Flam­mar­i­on, 2013. Prix Saint-Simon.
  • Paul VALÉRY, La Crise de l’esprit, Athenaus, Lon­dres 1919.

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