Impressions d’un Français dans l’industrie allemande

Dossier : L'AllemagneMagazine N°531 Janvier 1998Par : Christian FAYARD (52), ancien président de Siemens France

Ce qui frappe le plus, de prime abord, est la capac­ité des entre­pris­es alle­man­des à se con­cen­tr­er sur leurs objec­tifs et plans d’ac­tion et à respecter les déci­sions pris­es pour leur mise en œuvre. Ceci per­met une décen­tral­i­sa­tion naturelle des respon­s­abil­ités sachant que les lignes fixées seront respec­tées par cha­cun tout au long de la hiérar­chie de l’en­tre­prise et con­duit à une mobil­i­sa­tion très rapi­de des forces vives.

D’ailleurs pour un dirigeant alle­mand, la solu­tion d’un prob­lème ou la réal­i­sa­tion d’une stratégie a franchi un grand pas lorsque la ligne d’ac­tion cor­re­spon­dante a été fixée, chiffrée et plan­i­fiée. L’ad­hé­sion du per­son­nel à une telle méthode de tra­vail est entière au point que faute d’y avoir recours on sus­cite une grande incompréhension.

Au risque d’en­fon­cer des portes déjà ouvertes, je dirais que les grandes réus­sites indus­trielles alle­man­des découlent pour beau­coup de cette méthode générale de tra­vail qui, il faut bien le dire, recevrait chez nous Français pas mal de cri­tiques : manque de sou­p­lesse et de créa­tiv­ité, longueur et lour­deur des proces­sus de déci­sion, syn­drome du rouleau com­presseur. Il faut recon­naître que nos entre­pris­es (en tout cas celles que j’ai bien con­nues) n’ont pas à rou­gir de leurs per­for­mances obtenues par des méth­odes qui asso­cient à la rigueur néces­saire à toute entre­prise indus­trielle, un mélange d’an­ti­con­formisme et d’agilité frisant quelque­fois l’improvisation !

Après dix ans passés dans le moule d’une des plus grandes entre­pris­es d’outre-Rhin, je pense mieux com­pren­dre le sys­tème. Pour l’ex­pli­quer et surtout en expli­quer sans com­plexe la réus­site il faut analyser plusieurs facettes de l’en­tre­prise : les méth­odes de man­age­ment, le cli­mat social, la cul­ture pro­fes­sion­nelle alle­mande, le rap­port aux actionnaires.

Con­traire­ment à ce qu’on peut enten­dre quelque­fois, l’ac­tion­naire joue en Alle­magne comme ailleurs un rôle fon­da­men­tal, mais il est surtout vu comme le pro­prié­taire de l’en­tre­prise ; il est d’ailleurs sou­vent encore l’é­ma­na­tion de son fon­da­teur. Il aime sa mai­son, lui est évidem­ment attaché et fidèle, se soucie tou­jours plus de son avenir que de sa rentabil­ité instan­ta­née. On est loin de l’e­sprit spécu­latif qui règne sur les marchés.

L’ac­tion­nar­i­at est représen­té à égal­ité avec le per­son­nel, en général au sein d’un con­seil de sur­veil­lance où pour les grandes entre­pris­es 50 % des sièges sont occupés par des représen­tants du per­son­nel ou des syn­di­cats (le prési­dent étant nom­mé par les action­naires). La règle est le con­sen­sus dans les grandes déci­sions, la “coges­tion” (le fameux Mitbes­tim­mung).

Cet attache­ment des action­naires fait que lorsqu’ils ne sont pas con­tents, ils ne vendent pas leurs titres comme on le voit sur les marchés, mais ils dis­ent pourquoi dans les inter­minables Assem­blées générales qui durent par­fois tard dans la nuit !

À ma grande sat­is­fac­tion, le pre­mier “non ger­manique” à être élu mem­bre du Con­seil de sur­veil­lance de Siemens fut un Français, mon­sieur Roger Fau­roux ; il a été frap­pé, je crois, par ces AG et Con­seils qui n’en finis­sent pas, à la recherche du consensus.

La cer­ti­tude bien ancrée dans les esprits que les action­naires et les employés parta­gent le même objec­tif, à savoir le bien de l’en­tre­prise et sa com­péti­tiv­ité, est un fonde­ment essen­tiel de l’ac­tion indus­trielle. Elle empêche évidem­ment les excès à beau­coup d’é­gards : restruc­tura­tions intem­pes­tives faites dans le seul intérêt des action­naires, inter­ven­tions extérieures divers­es, rémunéra­tions exagérées des dirigeants… De même, les com­bi­naisons à plusieurs ban­des ne peu­vent être envis­agées ; il y a de nom­breuses années, par exem­ple, Siemens souhaitait acquérir une entre­prise française d’ap­pareil­lage élec­trique ; le min­istère de l’In­dus­trie dont il fal­lait encore l’aval vint au dernier moment sug­gér­er “en échange” le rachat par une entre­prise française d’un fab­ri­cant de télé­phone fil­iale de Siemens. Ce fut un total malen­ten­du et rien n’aboutit.

Cette fidél­ité à l’en­tre­prise entraîne évidem­ment en interne un attache­ment aux hommes et tout un cli­mat social dont on peut citer quelques traits :

  • on fait car­rière dans une mai­son, sou­vent d’ailleurs de père en fils. Les jubilés (le pre­mier étant fêté pour quar­ante ans d’an­ci­en­neté) sont des événe­ments impor­tants. Chez Siemens, il n’y a pas telle­ment longtemps, le supérieur hiérar­chique se déplaçait à domi­cile pour remet­tre la dis­tinc­tion et le chèque qui l’ac­com­pa­g­nait, occa­sion pour le récip­i­endaire de présen­ter sa famille et de faire une petite fête ;
  • on attache une très grande impor­tance à la hiérar­chie. Il existe sou­vent un sys­tème de “rangs” (indépen­dants des fonc­tions occupées), véri­ta­bles grades fran­chis au fur et à mesure de l’évo­lu­tion de car­rière dont découlent une part impor­tante des élé­ments directs et indi­rects de rémunéra­tion de base ;
  • on respecte les spé­cial­istes à tous les niveaux de l’échelle et on exige de l’être ; pour occu­per une fonc­tion don­née, la con­nais­sance réelle du méti­er s’im­pose. J’avais, un jour, une vacance impor­tante à combler à la tête d’une de nos divi­sions français­es pour laque­lle s’é­tait présen­té un cama­rade can­di­dat à la pan­tou­fle qui me con­ve­nait très bien sauf qu’il n’avait jamais réelle­ment dirigé une activ­ité privée iden­tique. J’é­tais prêt à faire l’im­passe compte tenu du bon pedi­gree du can­di­dat. Je me suis heurté à une totale hos­til­ité des amis alle­mands avec lesquels il était bon que je partage la déci­sion et j’ai renon­cé (à tort, vu a posteriori !).
  • on a l’e­sprit mai­son envers et con­tre tout, il est inné et pas acquis. Un employé ne peut pas imag­in­er de cri­ti­quer sa maison.


On débouche ain­si sur une cul­ture pro­fes­sion­nelle très tournée vers l’in­térieur de l’en­tre­prise. En car­i­cat­u­rant, je dirais qu’on s’in­téresse plus au pro­duit qu’au marché. L’im­por­tance des efforts tournés vers le pro­duit exis­tant, ses per­for­mances, son évo­lu­tion en douceur, sa qual­ité, son prix de revient, nuit à la recherche de solu­tions totale­ment nou­velles, ou qui ne sont pas en ligne avec la tra­di­tion tech­nique de la maison.

On voue un culte prépondérant au “vol­ume” pour amélior­er la com­péti­tiv­ité au détri­ment de l’in­ven­tiv­ité. Mais il faut recon­naître qu’on ne recule jamais devant les gros investisse­ments de pro­duc­tion ; je dirais même qu’on préfère les métiers dans lesquels il faut des gros investisse­ments. La taille et le rang mon­di­al sont une obsession.

C’est un souci per­ma­nent dans une entre­prise alle­mande de respecter les méth­odes et les procé­dures insti­tuées dans tous les domaines : tech­nique, com­mer­cial, admin­is­tratif. On en imag­ine les grands avan­tages mais aus­si les lourdeurs.

Un bel exem­ple est le vier Augen Prinzip (tra­duc­tion lit­térale : principe des qua­tre yeux — en fait exten­sion extrême de celui de la dou­ble sig­na­ture). Tout dirigeant d’une activ­ité un peu sig­ni­fica­tive, on peut en compter au moins 4 000 chez Siemens, est asso­cié à un col­lègue (le Kauf­mann) qui assure la ges­tion admin­is­tra­tive et finan­cière de l’ac­tiv­ité, avec lequel il doit partager toutes les déci­sions et en par­ti­c­uli­er celles de car­ac­tère admin­is­tratif et financier. Ce Kauf­mann con­stitue avec ses nom­breux homo­logues à tous les niveaux de l’en­tre­prise une struc­ture par­al­lèle qui aboutit finale­ment au mem­bre du direc­toire en charge des finances.

Le sys­tème marche très bien pour assur­er l’ho­mogénéité et la sécu­rité de la ges­tion dans tous les secteurs de l’en­tre­prise mais les économies qu’il apporte ain­si com­pensent-elles son grand coût ?

Cette cul­ture intro­ver­tie est con­tre­bal­ancée par le culte voué au client ; non pas tant pour son rôle de spé­cifi­ca­teur de pro­duits que pour son rôle d’a­cheteur. On souhaite ven­dre au client ce qu’on a conçu pour lui et on essaie de faire pass­er les dif­férences de vision par un soin assidu à son ser­vice ; ça marche bien dans la plu­part des pays, c’est un peu plus com­pliqué dans d’autres, par exem­ple en France.

J’ai renon­cé il y a quelques années à organ­is­er des ren­con­tres entre cer­tains experts alle­mands et un très gros client poten­tiel français dans des domaines de haute tech­nolo­gie, car inéluctable­ment elles tour­naient en longues dis­cus­sions tech­niques, cha­cun essayant de démon­tr­er que ses solu­tions étaient les meilleures ; désas­treux pour faire des affaires.

Action­naires, per­son­nel, fer­me­ment unis autour d’ob­jec­tifs clairs, dis­posant durable­ment des moyens et de l’or­gan­i­sa­tion néces­saires pour aboutir, voilà pour une entre­prise une solide base pour réus­sir. Mais les rapi­des évo­lu­tions du marché sur­v­enues au cours des deux dernières décen­nies : mon­di­al­i­sa­tion, ouver­ture à la con­cur­rence des marchés nationaux très rémunéra­teurs, évo­lu­tions tech­nologiques extrême­ment rapi­des ont posé des prob­lèmes nouveaux.

Pour y faire face, le mono­chro­nisme alle­mand aurait pu être un impor­tant obsta­cle. J’avoue avoir été sur­pris pour­tant par la capac­ité à réa­gir d’une entre­prise comme Siemens, exem­ple par­mi beau­coup d’autres ayant appliqué égale­ment des réformes fondamentales.

En effet, si ce mono­chro­nisme empêche les agi­ta­tions mal pré­parées et les mul­ti­ples réflex­ions sans suite réelle, il autorise au con­traire les grandes manœu­vres ou les grandes réformes qui sont aus­si grande­ment facil­itées par l’e­sprit de col­lé­gial­ité qui règne dans les organes de direction.

Au sein d’un direc­toire alle­mand, tous les mem­bres sont à égal­ité (d’ailleurs ils sont égaux devant la loi, ce qui évite beau­coup de déra­pages), le prési­dent primus inter pares étant le por­teur de l’im­age de l’en­tre­prise. Il n’est pas cou­tu­mi­er de voir appa­raître en son sein d’élite sur­douée un peu égo­cen­trique met­tant sur la table dix nou­velles idées tous les matins ! Cha­cun cepen­dant a le droit et le devoir d’ex­primer son point de vue, fût-il en con­tra­dic­tion avec la tradition.

C’est donc à la fin des années 80 qu’ap­parut claire­ment à cer­tains la néces­sité d’une réforme pro­fonde ; elle n’obtint pas du pre­mier coup le con­sen­sus de tout le direc­toire mais il fut décidé de don­ner à l’un de ses mem­bres, le doc­teur Her­mann Franz, la mis­sion d’é­tudi­er un projet.

Dans le con­texte alle­mand, on déboucha quelques années plus tard sur une véri­ta­ble révo­lu­tion basée sur quelques principes simples :

  • sépa­ra­tion de l’en­tre­prise (près de 400 000 per­son­nes !) en 16 fil­iales ou divi­sions “autonomes” ;
  • réduc­tion mas­sive de la taille du direc­toire (de 30 à 9 mem­bres) et de nom­breux ser­vices centraux ;
  • raje­u­nisse­ment des cadres dirigeants à tous les étages et sup­pres­sion de nom­breux niveaux hiérarchiques.
     

La mise en place de la nou­velle struc­ture faite “au rouleau com­presseur” n’al­la pas sans quelques dif­fi­cultés et notam­ment un début de diver­gence des straté­gies de groupe et une cer­taine ten­dance à l’ex­plo­sion des coûts, engen­drées par la créa­tion des seize nou­veaux groupes. Le nou­veau et jeune prési­dent, Hein­rich von Pier­er et son équipe, notam­ment le tout puis­sant Karl Her­man Bau­mann, chef des finances du groupe (et acces­soire­ment tuteur des affaires français­es) surent l’éviter en employ­ant des méth­odes où l’habituelle fer­meté atten­due était liée à une incon­testable et nou­velle volon­té de con­va­in­cre et de faire preuve de flexibilité.

Voilà main­tenant sept années que le sig­nal de départ a été don­né pour le nou­veau Siemens. En ter­mes de com­péti­tiv­ité, de dynamisme, de crois­sance dans le classe­ment mon­di­al des dif­férentes com­posantes du groupe, le suc­cès est là, même si, au dire de cer­tains com­men­ta­teurs externes, les résul­tats financiers sont encore peu satisfaisants.

Il y aurait évidem­ment beau­coup plus à dire que ces quelques traits rapi­de­ment évo­qués. Aujour­d’hui l’Eu­rope indus­trielle est bien en marche, je suis totale­ment con­va­in­cu que l’as­so­ci­a­tion des qual­ités fon­da­men­tales alle­man­des que j’ai appré­ciées chez Siemens et de celles non moins impor­tantes mais assez rad­i­cale­ment dif­férentes dans lesquelles j’ai “gran­di” en France peut con­stituer un cock­tail déton­nant pour notre plus grand bien à tous.

Je regrette seule­ment d’avoir passé l’âge d’y être impliqué ; place à nos jeunes cama­rades, en espérant qu’ils ne nég­ligeront pas la cul­ture et l’ex­péri­ence alle­man­des dans leur cursus.

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