Bâtiment central de la Polytechnische Schule Karlsruhe autour de 1825.

De l’École polytechnique à la Technische Hochschule

Dossier : L'AllemagneMagazine N°531 Janvier 1998Par : Philipp HEIN (90), diplômé de l’École polytechnique et de la Technische Universität München.

Cet arti­cle rap­pelle le ray­on­nement de la jeune École poly­tech­nique du début du XIXe siè­cle et remonte aux orig­ines du sys­tème de for­ma­tion des ingénieurs en Alle­magne. Au-delà de la par­en­té his­torique entre l’É­cole poly­tech­nique et les Tech­nis­chen Hochschulen, il s’ag­it de met­tre en per­spec­tive les moti­va­tions pour les évo­lu­tions pro­pres des écoles d’ingénieurs de part et d’autre du Rhin. Puisse cette évo­ca­tion des spé­ci­ficités de la for­ma­tion des ingénieurs alle­mands appuy­er la coopéra­tion entre l’É­cole poly­tech­nique et les Tech­nis­chen Hochschulen et faciliter la com­mu­ni­ca­tion entre l’ingénieur français et ses homo­logues allemands.

Les sys­tèmes de for­ma­tion des ingénieurs en France et en Alle­magne dif­fèrent en deux points fon­da­men­taux : ici le recrute­ment se fait sur con­cours très sélec­tifs après deux à trois années de class­es pré­para­toires, là les études d’ingénieur com­men­cent directe­ment après le bac­calau­réat (Abitur) et sont sanc­tion­nées par des exa­m­ens uni­ver­si­taires sans esprit com­péti­tif ; ici l’en­seigne­ment est très struc­turé, à voca­tion général­iste et con­ceptuelle, là il est de type uni­ver­si­taire à con­tenu plus spécialisé.

Ces dif­férences se sont man­i­festées dès la créa­tion de ces sys­tèmes et se sont affir­mées au cours du XIXe siè­cle. Le rôle social des uni­ver­sités, par oppo­si­tion aux écoles spé­ciales, et le statut des sci­ences tech­niques, par oppo­si­tion aux sci­ences pures ou fon­da­men­tales, ont joué un rôle déter­mi­nant dans ce proces­sus de dif­féren­ci­a­tion. Pour­tant l’o­rig­ine des Tech­nis­chen Hochschulen qui dis­pensent, à côté des Fach­hochschulen, l’en­seigne­ment des sci­ences de l’ingénieur en Alle­magne est étroite­ment liée à la créa­tion de l’É­cole poly­tech­nique en 1794, fig­ure de proue des écoles d’ingénieurs français­es et mod­èle ini­tial pour les écoles d’ingénieurs dans l’Eu­rope germanique.

Création d’écoles spécialisées

Jusqu’à la fin du XVIIIe siè­cle, la trans­mis­sion du savoir tech­nique et arti­sanal (dits arts et métiers) se fai­sait qua­si exclu­sive­ment sur le mode de l’ap­pren­tis­sage. Les pre­miers secteurs à ressen­tir le besoin d’un enseigne­ment tech­nique supérieur insti­tu­tion­nal­isé furent les armées (arme­ment, génie mil­i­taire et artillerie) et les admin­is­tra­tions des mines et du génie civ­il. Ain­si l’Eu­rope ger­manique se dota-t-elle par­al­lèle­ment à la créa­tion d’é­coles spé­ciales en France (Ponts et Chaussées en 1747, École des ingénieurs de Méz­ières en 1748) d’étab­lisse­ments d’en­seigne­ment tech­nique, dont les plus recon­nus étaient les écoles des Mines de Schem­nitz (Hon­grie, 1746), de Freiberg (1765), de Berlin (1770) et de Clausthal (1775). Ces dernières étaient réputées à tra­vers l’Eu­rope pour la qual­ité de leur enseigne­ment ; la Bergakademie Schem­nitz inspi­ra par ailleurs la struc­ture de l’en­seigne­ment de la chimie à l’É­cole polytechnique.

Au début du xixe siè­cle, alors que l’in­dus­tri­al­i­sa­tion de l’Alle­magne était peu avancée, les États alle­mands pour­suiv­aient des poli­tiques mer­can­tilistes de sou­tien du com­merce, de l’ar­ti­sanat et surtout de l’in­dus­trie nais­sante. En tant qu’in­stru­ment priv­ilégié de cette poli­tique, la pro­mo­tion de l’en­seigne­ment tech­nique supérieur visait à for­mer une classe d’ingénieurs, d’en­tre­pre­neurs et d’in­dus­triels des­tinés au rôle de moteurs du développe­ment économique du pays. Cette poli­tique con­duisit dans la pre­mière moitié du XIXe siè­cle à la créa­tion d’un cer­tain nom­bre d’é­coles d’ingénieurs qui con­tribuèrent à la pre­mière vague d’in­dus­tri­al­i­sa­tion de l’Alle­magne entre 1840 et 1860. Cette moti­va­tion indus­trielle dis­tingue dès l’o­rig­ine les Tech­nis­chen Hochschulen de leur mod­èle qu’est l’É­cole poly­tech­nique, créée comme on le sait pri­or­i­taire­ment (mais pas exclu­sive­ment) aux fins de for­mer des ingénieurs pour les armées et les admin­is­tra­tions publiques françaises.


Bâti­ment cen­tral de la Poly­tech­nis­che Schule Karl­sruhe autour de 1825.

Une fois recon­nu le besoin d’un enseigne­ment tech­nique de qual­ité, la solu­tion naturelle aurait été d’as­soci­er aux uni­ver­sités déjà exis­tantes des fac­ultés et des chaires cor­re­spon­dantes. Ceci fut ten­té au XVIIIe siè­cle dans le cadre des sci­ences dites camérales (finances, économie et admin­is­tra­tion publiques) mais les cours de tech­nolo­gie ne dépas­saient alors pas le niveau d’un descrip­tif non struc­turé des tech­niques et procédés exis­tants à des­ti­na­tion d’ad­min­is­tra­teurs et non d’ar­ti­sans ou d’ingénieurs. De même, les académies sci­en­tifiques créées sur le mod­èle de l’A­cadémie des sci­ences française s’oc­cu­paient inten­sé­ment de prob­lèmes tech­nologiques mais ne pou­vaient pas rem­plir de fonc­tion d’enseignement.

La créa­tion de l’É­cole poly­tech­nique en 1794 et la répu­ta­tion sci­en­tifique inter­na­tionale qu’elle acquit dès les pre­mières années encour­agèrent les pro­mo­teurs d’un nou­veau sys­tème de for­ma­tion en Alle­magne. La mise en évi­dence de l’ap­plic­a­bil­ité des méth­odes math­é­ma­tiques aux prob­lèmes tech­niques telle qu’elle a été démon­trée spé­ciale­ment dans les écoles des Mines, et plus générale­ment la prise de con­science qu’il existe une unité de fonde­ment aux dis­ci­plines enseignées dans les écoles spé­cial­isées con­duisirent à la créa­tion des pre­mières écoles supérieures techniques.

Prague, Vienne puis Karlsruhe

Le pre­mier Insti­tut poly­tech­nique fut fondé en 1806 à Prague. Cet insti­tut trou­va sa moti­va­tion dans le dynamisme pré-indus­triel de la Bohême et son mod­èle dans l’É­cole poly­tech­nique. Pour la pre­mière fois, la fron­tière entre les sci­ences exactes et la tech­nolo­gie fut abolie dans un plan d’en­seigne­ment. Mais l’étab­lisse­ment man­quait cru­elle­ment de moyens et souf­frait de la rival­ité avec la puis­sante uni­ver­sité de Prague, par ailleurs égale­ment his­torique­ment la pre­mière uni­ver­sité de langue alle­mande, si bien que le niveau sci­en­tifique res­ta mod­este. Si la pri­mauté chronologique est générale­ment recon­nue à cet Insti­tut poly­tech­nique, la renom­mée de Prague devint rapi­de­ment sec­ondaire devant celle de Vienne.

Encour­agé par les exem­ples de Paris et de Prague, l’empereur autrichien s’im­pli­qua active­ment dans la plan­i­fi­ca­tion et enfin la créa­tion en 1815 de l’In­sti­tut poly­tech­nique de Vienne. L’In­sti­tut se com­po­sait de class­es pré­para­toires et de deux sec­tions, l’une com­mer­ciale, l’autre tech­nique. L’or­gan­i­sa­tion était volon­taire­ment ana­logue à celle d’une uni­ver­sité, avec une struc­ture par ser­vices ou fac­ultés, avec la garantie de la liber­té des études (con­traire­ment à l’É­cole poly­tech­nique) ain­si que l’at­tri­bu­tion du statut de pro­fesseur d’u­ni­ver­sité aux enseignants.

C’est à Vienne que se con­sti­tua la spé­ci­ficité des écoles poly­tech­niques ger­maniques : le sys­tème français des écoles d’ap­pli­ca­tion n’est pas con­servé, les voies de sor­tie sont mixtes (Corps d’É­tat et indus­trie), l’am­bi­tion est dès le départ d’être recon­nu comme une uni­ver­sité clas­sique et par con­séquent le régime sco­laire, voire mil­i­taire, n’est pas repris. Plus fon­da­men­tale­ment, les sci­ences tech­niques sont véri­ta­ble­ment recon­nues comme une dis­ci­pline à part entière, dif­férentes par essence mais aus­si com­plé­men­taires des sci­ences savantes ou pures d’une part, et surtout des sci­ences appliquées d’autre part. Cette dis­tinc­tion ne sem­ble pas avoir de tra­di­tion à l’É­cole poly­tech­nique, ce qui con­duit à une math­é­ma­ti­sa­tion poussée de l’en­seigne­ment et à un faible développe­ment de la créa­tiv­ité con­struc­tive de l’ingénieur ; le con­tenu et la struc­ture des études d’ingénieur en France s’en ressen­tent encore aujourd’hui.

Chronolo­gie de la créa­tion des Tech­nis­chen Hochschulen (extrait) 1806
1806
1815
1825
1827
1827
1828
1829
1831
1835
1836
1855
1868
1870
Poly­tech­nis­ches Insti­tut Prag
Poly­tech­nis­ches Insti­tut Wien
Poly­tech­nis­che Schule Karlsruhe
Königlich­es Gewer­be­in­sti­tut Berlin
Poly­tech­nis­ches Zen­tralin­sti­tut München
Tech­nis­che Bil­dungsanstalt Dresden
Höhere Gewerbeschule Stuttgart
Gewerbeschule Hannover
Tech­nis­che Abteilung am Col­legium Car­olinum Braunschweig
Höhere Gewerbeschule Hannover
Eid­genös­sis­ches Poly­tech­nikum Zürich
Poly­tech­nis­che Schule München
Rheinisch-West­fälis­che Tech­nis­che Hochschule Aachen


Enfin, la véri­ta­ble référence his­torique des Tech­nis­chen Hochschulen fut posée par la créa­tion en 1825 de l’É­cole poly­tech­nique de Karl­sruhe, et surtout par sa réor­gan­i­sa­tion en 1832. Ici aus­si la struc­ture s’ap­parentait à celle d’une uni­ver­sité et l’élé­va­tion de l’âge (17 ans min­i­mum) et du niveau sco­laire req­uis à l’ad­mis­sion asso­ciée à la qual­ité du corps pro­fes­so­ral per­mirent d’at­tein­dre un niveau sci­en­tifique vrai­ment digne d’un étab­lisse­ment d’en­seigne­ment supérieur. L’or­gan­i­sa­tion en deux class­es pré­para­toires (cor­re­spon­dant au Vorstudi­um actuel) et en fil­ières ou fac­ultés spé­cial­isées (Haupt­studi­um) devien­dra le stan­dard pour les études d’ingénieur.

Vienne, mais surtout Karl­sruhe con­sti­tuèrent alors le mod­èle pour la mul­ti­pli­ca­tion des écoles poly­tech­niques au XIXe siè­cle en Alle­magne. L’ex­em­ple de l’É­cole poly­tech­nique fut égale­ment fréquem­ment évo­qué dans les phas­es de plan­i­fi­ca­tion mais cette référence, en réal­ité mal con­nue dans le détail, restait davan­tage idéelle, voire mythique, que réelle. De plus, le mou­ve­ment poly­tech­ni­cien con­sti­tué par les pro­mo­teurs des écoles d’ingénieurs avait, comme nous l’avons vu, très vite acquis une spé­ci­ficité pro­pre liée au rat­tache­ment à des struc­tures uni­ver­si­taires et au statut à part entière des sci­ences tech­niques. À la suite de ces réal­i­sa­tions pio­nnières, les créa­tions d’é­coles se suc­cédèrent (voir tableau).

Le mouvement polytechnicien

Le développe­ment des écoles poly­tech­niques en Alle­magne se heur­ta à l’hos­til­ité d’une par­tie du milieu uni­ver­si­taire à inspi­ra­tion idéal­iste et néo-human­iste dont Hum­boldt, Schelling et Fichte furent des représen­tants majeurs. Pour ce mou­ve­ment, les études uni­ver­si­taires et par exten­sion le pro­grès sci­en­tifique ont pour but prin­ci­pal d’ac­croître la con­nais­sance humaine, sans aucune final­ité pra­tique, voire indus­trielle. Les fon­da­teurs des écoles d’ingénieurs furent qual­i­fiés d’apôtres de l’u­til­i­tarisme et les uni­ver­sités, dont celle de Berlin nou­velle­ment créée par Hum­boldt en 1810, s’op­posèrent vive­ment au cours du XIXe siè­cle à toute assim­i­la­tion statu­taire des écoles poly­tech­niques aux universités.

L’aspi­ra­tion à l’ac­cès au même statut que les uni­ver­sités s’est exprimée dès la créa­tion des écoles poly­tech­niques, bien avant que leur niveau sci­en­tifique ne le jus­ti­fie vrai­ment. Elle résul­tait de la volon­té de cette nou­velle pro­fes­sion d’ingénieur, représen­tée par le puis­sant Vere­in der Deutschen Inge­nieure (VDI), d’ac­quérir une recon­nais­sance sociale à la mesure de sa con­tri­bu­tion à l’in­dus­tri­al­i­sa­tion et donc à la prospérité du pays ; cette recon­nais­sance se trou­vait être intime­ment liée au priv­ilège de porter un titre uni­ver­si­taire. À par­tir de 1865, les écoles poly­tech­niques, Karl­sruhe en pre­mier, se don­nèrent les statuts d’u­ni­ver­sité et prirent le nom de Tech­nis­che Hochschule (école supérieure tech­nique). Le con­flit avec les uni­ver­sités se pour­suiv­it tout au long du siè­cle. Finale­ment le débat fut clos en 1899 par un décret impér­i­al qui attribua aux Tech­nis­chen Hochschulen le droit de décern­er les titres de Diplom-Inge­nieur (Dipl.-Ing.) et de Dok­tor-Inge­nieur (Dr.-Ing.), ce qui offi­cial­isa la recon­nais­sance de leur autonomie et de leur qual­ité sci­en­tifique ain­si que le rang social de l’ingénieur.

L’ac­céléra­tion de l’in­dus­tri­al­i­sa­tion à par­tir de 1880 plaça les Tech­nis­chen Hochschulen devant de nou­veaux défis. Les besoins en ingénieurs haute­ment qual­i­fiés ne ces­saient de croître, la recherche tech­nique uni­ver­si­taire devait se mesur­er à la recherche indus­trielle en plein essor, les débats entre défenseurs d’un enseigne­ment plus théorique ou au con­traire plus pra­tique s’am­pli­fièrent. Les Tech­nis­chen Hochschulen (appelées aujour­d’hui pour cer­taines Tech­nis­chen Uni­ver­sität) grandirent et démon­trèrent la force de la syn­ergie entre enseigne­ment et recherche tech­nologique en étroite col­lab­o­ra­tion avec l’in­dus­trie. Les struc­tures et les modes de pen­sée restent néan­moins attachés aux orig­ines du mou­ve­ment poly­tech­ni­cien qui maria uni­ver­sité et sci­ences techniques.

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