Le prix littéraire d’X-Auteurs décerné à Jean Sousselier (58)

Dossier : ExpressionsMagazine N°656 Juin/Juillet 2010

UNE ÉTRANGE EXPÉRIENCE

C’est arrivé un jour, brusque­ment, alors que je ne m’y attendais vrai­ment pas.

C’é­tait un beau dimanche d’avril, et j’é­tais par­ti me promen­er, comme j’aimais le faire en ce temps-là. Je par­tais seul ordi­naire­ment, car Suzanne n’aimait pas ces errances sans but défi­ni, et surtout dépourvues de l’at­trait des vit­rines éclairées et des mag­a­sins ouverts. En général, je longeais les quais de la Seine, puis je remon­tais par de petites rues jusqu’au Lux­em­bourg, bref je flâ­nais dans ces quartiers rich­es de libraires, d’an­ti­quaires, de bouquinistes.

C’est au cours de cette prom­e­nade que cela m’est arrivé. Pourquoi moi ? Rien ne me prédis­po­sait à cela. J’avais eu une enfance et une ado­les­cence tran­quilles et studieuses, dans une famille de pro­fesseurs où on ne plaisan­tait ni avec l’é­tude, ni avec la con­duite, et où toute espèce de diva­ga­tion était fer­me­ment désavouée, qu’elle fût men­tale ou com­porte­men­tale. Et ce n’est pas ma pro­fes­sion qui changea quelque chose à cet état de fait : j’avais été embauché après mes études par une grande banque, où je pour­suiv­ais depuis cinq ans une car­rière hon­or­able, mais où il n’y avait pas de place pour le rêve ou l’imagination.

Extérieure­ment, je n’ai rien d’ex­cep­tion­nel, mon physique est quel­conque, mon aspect ordi­naire. Ma vie privée était on ne peut plus banale : je vivais depuis trois ans avec Suzanne, que j’avais con­nue durant nos années de col­lège. Nous n’é­tions pas pressés de nous mari­er ; elle avait fait des études de médecine et tra­vail­lait main­tenant dans un hôpi­tal, et son méti­er la sat­is­fai­sait pleinement. 

Le choc

Vous com­prenez main­tenant mon ébahisse­ment quand c’est arrivé : je suis resté sans voix, com­plète­ment idiot ; je ne pou­vais plus réfléchir, ce n’é­tait plus moi. D’habi­tude, je maîtrise com­plète­ment mes émo­tions, mais là, j’avais l’im­pres­sion que c’é­tait un autre qui agis­sait à ma place ; oui, c’est cela, c’é­tait un autre qui vivait ce que je vivais.

Je n’ai repris mes esprits que le soir, en ren­trant chez moi. Je devais avoir l’air un peu bizarre, car Suzanne m’in­ter­ro­gea tout de suite :
— Oh là là ! Tu en fais une tête ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Euh, non, rien !

J’avais décidé de ne rien lui dire. C’é­tait assez con­traire à nos habi­tudes, car nous nous par­lions générale­ment très libre­ment, avec beau­coup de con­fi­ance de part et d’autre, enfin c’est ce dont j’é­tais intime­ment con­va­in­cu. Mais là, j’é­tais gêné, sans savoir vrai­ment pourquoi ; je préférais garder ça pour moi, même si après tout, cela me coû­tait beau­coup. En fait, je tenais à notre rela­tion, qui s’é­tait nouée dans un cer­tain con­texte, et qui pou­vait être ébran­lée par un tel événement.

Jean Sous­se­li­er (58) a com­mencé sa car­rière à IBM, prin­ci­pale­ment à l’In­sti­tut de cal­cul scientifique.

En 1970, il quitte IBM et fonde Sta­tiro, SSII spé­cial­isée en sta­tis­tiques (logi­ciels et ser­vice), qu’il vend à GFI en 1980.

Il y occupe dif­férentes fonc­tions de direc­tion, puis rachète Sta­tiro en 1985, la développe forte­ment et la revend en 1998 au groupe Ipsos.

Il refonde alors une nou­velle société tou­jours spé­cial­isée en infor­ma­tique et sta­tis­tiques, JSC, qu’il dirige depuis.

Il est l’au­teur de Van­ité des van­ités… tout est van­ité paru aux Édi­tions Édilivre (voir La Jaune et la Rouge d’avril 2010).

Parler ou se taire ?

Elle insista :
— Mais si, je vois bien que tu n’es pas nor­mal. Il s’est passé quelque chose ?
— Mais non, tu te trompes.

Il fai­sait un peu chaud, c’est tout. J’ai tran­spiré, je vais aller pren­dre une douche. Elle me regar­dait d’un air louche, elle n’é­tait pas dupe de mes déné­ga­tions. La douche me fit du bien, j’en avais vrai­ment besoin après ce qui s’é­tait passé. La soirée se pas­sa tran­quille­ment. Suzanne lisait, ren­frognée en boule dans un fau­teuil. Moi, je revivais dans ma tête les événe­ments de l’après-midi, me deman­dant par­fois si je n’avais pas rêvé.

Si je ne te con­nais­sais pas, je ne te croirais pas, je te prendrais pour un mythomane

Le lende­main, en arrivant au bureau, je fis comme si de rien n’é­tait. Mal­gré l’en­vie que j’avais de briller, il m’avait sem­blé absol­u­ment impos­si­ble de racon­ter cette his­toire à mes col­lègues : ils ne l’au­raient sans doute pas crue, et se seraient moqués de moi. Ou alors ils l’au­raient crue, mais cela aurait été pire, la jalousie est un poi­son d’au­tant plus dan­gereux qu’il est sou­vent dis­simulé. J’avais sim­ple­ment décidé d’en par­ler à Pierre, qui était mon ami d’en­fance, et avec qui je n’avais pas de secret. Je l’emmenai donc déje­uner, en lui expli­quant que j’avais quelque chose à lui racon­ter. Je choi­sis une table à l’é­cart, et après avoir com­mandé, je lui racon­tai toute l’his­toire. Il me regar­dait avec des yeux ronds.

— Non, ce n’est pas pos­si­ble ! Si je ne te con­nais­sais pas, je ne te croirais pas, je te prendrais pour un mythomane.
— Tu me con­nais depuis assez longtemps pour savoir que je suis inca­pable d’in­ven­ter une his­toire pareille !
— C’est sûr. C’est pour cela que je tombe des nues. En as-tu par­lé à quelqu’un d’autre ?
— Tu es fou !
— Même pas à Suzanne ?
— Bien sûr que non.
— Que vas-tu faire maintenant ?
— Je ne sais pas ; pour le moment, je vais faire comme si de rien n’é­tait. Je compte sur toi pour n’en par­ler à per­son­ne, n’est-ce pas ?
— Je te le promets, bien entendu. 

Serait-ce reproductible ?

Nous nous séparâmes après déje­uner, et je le vis s’éloign­er pen­sif, lourd du secret qu’il partageait main­tenant avec moi. La semaine se pas­sa sans inci­dent, mais j’avais l’im­pres­sion d’être sur un bateau soumis à un roulis lent et continuel.

Le dimanche arri­va. Après déje­uner, j’an­nonçai à Suzanne que je sor­tais faire une prom­e­nade. Elle hési­ta, fut à deux doigts de me deman­der de l’emmener, et se rav­isa au dernier moment.
— O.K., dit-elle, amuse-toi bien.

Je par­tis, et refis lente­ment le même par­cours que le dimanche précé­dent. Il fai­sait tout aus­si beau, c’é­tait la même journée, les mêmes gens dans la rue. Enfin, pas tout à fait. En arrivant vers l’en­droit où ça s’é­tait passé, je m’ar­rê­tai, regar­dai autour de moi. Il n’y avait rien d’anor­mal. Chaque chose était à sa place. Le marc­hand de jour­naux s’ag­i­tait dans son kiosque. Il avait été témoin de ce qui s’é­tait passé, aus­si je me tour­nai vers lui, cher­chant un regard de com­plic­ité. Mais rien ! Il eut un instant d’hési­ta­tion, pen­sant que je voulais acheter un jour­nal, puis il haus­sa les épaules, tapotant à nou­veau ses piles de revues.

Une indif­férence pareille, ce n’é­tait pas pos­si­ble, il avait vu, lui aussi !

Je m’as­sis à une ter­rasse de café ; je dus appel­er le garçon qui bayait aux corneilles. Je l’avais recon­nu, il était là lui aus­si, dimanche dernier. Je le fix­ai droit dans les yeux. Il me jeta à peine un coup d’œil, don­na un coup de tor­chon sur la table.
— Et pour Mon­sieur, qu’est-ce que ce sera ?
— Un café, s’il vous plaît.

J’é­tais décon­te­nancé : une indif­férence pareille, ce n’é­tait pas pos­si­ble, il avait vu, lui aus­si ! Je restai quelque temps au café, puis je flâ­nai encore aux alen­tours, mais rien ne se pro­duisit. C’é­tait donc arrivé pour la pre­mière fois, mais aus­si pour la dernière fois ! Je ren­trai chez moi, un peu mélan­col­ique. Cette fois-ci, Suzanne ne me fit aucune réflex­ion : elle m’avait dévis­agé avec soin, et avait con­clu en son for intérieur que tout était rede­venu normal.

Je m’é­tais beau­coup inter­rogé, toute la semaine, pour savoir si j’al­lais com­plète­ment chang­er de vie après ce qui s’é­tait passé. J’avais été à deux doigts de le faire : démis­sion­ner de la banque, tout envoy­er balad­er étaient des déci­sions qui sur­gis­saient par bouf­fées dans mon esprit, auréolé d’une supéri­or­ité nou­velle. J’avais vécu quelque chose que les autres, ces pan­tins avec leur petite vie étriquée, ne con­naî­traient jamais, et donc une des­tinée nou­velle m’é­tait peut-être promise. 

Vivre avec…

Mais main­tenant, à quoi bon ? Cela ne s’é­tait pas renou­velé, et con­traire­ment à ce que j’avais imag­iné, je n’avais pas changé, j’é­tais tou­jours le même. Le reste du monde pou­vait chang­er, m’avoir pro­posé des aspects nou­veaux et insoupçon­nés, mais cela ne me don­nait pas le droit de mérit­er une autre vie que celle qui avait tou­jours été la mienne, celle de la qua­si-total­ité des gens. La seule chose qui m’en dis­tin­guait, c’é­tait ce sou­venir, ce petit secret au fond de moi, qu’il me plaît par­fois de caress­er, le soir, quand je suis seul, et que tout le monde dort.

Accéder au sec­ond prix : Mag­a­sin de porcelaine

2 Commentaires

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Hen­ri Piérirépondre
12 juillet 2010 à 9 h 07 min

Une étrange expéri­ence
Vrai­ment pas mal. Bonne tech­nique du roman, sus­pens bien entretenu,pas de hap­py end. Pre­mier prix cer­taine­ment mérité.

Frédéri­cLNrépondre
5 janvier 2013 à 21 h 03 min

Félic­i­ta­tions…
aus­si sincères que tar­dives ! Cette pre­mière fois per­met de pro­jeter “des mon­tagnes de ques­tions” et d’ex­péri­ences. Bravo !

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