Leipzig, en Allemagne

Le partenariat social allemand : un modèle en voie d’adaptation

Dossier : L'AllemagneMagazine N°531 Janvier 1998
Par René LASSERRE

1. Un modèle social aux prises avec ses rigidités

1. Un modèle social aux prises avec ses rigidités

Par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble pour une économie très large­ment ouverte sur le marché mon­di­al, la détéri­o­ra­tion de la com­péti­tiv­ité alle­mande résulte d’une mon­tée irré­sistible des coûts qui, indépen­dam­ment des charges de l’u­ni­fi­ca­tion et de l’ap­pré­ci­a­tion du mark, s’ex­plique par les con­traintes d’un sys­tème social à la fois trop généreux et trop rigide. Alors qu’il avait fait la preuve de son adapt­abil­ité au cours des décen­nies précé­dentes, le sys­tème alle­mand de rela­tions sociales sem­ble s’être grip­pé : il ne parvient pas à con­tenir la dérive des coûts et à opér­er les ajuste­ments que requiert le dou­ble défi de la sol­i­dar­ité interne et de la mon­di­al­i­sa­tion. Cela est patent sur les trois fronts névral­giques que sont le niveau des rémunéra­tions, le poids des charges sociales et la flex­i­bil­ité du travail.

Fondé sur une forte con­trac­tu­al­i­sa­tion des rémunéra­tions et des con­di­tions de tra­vail au niveau de la branche pro­fes­sion­nelle et sur une coges­tion très poussée des ressources humaines et de l’or­gan­i­sa­tion du tra­vail au niveau de l’en­tre­prise, le parte­nar­i­at social a accusé, au cours des dernières années, une réelle iner­tie dans l’a­juste­ment des rémunéra­tions, du vol­ume de l’emploi et des horaires de travail.

Alors que les con­di­tions nou­velles du partage des revenus dans l’Alle­magne unifiée, con­juguées à la pres­sion de la con­cur­rence inter­na­tionale exigeaient une poli­tique salar­i­ale rigoureuse et dif­féren­ciée, le sys­tème de négo­ci­a­tion col­lec­tive a con­tin­ué sur sa lancée. Le proces­sus de réduc­tion du temps de tra­vail enclenché dans la sec­onde moitié des années 80 a été pour­suivi, tan­dis que l’ex­ten­sion du sys­tème con­tractuel dans les Län­der de l’Est a joué dans le sens d’un aligne­ment général des rémunéra­tions vers le haut. Avec pour con­séquence d’hy­pothé­quer grave­ment le redé­mar­rage de l’Est et de le ren­dre extrême­ment coû­teux en ter­mes de trans­ferts publics, tan­dis qu’à l’Ouest les coûts salari­aux uni­taires se sont con­sid­érable­ment détériorés.

L’évo­lu­tion a été tout aus­si préoc­cu­pante au niveau du finance­ment de la pro­tec­tion sociale. La volon­té com­mune des acteurs et des groupes soci­aux de main­tenir un État-prov­i­dence généreux et d’en éten­dre le béné­fice, à égal­ité de droits, à la pop­u­la­tion est-alle­mande a pré­cip­ité les régimes soci­aux dans le déséquili­bre et provo­qué un gon­fle­ment des coûts salari­aux annex­es. Enfin les con­traintes de la coges­tion au niveau de l’en­tre­prise ont retardé le réa­juste­ment des effec­tifs et l’as­sou­plisse­ment des con­di­tions d’emploi et de tra­vail dans l’entreprise.

Pour­tant, depuis le milieu de la décen­nie, et devant les dif­fi­cultés crois­santes des entre­pris­es alle­man­des à se main­tenir dans la con­cur­rence inter­na­tionale, un cer­tain nom­bre de change­ments se sont opérés dans les rela­tions entre les parte­naires soci­aux. Fidèles à la tra­di­tion de la con­cer­ta­tion, ceux-ci se sont engagés dans une redéf­i­ni­tion pro­gres­sive des règles du jeu social et des mécan­ismes de négo­ci­a­tion qui ont per­mis aux entre­pris­es alle­man­des de dévelop­per une ges­tion beau­coup plus sou­ple de leurs ressources humaines et d’ac­croître leur réactivité.

2. Les ressorts de la subsidiarité et de la concertation

L’une des car­ac­téris­tiques fon­da­men­tales du sys­tème alle­mand de régu­la­tion col­lec­tive, et qui est com­mune aus­si bien à l’or­gan­i­sa­tion des rap­ports cap­i­tal-tra­vail qu’au sys­tème de sécu­rité sociale, est de garan­tir une très large autonomie d’ac­tion aux acteurs soci­aux dans la ges­tion de leurs intérêts. Le fait que ces acteurs s’ap­puient, à l’im­age des syn­di­cats, sur des organ­i­sa­tions puis­santes et forte­ment représen­ta­tives, et soient insérés dans un réseau très dense de rap­ports con­tractuels et de règles d’or­dre pub­lic lim­ite certes leur marge de manœu­vre et d’in­no­va­tion. Mais leur forte capac­ité de régu­la­tion autonome, qui dis­pense en même temps l’É­tat d’in­ter­venir directe­ment dans la vie des entre­pris­es, leur per­met surtout de met­tre en œuvre, de façon négo­ciée, sou­ple et diver­si­fiée, des straté­gies d’adap­ta­tion et des solu­tions prag­ma­tiques pour répon­dre aux défis de l’internationalisation.

Cette capac­ité d’adap­ta­tion s’il­lus­tre sous de mul­ti­ples formes dans les rela­tions col­lec­tives de tra­vail. Loin de con­stituer un car­can, et même s’il présente de fortes rigid­ités à la baisse, le sys­tème très struc­turé de négo­ci­a­tion col­lec­tive de branche a fait preuve, au cours des trois ou qua­tre dernières années, d’une sou­p­lesse crois­sante, à la fois dans les con­tenus et les niveaux de régulation.

Cela est vrai, en tout pre­mier lieu, en matière de flex­i­bil­ité du temps de tra­vail, domaine où l’on assiste à un développe­ment spec­tac­u­laire d’ex­péri­ences et de mod­èles négo­ciés d’as­sou­plisse­ment et d’in­di­vid­u­al­i­sa­tion du temps de tra­vail. Ce mou­ve­ment fait large­ment appel à la négo­ci­a­tion d’en­tre­prise et ouvre la voie à un vaste proces­sus de dif­féren­ci­a­tion des con­di­tions de rémunéra­tion et de tra­vail en fonc­tion des con­traintes tech­niques et con­cur­ren­tielles pro­pres à chaque entreprise.

Le cen­tre de grav­ité de la régu­la­tion sociale s’est déplacé en direc­tion de l’en­tre­prise, laque­lle dis­pose ain­si d’une autonomie con­tractuelle croissante.

Cette évo­lu­tion mar­que un change­ment impor­tant dans l’ar­tic­u­la­tion qui pré­valait jusqu’alors dans le sys­tème de rela­tions pro­fes­sion­nelles et con­sacrait la préémi­nence de la négo­ci­a­tion de branche. Alors que celle-ci définis­sait des normes con­traig­nantes qui encadraient de façon rigoureuse la ges­tion des ressources humaines dans l’en­tre­prise, elle tend pro­gres­sive­ment à ne plus définir que des normes planch­er et à se réduire à un cadre référen­tiel com­mun à la profession.

Par là même, le cen­tre de grav­ité de la régu­la­tion sociale s’est déplacé en direc­tion de l’en­tre­prise, laque­lle dis­pose ain­si d’une autonomie con­tractuelle crois­sante. Longtemps réti­cents à ce proces­sus de glisse­ment de la négo­ci­a­tion vers l’en­tre­prise, les syn­di­cats alle­mands en ont com­pris la néces­sité et s’ef­for­cent de réadapter leurs straté­gies de négo­ci­a­tion. Le mou­ve­ment n’est certes que par­tielle­ment amor­cé en matière salar­i­ale, où les grilles de clas­si­fi­ca­tion tar­i­faire de branche con­tin­u­ent d’ex­ercer une emprise que beau­coup de chefs d’en­tre­prise jugent encore trop forte.

En revanche, le proces­sus de décen­tral­i­sa­tion con­tractuelle béné­fi­cie d’une dynamique très vigoureuse sous l’ef­fet con­jugué des mécan­ismes de codé­ci­sion et de coges­tion qu’of­fre l’en­tre­prise alle­mande. La forte représen­ta­tion des salariés dans les con­seils d’en­tre­prise (Betrieb­sräte) et leur présence active, avec voix délibéra­tive, dans les con­seils de sur­veil­lance des sociétés alle­man­des per­me­t­tent une ges­tion négo­ciée des mutations.

Cela est tout par­ti­c­ulière­ment vrai en matière d’or­gan­i­sa­tion du tra­vail et du développe­ment crois­sant de nou­veaux sys­tèmes de pro­duc­tion flex­i­ble, dans lesquels les con­seils d’en­tre­prise ont pris ces dernières années une part très active. L’en­tre­prise alle­mande s’af­fran­chit pro­gres­sive­ment d’une régu­la­tion con­tractuelle con­traig­nante et cen­tral­isée au niveau de la branche pro­fes­sion­nelle pour évoluer vers un mod­èle décen­tral­isé de man­age­ment con­certé par lequel elle se trou­ve mieux à même, tout en main­tenant sa cohé­sion sociale interne, de val­oris­er ses atouts dans la com­péti­tion internationale.

Pour juger de la com­péti­tiv­ité de l’en­tre­prise alle­mande, on aurait donc tort de ne s’en tenir qu’à la seule vari­able des coûts salari­aux et des fac­teurs insti­tu­tion­nels qui con­tribuent à l’in­er­tie de ceux-ci. Indépen­dam­ment du fait que dans la plu­part des secteurs de l’in­dus­trie alle­mande, sous l’ef­fet d’une inten­sité cap­i­tal­is­tique crois­sante, le poids des coûts salari­aux dans les coûts de pro­duc­tion tend à dimin­uer, la per­for­mance des entre­pris­es alle­man­des et leur capac­ité à se main­tenir dans la com­péti­tion inter­na­tionale relèvent davan­tage d’une “com­péti­tiv­ité-sys­tème” dans laque­lle l’ef­fi­cac­ité et la cohé­sion organ­i­sa­tion­nelles devi­en­nent déterminantes.

À ce titre, le nou­v­el équili­bre qui est en train de s’opér­er en Alle­magne en faveur d’une régu­la­tion con­certée au niveau de l’en­tre­prise redonne à cette dernière un espace d’au­tonomie et d’in­no­va­tion qui devrait à nou­veau lui per­me­t­tre de val­oris­er pleine­ment ses atouts tra­di­tion­nels que sont la for­ma­tion et la qual­i­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelles de haut niveau de ses salariés, de même que sa cohé­sion sociale interne. Si l’on con­state par ailleurs que, dans le même temps, les entre­pris­es alle­man­des ont mas­sive­ment investi dans la mod­erni­sa­tion de leur out­il de pro­duc­tion, on com­prend que les efforts com­men­cent à porter leurs fruits et que l’on assiste à un regain de dynamisme des entre­pris­es alle­man­des sur le marché international.

Plus incer­taines demeurent pour l’in­stant les per­spec­tives de recadrage macroé­conomique et de baisse des prélève­ments entre­pris ces derniers mois par le gou­verne­ment du chance­li­er Kohl. Cette remise en ordre con­tin­ue de se heurter à de fortes résis­tances, dans la mesure où elle remet en ques­tion des acquis soci­aux sym­bol­iques tels que l’in­dem­ni­sa­tion inté­grale du con­gé de mal­adie ou les droits liés à la retraite.

3. Le contrat social en question

La recon­fig­u­ra­tion du sys­tème de rela­tions pro­fes­sion­nelles et la remise en ordre du sys­tème de pro­tec­tion et de sol­i­dar­ité ren­con­trent de vives résis­tances, car elles impliquent en fait l’une et l’autre un change­ment des valeurs dans la cul­ture sociale alle­mande. L’im­por­tance accordée à un ordre pub­lic social qui, à la dif­férence de la France, n’est pas pri­or­i­taire­ment assuré par l’É­tat, mais repose large­ment sur une régu­la­tion con­tractuelle placée sous la respon­s­abil­ité directe de parte­naires soci­aux forte­ment organ­isés, répond à une exi­gence d’é­gal­ité et de symétrie sociales partagée par l’ensem­ble du corps social.

Cette exi­gence d’équili­bre social et de sol­i­dar­ité est non seule­ment pro­fondé­ment ancrée dans l’his­toire sociale alle­mande, mais con­stitue l’un des fonde­ments de l’or­dre démoc­ra­tique con­sti­tu­tion­nel mis en place dans l’Alle­magne d’après-guerre. La dif­féren­ci­a­tion des garanties con­tractuelles et des pro­tec­tions qui pour­rait découler d’une décen­tral­i­sa­tion des struc­tures de négo­ci­a­tion et d’une respon­s­abil­ité accrue des indi­vidus dans le dis­posi­tif de pro­tec­tion sus­cite une réelle inquié­tude dans la plu­part des milieux sociaux.

Le monde du tra­vail, en par­ti­c­uli­er, red­oute qu’elle soit le fer­ment destruc­teur d’une com­mu­nauté sol­idaire patiem­ment con­stru­ite et qu’elle ouvre tout grand la voie à la régres­sion et à la seg­men­ta­tion sociales.

À l’in­verse, un nom­bre crois­sant de chefs d’en­tre­prise, con­fron­tés à une com­péti­tion mon­di­ale sans mer­ci, se font les apôtres vir­u­lents du libéral­isme et de la dérégu­la­tion. Ils pré­conisent un véri­ta­ble change­ment de cap et exi­gent un allége­ment beau­coup plus rapi­de et résolu des con­traintes de tous ordres et des charges qui pèsent sur l’é­conomie alle­mande. Entre ces deux posi­tions, un nou­veau com­pro­mis social est en train de s’établir, qui passe par une redéf­i­ni­tion dif­fi­cile et pro­gres­sive du con­trat social alle­mand dans l’e­space national.


Leipzig © OFFICE NATIONAL ALLEMAND DU TOURISME

À l’équili­bre ancien, fondé sur un ajuste­ment mutuel général­isé entre le cap­i­tal et le tra­vail et per­me­t­tant d’in­té­gr­er l’ensem­ble de la pop­u­la­tion dans le filet pro­tecteur de l’É­tat social, se sub­stitue un nou­veau sché­ma d’in­té­gra­tion qui se con­stru­it par élé­ments suc­ces­sifs. Ce mod­èle social rénové cherche à pro­mou­voir le principe d’au­tonomie et de per­for­mance indis­pens­able à la com­péti­tion dans une économie mon­di­al­isée, tout en le con­ciliant à celui de régu­la­tion et de pro­tec­tion, con­sid­éré comme néces­saire au main­tien de la cohé­sion de la com­mu­nauté nationale.
D’au­cuns peu­vent con­sid­ér­er qu’il s’ag­it là d’une ten­ta­tive illu­soire dans une économie glob­ale qui ne con­naît plus d’autre forme de régu­la­tion que celle du marché plané­taire. D’autres ne peu­vent cepen­dant s’empêcher d’e­spér­er qu’après avoir réus­si la syn­thèse du cap­i­tal­isme social, l’Alle­magne soit à la recherche d’un nou­veau con­trat social qui opér­erait cette fois une syn­thèse entre mon­di­al­i­sa­tion et iden­tité nationale. À tra­vers les dif­fi­cultés et la recon­fig­u­ra­tion quelque peu douloureuse du mod­èle social alle­mand se joue en fait le des­tin du mod­èle social européen.

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