Le juste-à-temps dans l’automobile

Dossier : Les secrets de la Supply ChainMagazine N°700 Décembre 2014
Par Pierre GAMBARDELLA (81)

Dans l’industrie auto­mo­bile, les contraintes sont fortes et pra­ti­quer le juste-à- temps res­semble à une gageure : la demande com­mer­ciale est for­te­ment instable en rai­son de la diver­si­té des pro­duits (plu­sieurs mil­liers de confi­gu­ra­tions pos­sibles pour le même modèle) et d’une intense concur­rence (au moins quinze modèles en com­pé­ti­tion pour chaque seg­ment en Europe) ; le capi­tal immo­bi­li­sé (plu­sieurs cen­taines de mil­lions d’euros par modèle) oblige à une satu­ra­tion per­ma­nente des capacités.

“ Une usine manipule trente mille colis chaque jour ”

L’effet série est impor­tant ; chaque ligne sort une voi­ture par minute, entraî­nant des flux com­pli­qués : une usine mani­pule chaque jour 30 000 colis et reçoit 10 000 mètres cubes via 200 camions et contai­ners pro­ve­nant de sites répar­tis sur toute la planète.

Enfin, l’intégration avec les par­te­naires externes est forte : 70 % de la valeur du véhi­cule est achetée.

REPÈRES

Le juste-à-temps est un des piliers de l’efficacité opérationnelle. Inspirés au départ de méthodes américaines de gestion – organisation de la production en série, d’une part, et réassort des linéaires en grande distribution, d’autre part –, ses principes ont été élaborés au Japon en situation de crise dans l’industrie automobile des années 1950.
Afin de réduire le besoin en trésorerie, ils tendent à raccourcir le temps écoulé dans le processus pour mettre à la disposition du client une voiture dans le délai souhaité. Par extension, les principes visent à éliminer tous les défauts et gaspillages de l’entreprise, imprégnant ainsi son mode de management.
En raison de leur puissance opérationnelle démontrée, ils ont été théorisés depuis une vingtaine d’années sous l’appellation de lean et sont largement déployés dans des secteurs d’activité très divers (industries, banques, administrations publiques, etc.).

Améliorer les performances

Par consé­quent, le site auto­mo­bile est contraint à des pro­ces­sus pré­cis et rigou­reux pour gérer les flux. La pla­ni­fi­ca­tion et les cir­cuits logis­tiques sont orga­ni­sés pour lis­ser la demande, frac­tion­ner la diver­si­té, caden­cer les pro­ces­sus, éva­cuer les fluc­tua­tions et stan­dar­di­ser les flux.

Lisser la demande

Le modèle a pour but de satu­rer les capa­ci­tés par le lis­sage de la demande com­mer­ciale. Le prin­cipe – illus­tré par la méta­phore du « sushi bar » (voir enca­dré) – est de gérer sur stock les pro­duits cou­rants et sur délai les pro­duits spécifiques.

“ Fabriquer exactement la demande des clients dans le temps de production effectif”

Cela exige un pro­ces­sus consen­suel et enga­geant entre com­mer­çants et indus­triels de type PIC ou S&OP1 pour rete­nir ou arbi­trer les choix : seg­men­ta­tion de la demande com­mer­ciale, dimen­sion­ne­ment des stocks, pré­avis d’ajustement des capa­ci­tés (temps tra­vaillés, chan­ge­ments de cadence) internes et externes.

Fractionner la diversité

Le hei­jun­ka consiste à fabri­quer toutes les varié­tés de pro­duits, en petites quan­ti­tés et le plus fré­quem­ment pos­sible. Il est à l’opposé de la pro­duc­tion tra­di­tion­nelle « en rafale » avec peu de chan­ge­ments d’outils, peu fréquents.

Il néces­site un plan ordon­nan­cé, le film de pro­duc­tion, qui indique avec pré­ci­sion quel véhi­cule sera pro­duit à quelle séquence sur la ligne. Ce film est fixé sur une période ferme de dix à vingt jours.

Les sushis les plus cou­rants sont en attente sur un mini­con­voyeur.

LA MÉTAPHORE DU SUSHI BAR

Dans un sushi bar, la charge est lissée via le traitement de la demande commerciale. Le cuisinier gère son activité en fabriquant « au fil de l’eau » les sushi les plus courants et les présente aux clients en attente sur un miniconvoyeur.
Si un client veut un sushi rare (et cher) non présenté, celui-ci en fait la demande.
Avant les heures de pointe, le sushiman gère ses temps morts en traitant les commandes anticipées par téléphone ou Internet. Il optimise ainsi à la fois son taux de service, son occupation et son profit, malgré la variabilité de la demande.

Cadencer les processus

Le takt time est le rythme néces­saire pour fabri­quer exac­te­ment la demande des clients dans le temps de pro­duc­tion effec­tif. Pour évi­ter les stocks inter­mé­diaires, sur­ca­pa­ci­tés et temps d’attente, les dif­fé­rents pro­ces­sus sont, autant que pos­sible, syn­chro­ni­sés sur le takt time, com­pacts et orga­ni­sés par flux de produits.

Ils sont caden­cés par un pace­ma­ker visuel (comp­teurs, mar­quages au sol, etc.) per­met­tant l’autocontrôle par les opé­ra­teurs et conduc­teurs d’installation. Dans l’automobile, le takt time est de l’ordre de la minute, les gammes de tra­vail sont équi­li­brées à chaque poste pour suivre ce rythme.

Évacuer les fluctuations

L’élimination des fluc­tua­tions dans les pro­ces­sus peut se faire en uti­li­sant des outils stan­dards d’analyse de la valeur (MIFA, VSM2) per­met­tant de mettre en évi­dence les retards, gou­lots, temps d’attente et d’éliminer les sur­stocks et sur­ca­pa­ci­tés. D’où, entre autres, la déno­mi­na­tion lean.

Standardiser les approvisionnements

Dans cette méthode, le film de pro­duc­tion est divi­sé en tranches horaires de même durée (de 30 minutes à 2 heures). Le E‑Kanban3 est un sys­tème qui per­met de com­man­der les com­po­sants juste néces­saires pour pro­duire chaque tranche horaire. Il envoie les ordres d’approvisionnement aux four­nis­seurs ou aux zones logistiques.

“ Les transports routiers et les livraisons se reproduisent à l’identique chaque jour ”

Le E‑Kanban est dif­fé­rent de l’outil stan­dard MRP4 uti­li­sé ailleurs. Il s’affranchit des états de stocks uti­li­sés dans le MRP, fai­sant l’hypothèse que ce qui est pla­ni­fié est bien réa­li­sé. Il tem­père donc les effets démul­ti­pli­ca­teurs que l’on obtien­drait avec le MRP, lequel peut ampli­fier une varia­tion de pro­duc­tion, même modeste, en varia­tion bru­tale des stocks.

En pré­re­quis, pour être per­ti­nent le E‑Kanban néces­site un contrôle en temps conti­nu du res­pect effec­tif des volumes et délais à tous les stades.

Approvisionnement en cours
Le réap­pro­vi­sion­ne­ment est cal­cu­lé en fonc­tion de la consom­ma­tion à venir.

STANDARDISER LES FLUX

Le groupement des commandes en tranches horaires (E‑Kanban) permet de standardiser les flux en amont.
En effet, le lissage et le principe du fractionnement de diversité, évoqués précédemment, donnent lieu à des besoins en composants réguliers et donc à des enlèvements répétables chez les fournisseurs.
Dans les cas d’application les plus aboutis, les transports routiers et les livraisons se reproduisent à l’identique chaque jour. Dans l’usine, il permet aussi de cycler et d’optimiser les flux de distribution vers les ateliers.

Anticiper les innovations

Dans le déve­lop­pe­ment de nou­veaux véhi­cules, le mar­ke­ting et la R&D inter­viennent sur la diver­si­té com­mer­ciale et tech­nique, la stan­dar­di­sa­tion des com­po­sants, la modu­la­ri­té des sous-ensembles. Leurs choix déter­minent la loca­li­sa­tion des four­nis­seurs, les sour­cings externes et l’optimisation de valeur ajoutée.

Ces évo­lu­tions seront par ailleurs influen­cées dans les pro­chaines années par des fac­teurs externes comme les coûts de l’énergie et des trans­ports, les évo­lu­tions des pays low cost, les risques éco­lo­giques, etc., qui modi­fie­ront les para­digmes pour les choix de « faire ou ache­ter » et de loca­li­sa­tions. Et aus­si par les inno­va­tions : objets com­mu­ni­cants per­met­tant d’automatiser la logis­tique, big data et cloud com­pu­ting faci­li­tant l’ouverture et la stan­dar­di­sa­tion des pro­to­coles de pilo­tage des flux, impri­mantes 3D pour fabri­quer cer­taines pièces, etc.

Par ses prin­cipes de bonne ges­tion, en éli­mi­nant les gas­pillages le juste-à-temps per­met à la sup­ply chain d’être robuste et d’assimiler les inno­va­tions avec profit.

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1. PIC : plan indus­triel et com­mer­cial ; S&OP : sales & ope­ra­tion plan. Pro­ces­sus pour pla­ni­fier les res­sources à par­tir de la demande com­mer­ciale par éla­bo­ra­tion d’un scé­na­rio com­mun entre les dif­fé­rentes direc­tions opérationnelles.
2. MIFA : mate­rial & infor­ma­tion flow ana­ly­sis ; VSM : value stream ana­ly­sis. Outils de repré­sen­ta­tion des flux pour ana­ly­ser les dys­fonc­tion­ne­ments et les corriger.
3. Le terme E‑Kanban, en passe de deve­nir une dési­gna­tion com­mu­né­ment admise, est en réa­li­té un abus de lan­gage. Le Kan­ban désigne à l’origine une éti­quette de réap­pro­vi­sion­ne­ment en flux tiré fai­sant l’hypothèse que la consom­ma­tion pas­sée est repro­duc­tible. Dans le cas du E‑Kanban, le réap­pro­vi­sion­ne­ment est cal­cu­lé en fonc­tion de la consom­ma­tion à venir.
4. MRP : mate­rials requi­re­ment plan­ning. Méthodes de pla­ni­fi­ca­tion des besoins en com­po­sants par recons­ti­tu­tion de stocks en décom­po­sant les volumes de pro­duits finis sui­vant leurs nomen­cla­tures et les délais stan­dards d’approvisionnement.

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