Magasin de porcelaine

Dossier : ExpressionsMagazine N°656 Juin/Juillet 2010Par : Marie Corbin

Le deuxième prix lit­té­raire d’X-Auteurs est attri­bué à Marie CORBIN

Sa main s’est déta­chée. Maman git au sol. Elle crie, elle crie et moi je la vois à mes pieds et ma main bal­lante. Ma main sans sa main, sa main sans la mienne et celles de cette femme agrip­pées aux che­veux de Maman. Elle la frappe. Elle y mêle ses mains, ses pieds, sa voix et me laisse là la main pen­dante. En pleine rue, en pleine jour­née, en pleine enfance, un maga­sin de por­ce­laine est né dans mon cœur.

Une hys­té­rique. Elle s’est jetée à la tête de Maman. Elle l’a sau­va­ge­ment agres­sée. Fina­le­ment, ça aurait presque pu être drôle ou inso­lite. Maman a eu très peur, d’ailleurs, elle en parle encore. Moi, je n’ai pas eu peur. J’ai com­pris. De cette com­pré­hen­sion ins­tinc­tive dont seuls les enfants sont capables.

Maman était là et me tenait la main fer­me­ment. On mar­chait dans la rue, dans cette ville de pro­vince où tout semble être par­fai­te­ment à sa place. La bou­lan­ge­rie, l’é­cole, le bureau de Papa, le maga­sin de Nicole. Et les mères qui tiennent la main de leurs petites filles. Quelque chose s’est pro­duit. Un évé­ne­ment, un inci­dent, ano­din en somme. La chaîne de la cau­sa­li­té uni­ver­selle s’est rom­pue sous mes yeux. Un grain de sable dans la méca­nique bien hui­lée du monde, des villes de pro­vince et des mères qui se pro­mènent avec leurs petites filles. Maman au sol, car cette dame incon­nue, insi­gni­fiante et ano­nyme l’a pous­sée. Cette dame a mar­ché dans la rue comme nous, dans cette même ville où tout est à sa place.

Mais c’est une folle, comme les fous que l’on ima­gine dans les asiles, qui parlent tout seul, qui mangent les plantes ou se prennent pour Jésus. La méca­nique s’est enrayée. Une don­née exo­gène s’est insé­rée dans le cir­cuit des causes et des conséquences.

Maman est la pre­mière figu­rine de mon maga­sin de porcelaine.

Quand je lui répé­tais, avec une gra­vi­té imper­tur­bable, » J’ai un maga­sin de por­ce­laine « , elle riait. Mais je sais qu’elle avait peur. Peur que la petite fille à la main bal­lante ne souffre d’un trau­ma­tisme irré­ver­sible. Elle avait tort, j’a­vais juste compris.

Plus tard, c’est à toi que j’ai pré­sen­té mon maga­sin de por­ce­laine. Tu as trou­vé ça beau, émou­vant, sub­til. Tu as trou­vé ça d’une poé­sie rare. Tu ne savais pas encore que tu étais un membre émi­nent de ma bou­tique. Je suis sûre qu’au fond tu trou­vais ça bizarre. Cette idée obsé­dante et cette manie d’a­che­ter ici et là des figu­rines de por­ce­laine, moches, inutiles, ridi­cules. Si seule­ment, tu étais là pour voir à quel point j’a­vais rai­son. Tu es la preuve de ma pers­pi­ca­ci­té. Maman est entrée la pre­mière dans mon maga­sin. Alors, j’y ai mis Papa. C’est nor­mal. Puis j’y ai mis mon lapin en peluche, ma sœur, mon frère, Grand-mère, Grand-père.

Plus tard, il y a eu des figu­rines inédites : un joueur de ten­nis, une chan­teuse et puis un amour dévas­ta­teur de qua­trième. J’ai gran­di et les enfants de Soma­lie y sont entrés, les pauvres, les malades et les vieux. Toi, tu as une place unique dans mon maga­sin. Tu es en cris­tal. Le grand luxe, au milieu de cette plèbe de por­ce­laine. Tous les jours, mon maga­sin de por­ce­laine évolue.

Le jour de l’ou­ver­ture, Maman a été ébré­chée. Quelques années plus tard, il a fal­lu enle­ver quelque chose de la tête de Papa. Quelques grammes de por­ce­laine ont dis­pa­ru. Ton­ton a quit­té le maga­sin. Bru­ta­le­ment, un jour de décembre. Il est tom­bé de l’é­ta­gère. Des miettes. Un jour, j’ai fait l’in­ven­taire. Mon maga­sin avait vieilli. Mal­gré mon dévoue­ment, maman était ébré­chée, Papa per­cé, ma sœur rayée, mon frère un peu terne et ton­ton dis­pa­ru. Tu es entré dans mon maga­sin et je me suis pro­mis de t’é­par­gner ce triste sort. J’ai mis un mor­ceau de soie sur ta figu­rine. Je t’ai mis dans une boîte, toi qui es en cris­tal. Tu en es sor­ti bien vite.

Et voi­là le résul­tat. Tu es une enve­loppe de cris­tal. Vide. Moi, je veille sur les figu­rines. Je les soigne quand elles ont mal. Par­fois, je suis en colère, je hurle et ma voix les ébranle. Je les laisse ter­nir sous la pous­sière. Je les griffe et elles s’é­brèchent. Mais, ne t’in­quiète pas, elles me rendent bien la pareille. Quand ton­ton est tom­bé, j’ai essayé de le rat­tra­per et il a failli m’en­traî­ner dans sa chute. Je m’en suis bien sor­tie. J’ai per­du un mor­ceau, mais seule­ment un mor­ceau. Pas si grave.

Tu vois, j’a­vais rai­son. J’a­vais bien com­pris. Quand maman a été ébré­chée, j’ai su qu’il fal­lait que je veille. Je veille et mes figu­rines conti­nuent à se déla­brer. Elles sont tou­chées par ci, par là mal­gré mon atten­tion sans faille. Tu trou­vais ça beau, toi, un maga­sin qui a tra­ver­sé les années, comme un visage ridé. Tu disais que c’é­tait la vie. Et que maman était plus belle ébré­chée, Papa plus serein avec un mor­ceau de tête en moins et Ton­ton plus léger sans le poids de sa figu­rine. C’est malin. Tu crois que tu es plus beau comme ça ? Plus serein ? Plus léger ?

Je peux mettre la clé sous la porte. Tu gis sur ce lit et je m’ef­force de déta­cher ce moment de tous les autres. De tous ceux qui sont venus avant, de tous ceux, qui vien­dront après, ou ne vien­dront pas. Ou ne vien­dront pas. Je ne te féli­cite pas. Tu trouves ça intel­li­gent, toi, de lan­cer de tels défis au temps ? Tu t’en­dors comme ça, tu fais dis­pa­raître le pré­sent et tu ne donnes aucune cer­ti­tude au futur. Tu t’es endor­mi dans un inter­valle semi-ouvert, comme un défi à l’a­rith­mé­tique. Je dirai plu­tôt semi-fer­mé. Tu dirais sûre­ment avec un air nar­quois que c’est la même chose. Semi-ouvert, semi-fer­mé. Semi-ouvert, on attend la fer­me­ture, semi-fer­mé on attend l’ou­ver­ture. Le temps s’est arrê­té pour toi. Pas pour moi. Comme c’est bizarre.

Je ne t’ai jamais racon­té la façon sau­vage qu’a l’ad­ver­si­té de s’en­gouf­frer sans pré­ve­nir dans mon maga­sin de por­ce­laine. Main­te­nant tu sais. Elle est entrée chez moi la semaine der­nière et t’a enle­vé. D’ha­bi­tude, elle ébrèche ou elle réduit en pous­sière. Mais toi, tu es en cris­tal, elle a eu pitié. Elle n’a pas vou­lu lais­ser de trace, elle a aspi­ré dis­crè­te­ment, insi­dieu­se­ment le plus pur de ta matière. Je ne t’ai pas dit car je n’ai jamais trou­vé le moyen de filer la méta­phore aus­si loin.

Parce que mon maga­sin est un espace bien clos et que ce qui se pro­duit avant l’en­trée ou après la sor­tie du maga­sin n’a pas la poé­sie de la por­ce­laine. Je n’ai pas pu par­ler même à toi. Je t’ai dit Maman dans la rue. Papa à l’hô­pi­tal, Ton­ton sur la route, je n’ai pas pu. Ce n’est plus le moment. Je ne crois pas que tu m’en­tendes. Je ne veux pas te par­ler pen­dant des heures comme ils font tous. Tu es endor­mi pro­fon­dé­ment. Je ne trou­ble­rai pas ce som­meil mys­té­rieux. Si tu reviens, je te dirai, c’est promis.

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