La formation des ingénieurs. Comparaisons entre l’Allemagne et la France

Dossier : L'AllemagneMagazine N°531 Janvier 1998Par René-François BERNARD (70)
Par Claude MAURY (61)

Le dis­posi­tif met donc en jeu un équili­bre sub­til entre les autorités régionales, qui formelle­ment gar­dent le pou­voir de déci­sion, et une con­cer­ta­tion au niveau fédéral, qui se développe dans des instances par­ti­c­ulières, dont la Kul­tur­min­is­terkon­ferenz (con­férence per­ma­nente des min­istres de l’É­d­u­ca­tion et des Affaires cul­turelles) et la puis­sante HRK (Hochschul­rek­torenkon­ferenz).

Les ingénieurs sont for­més dans deux fil­ières claire­ment séparées, qui sont à rat­tach­er à des tra­di­tions his­toriques spécifiques.

Une fil­ière d’aspi­ra­tion sci­en­tifique qui peut être qual­i­fiée d’u­ni­ver­si­taire même si, dans la grande majorité des cas, les insti­tu­tions con­cernées ne cou­vrent que les dis­ci­plines tech­niques (il s’ag­it des Tech­nis­che Uni­ver­sität, TU ou des Tech­nis­che Hochschule, TH).

Cette fil­ière résulte de l’évo­lu­tion d’É­coles tech­niques créées vers la fin du XIXe siè­cle, qui ont dû longue­ment batailler (ce que l’on oublie aujour­d’hui) pour être recon­nues comme uni­ver­sités et béné­fici­er du droit à délivr­er le doc­tor­at. Cette appar­te­nance à l’e­space uni­ver­si­taire a pour con­séquence une organ­i­sa­tion en chaîne faisant du pro­fesseur un per­son­nage émi­nent et respec­té, une liber­té académique posée en principe, une pra­tique impor­tante de la recherche et un statut très libéral pour les étudiants.

Une sec­onde fil­ière d’ori­en­ta­tion tech­nologique qui s’est dévelop­pée à par­tir de l’en­seigne­ment pro­fes­sion­nel (mar­qué depuis l’après-guerre par le développe­ment à large échelle de l’en­seigne­ment dual) et qui a peiné pour que son diplôme soit pleine­ment recon­nu comme diplôme d’ingénieur. Les Fach­hochschulen (FH) ne sont pas des uni­ver­sités au sens strict et ne peu­vent délivr­er de doc­tor­at. Il faut les con­sid­ér­er comme des étab­lisse­ments proches dans leur esprit de la péd­a­gogie du sec­ondaire, où les enseignants ont un ser­vice lourd (18 heures par semaine) et où les élèves sont astreints à un suivi sans faille.

Ce paysage, dont la réal­ité est rarement bien perçue par les Français, a subi ces dernières années quelques évo­lu­tions notables.

Pour des raisons tac­tiques com­préhen­si­bles, en pen­sant en par­ti­c­uli­er à la recon­nais­sance européenne, la durée des études dans les FH a été portée à qua­tre années par inté­gra­tion de deux semes­tres de stages (con­tre trois ans ou trois ans et demi précédem­ment).

Les FH, qui recru­taient précédem­ment dans l’en­seigne­ment pro­fes­sion­nel (à un niveau Abitur‑1), ont ouvert leurs portes à des bache­liers généraux (tit­u­laires de l’Abitur) dans des pro­por­tions voisines des 50 %.

L’in­té­gra­tion des Län­der de l’Est a enfin per­tur­bé le dis­posi­tif, puisqu’il n’y avait pas de FH en RDA. La déci­sion a été prise de trans­former les étab­lisse­ments exis­tants, soit en TU soit en FH. Pour cette dernière rai­son l’in­ter­pré­ta­tion des sta­tis­tiques devient délicate.

Le rap­port des diplômes FH/TH est ain­si passé de 3 pour 1 à 2 pour 1. Au niveau des flux d’ad­mis­sion (1994) le rap­port est de 3 pour 1 (34 352 con­tre 20 634 pour toute la RFA) sachant que le taux d’at­tri­bu­tion du diplôme est sen­si­ble­ment plus faible pour les FH1.

On peut se deman­der si les FH ne sont pas des­tinées à gliss­er sur le long terme vers un statut uni­ver­si­taire en revendi­quant par exem­ple le droit à la délivrance du doc­tor­at. Cette évo­lu­tion est naturelle­ment pos­si­ble (d’une cer­taine manière, c’est le choix fait au Roy­aume-Uni de trans­former les Poly­tech­nics en uni­ver­sités). Plusieurs fac­teurs s’y opposent dans le con­texte allemand :

  • les fortes réserves des uni­ver­sités en place qui appréhen­dent une baisse de leur statut,
  • le con­stat que les FH sont des fil­ières par­ti­c­ulière­ment économiques ; les Län­der sont peu ten­tés par une poli­tique con­duisant à une forte infla­tion des coûts,
  • les cri­tiques récur­rentes sur la durée des études dans les TU/TH (l’é­tu­di­ant prend son temps et en moyenne les études durent six ans et demi alors que la durée de principe est de qua­tre ans et demi),
  • la très bonne cote des FH auprès des entre­pris­es qui con­sid­èrent qu’il faut à tout prix préserv­er ce pro­fil plus technologique.


Si l’on tente une com­para­i­son avec le sys­tème français il apparaît :

  • que le sys­tème alle­mand se refuse à une con­cen­tra­tion sur quelques étab­lisse­ments des étu­di­ants sco­laire­ment les plus doués. La doc­trine de base est que dans une famille don­née tous les étab­lisse­ments se valent. Ceci con­duit le très bon élève à se dis­tinguer des autres en pré­parant un doc­tor­at, ce qui recule son entrée dans la vie pro­fes­sion­nelle à 28–29 ans (les indus­triels cri­tiquent aujour­d’hui cet allonge­ment de la durée des études) ;
  • que la tra­di­tion alle­mande est de forcer sur la quan­tité (sans néces­saire­ment délaiss­er la qual­ité). L’ingénieur diplômé alle­mand est un ingénieur qui sait beau­coup de choses (mais moins en math­é­ma­tiques) par rap­port à son homo­logue français ;
  • que le niveau des meilleures FH est pos­i­tive­ment excel­lent, même avec une durée d’é­tudes inférieure (ce que les Grandes Écoles français­es ont du mal à admet­tre, en trai­tant les FH comme représen­tantes d’un niveau inférieur).


L’une des forces du sys­tème alle­mand (qui mar­que une faib­lesse des pra­tiques français­es) est que l’on peut débuter par une for­ma­tion d’ou­vri­er pro­fes­sion­nel (Fachar­beit­er) et ter­min­er par l’ob­ten­tion d’un diplôme d’ingénieur, ce qui, on l’imag­ine, entrave l’émer­gence d’une forme d’aris­to­cratie technicienne.

L’évolution démographique

L’hori­zon à court terme en Alle­magne est mar­qué par une baisse de l’ef­fec­tif des généra­tions dont on mesure mal à l’a­vance les con­séquences profondes.

C’est dans ce con­texte que l’on observe une baisse du nom­bre des can­di­dats pour ces fil­ières. Mais celle-ci peut aus­si traduire une crainte sur le place­ment futur ; l’ex­em­ple des FH est en effet suivi dans d’autres pays européens, en Suisse, en Autriche, en Espagne et en Italie.

En France notre sys­tème de for­ma­tions d’ingénieurs a été mar­qué par le pro­gramme du gou­verne­ment lancé en 1990 qui visait au dou­ble­ment des effec­tifs for­més, tant par la crois­sance des flux en for­ma­tion ini­tiale que par le développe­ment des NFI (for­ma­tions dites DECOMPS). La crois­sance des flux est main­tenant sta­bil­isée autour de 6 % par an.

Après la pour­suite des objec­tifs quan­ti­tat­ifs fixés par ce pro­gramme, les écoles d’ingénieurs refusent de se pli­er à une approche d’adéqua­tion trop déter­min­iste en matière de flux. Cer­taines — les trente écoles d’ingénieurs qui relèvent du Secré­tari­at d’É­tat à l’In­dus­trie — s’en­ga­gent désor­mais, pour répon­dre aux attentes de leurs clients, des entre­pris­es, des secteurs pro­fes­sion­nels, dans une démarche qual­ité.

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1. Il est intéres­sant de not­er que la France aurait pu vers les années 1950 jouer le jeu de for­ma­tions proches des FH :
- en dévelop­pant les ENI (alors à qua­tre années d’é­tudes dont une année de stages) dont le per­son­nel enseignant gar­dait un statut sec­ondaire, et qui recru­taient des bache­liers techniques,
- en faisant évoluer les sec­tions de tech­ni­ciens supérieurs vers le bac + 3.
De fait les choix ont été dif­férents : les ENI n’ont pas été dévelop­pées, et leur pas­sage à cinq années d’é­tudes tend à en faire des écoles comme les autres.

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