Le Mariage forcé et l’amour médecin

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°636 Juin/Juillet 2008Par : « d’après » Molière, dans une m.s. de L. FerraroRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Je suis de retour dans un moment. Si l’on m’apporte de l’argent, que l’on vienne me qué­rir vite chez le sei­gneur Gero­ni­mo ; et, si l’on vient m’en deman­der, qu’on dise que je suis sor­ti et que je ne dois reve­nir de toute la journée.

Point n’est besoin d’être grand éru­dit pour reni­fler là, d’abord, la plume de Molière, tou­jours prête à vous mettre en condi­tion de féli­ci­té. Il s’agit bien en effet de la pre­mière réplique du Mariage for­cé, lan­cée à la can­to­nade. Aus­si bien me réjouis­sais-je de l’entendre bien­tôt en m’asseyant dans la salle du Lucer­naire. J’aurais pour­tant dû me méfier car le pro­gramme annon­çait Le Mariage for­cé et l’amour méde­cin. Mais voi­là, je n’avais pas prê­té atten­tion à l’absence de majus­cule au mot « amour », et m’étais figu­ré voir jouer suc­ces­si­ve­ment Le Mariage for­cé et L’Amour méde­cin, au lieu que le met­teur en scène, M. L. Fer­ra­ro, nous fit assis­ter à une manière de fusion des deux pièces, bien que rien d’autre ne les lie que l’identité de nom, Sga­na­relle, por­té par deux per­son­nages tota­le­ment dif­fé­rents : l’un, un vieux céli­ba­taire pris, sur le tard, de l’envie d’épouser une don­zelle éva­po­rée ; l’autre, un veuf à qui la vigou­reuse aspi­ra­tion au mariage de sa fille unique donne bien du fil à retordre.

De sorte que le spec­tacle ne com­men­çait pas par la réjouis­sante recom­man­da­tion atten­due mais on voyait, lorsque la scène s’éclairait, un homme un peu voû­té, nous tour­nant le dos, vêtu d’un long par­des­sus, et ne disant mot. Après plu­sieurs minutes, il pivo­tait très len­te­ment, tou­jours silen­cieux, mon­trant alors une face enfa­ri­née et acca­blée, dotée d’un long nez cro­chu de poli­chi­nelle. Il se déci­dait enfin à par­ler : Ah, l’étrange chose que la vie ! et que je puis bien dire, avec ce grand phi­lo­sophe, qui terre a guerre a, et qu’un mal­heur ne vient jamais sans l’autre. Je n’avais qu’une seule femme, qui est morte… On recon­naît là les pre­mières lignes de L’Amour méde­cin, à cela près que la scène d’exposition était trans­for­mée en mono­logue, sans que per­sonne fût pré­sente pour poser la ques­tion : Et com­bien donc en vou­liez-vous avoir ?

Ce soli­loque se pour­sui­vait un temps, ensuite de quoi le Sga­na­relle écra­sé par l’adversité sor­tait côté cour, tan­dis que sur­gis­sait, côté jar­din, un autre Sga­na­relle sui­vi de Gero­ni­mo, tout aus­si enfa­ri­nés et pour­vus de faux nez, mais vire­vol­tant et bon­dis­sant comme deux Arle­quins de Com­me­dia dell’arte. Démar­rait alors Le Mariage for­cé, mais hélas seule­ment par Ah, sei­gneur Gero­ni­mo, que je vous trouve à propos…

On pou­vait y déplo­rer bien d’autres cou­pures ; la dis­pa­ri­tion, par exemple, de toute la scène avec le pyr­rho­nien Mar­phu­rius. Je ne me sou­viens plus bien com­ment tout cela s’enchaînait avec L’Amour méde­cin, vic­time aus­si de longues cou­pures, notam­ment celle de la déli­bé­ra­tion des quatre méde­cins, pour­tant intro­duite par une bien diver­tis­sante didas­ca­lie, qui en dit long sur leur vacui­té : « Ils s’asseyent et toussent. » Seule en sub­sis­tait, mais en a parte et comme à la sau­vette, une brève allu­sion aux mérites res­pec­tifs de la mule de M. Tomès et du che­val de M. Desfonandrès.

Mal­gré ces fan­tai­sies et grâce au talent des comé­diens – il fal­lait voir se tré­mous­ser Dori­mène-Lucinde, avec son petit nez en trom­pette et ses couettes fré­tillantes – et sur­tout grâce à cette mer­veilleuse langue de Molière, ce fut une fête de l’oreille qu’entendre ce par­ler si simple, si dépour­vu de tout arti­fice, jeux de mots, calem­bours et autres, si clair, si « cou­lant de source ».

Mais pour­quoi donc le met­teur en scène, dis­po­sant de jeunes comé­diens dotés d’une évi­dente maî­trise du bien dire, s’était-il aven­tu­ré à jouer au Mec­ca­no avec la construc­tion dra­ma­tique de Molière. En ce mois de mai deux mille huit, l’on ne pou­vait s’empêcher de se repor­ter qua­rante ans en arrière, en Mai 68, moment de cafouillage men­tal où l’on croyait devoir oppo­ser les concepts de liber­té et d’autorité, alors qu’ils sont complémentaires.

En matière de théâtre, qu’est-il résul­té de ce tohu-bohu ? Dans cer­taines salles, la dis­pa­ri­tion du rideau de scène et de la numé­ro­ta­tion des places, dis­po­si­tions qui pas­sèrent alors pour de pro­fondes avan­cées de l’art dra­ma­tique. Soit. Il y a cepen­dant plus grave : la sub­sis­tance, qui se ren­contre encore chez bien des met­teurs en scène, même jeunes, du sen­ti­ment que n’existe d’autre moyen d’exprimer leur liber­té créa­trice que le rejet de « l’autorité de l’auteur », fût-il Molière, en se per­met­tant de mani­pu­ler les textes à tout va.
Il m’arrive de me deman­der qui, des comé­diens ou du public, sont le plus à plaindre.

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