Le dernier envol de l’aigle Hommage rendu au commandant Caroline Aigle (94)

Dossier : ExpressionsMagazine N°628 Octobre 2007

Lorsque tu as été mutée dans mon escadrille, Car­o­line, j’avoue avoir été très impa­tient de faire ta con­nais­sance. Per­me­ts-moi aujour­d’hui pour cet au revoir de te tutoy­er, rompant avec le vou­voiement de rigueur entre un com­man­dant d’escadrille et un jeune pilote. Je m’ap­pli­quais cepen­dant à t’ac­cueil­lir comme n’im­porte quel autre PIM. Mais en dépit de mes efforts, je dois recon­naître que te recevoir dans mon bureau avait quelque chose d’ex­tra­or­di­naire : tu n’é­tais pas un pilote ordinaire.

Comme tous mes col­lègues à l’époque ton nom, Car­o­line, ne m’é­tait déjà pas incon­nu. Ta tra­jec­toire m’in­triguait. Mac­aronée par le chef d’é­tat-major de l’ar­mée de l’air, tu t’é­tais par ailleurs rap­prochée d’un com­man­dant d’escadrille de l’é­cole de chas­se, que j’avais trou­vé très sym­pa­thique lors de mon pro­pre pas­sage à Tours. Plus tard, à l’oc­ca­sion de ta trans­for­ma­tion sur Mirage 2000 à Orange, les bruits répétés qui nous par­ve­naient à Dijon des vols de nuit-bar­be­cue déten­dus avec les moni­teurs ne me rap­pelaient pas vrai­ment l’am­biance « sta­giaire » que j’avais pu con­naître quelques années aupar­a­vant au « Côte-d’Or ».

Je décou­vris alors une jeune femme menue, dont l’in­ten­sité du regard bleu, par­fois dis­simulé sous une mèche blonde, annonçait une volon­té ain­si qu’une déter­mi­na­tion sans faille. Tu pos­sé­dais à l’év­i­dence la qual­ité que j’es­time la plus néces­saire chez un pilote de chas­se : la pugnac­ité. Pour le reste, ton com­porte­ment mil­i­taire irréprochable tout comme ta con­di­tion physique excep­tion­nelle te don­naient une grande force sous des allures d’ap­par­ente fragilité : tu étais en réal­ité tout bon­nement désar­mante et ton instruc­tion sur chas­seur mono­place débu­ta sous les meilleurs auspices.

Toute­fois, il n’é­tait pas tou­jours évi­dent pour toi comme pour moi en dépit de nos efforts d’ar­riv­er à con­cili­er les innom­brables sol­lic­i­ta­tions dont tu fai­sais l’ob­jet avec ta for­ma­tion. Je peux cepen­dant affirmer que tu t’es sans cesse mon­trée disponible et acces­si­ble, te prê­tant de bonne grâce aux man­i­fes­ta­tions de toutes sortes. Je crois que ta sym­pa­thie naturelle et ta mod­estie con­quérante ont fait que les plus scep­tiques ont rapi­de­ment ren­du leurs armes.

C’est à ce moment-là que d’une cer­taine façon, il me sem­ble, tu as com­mencé à ne plus t’ap­partenir totale­ment et à devenir une nou­velle icône pour l’aéro­nau­tique mil­i­taire. En dépit des hon­neurs mérités, tu as su rester la même. Seule la présence qua­si sys­té­ma­tique du com­man­dant de base à cha­cun de tes pots soulig­nait ta sin­gu­lar­ité. Gravis­sant un à un les éch­e­lons, tu te qual­i­fi­ais jusqu’à assur­er l’alerte de défense aéri­enne à par­tir de la base d’O­r­ange lorsque cette dernière fut ren­for­cée le 11 sep­tem­bre 2001. Après avoir obtenu ton brevet de chef de patrouille, tu pris à ton tour tout naturelle­ment le com­man­de­ment de la SPA 57 « La Mou­ette ». Je me rap­pelle t’avoir demandé en plaisan­tant à l’oc­ca­sion d’un de mes vols d’abon­né que nous effec­tu­ions en patrouille : « Dites-moi, com­man­dant, je vous appelle leadeuse ou lead­rice ? » Et toi de me répon­dre dans un sourire : « Leader, ce sera très bien ! »

Toi qui avais l’habi­tude de men­er plusieurs activ­ités de front et de relever tous les défis, tu as trou­vé le temps au cours de ces années bour­guignonnes de te mari­er puis de devenir mère, allant ain­si jusqu’au bout de l’ac­com­plisse­ment de ta vie de femme.

Pour avoir par­cou­ru quelques-uns des témoignages de sou­tien qui con­tin­u­ent d’af­fluer, je vous livre les mots le plus sou­vent cités : « Rêve, pas­sion, envie, exem­ple, mod­èle, sym­bole de réus­site, pio­nnière, femme d’ex­cep­tion, femme hors du com­mun, à la fois pilote de chas­se, sportive d’élite et aus­si mère de famille, para­chutiste, mar­raine mag­nifique. » Ou encore : « Capac­ités hors normes, intel­li­gence, tal­ent, courage, force, déter­mi­na­tion, con­vic­tion, ténac­ité, volon­té, com­bat­ive, grand ent­hou­si­asme, tou­jours souri­ante, abor­d­able, acces­si­ble, gen­tille, sim­plic­ité, mod­este. » Et enfin : « Une grande dame nous a quit­tés, heureuse de vivre, généreuse, radieuse, douce, char­mante, chaleureuse, lumineuse, vis­age d’ange et regard d’azur, l’é­toile filante a quit­té ses enfants trop vite, sans vous le ciel de France sera un peu moins bleu, mer­ci Madame, nos yeux regar­dant le ciel seront désor­mais embués. Si je veux devenir pilote de chas­se c’est grâce à elle. »

Car­o­line, la com­mu­nauté des gens de l’air s’in­cline très respectueuse­ment devant toi qui ren­tres aujour­d’hui dans la légende.

Kro, toute la chas­se te pleure à présent que tu as pris ton dernier envol. Tu as aujour­d’hui rejoint pour tou­jours ton ter­rain de chas­se favori.

Face à ta dis­pari­tion si injuste, la seule chose qui puisse apais­er notre cha­grin est de con­sid­ér­er qu’au­jour­d’hui tu es dev­enue pour tou­jours l’ange gar­di­en de Marc et de Gabriel. Je ne vois aucune autre rai­son à ton rap­pel à Dieu si pré­coce. Ils ont besoin plus que jamais que tu veilles sur eux depuis là-haut. Pour avoir vu la mort de près il y a quelques années, je sais quelle peut être la force de la pro­tec­tion offerte par les anges.

Enfin je voudrais dire à Christophe, à tes enfants, à vos familles ain­si qu’à tous ceux que tu aimes, que les portes de l’escadron leur seront tou­jours grandes ouvertes. Je prends cet engage­ment en présence ici des plus jeunes à qui je demande de se sou­venir de ces paroles. Vous resterez asso­ciés aus­si longtemps que vous le désir­erez à la vie et au des­tin de la chas­se dijonnaise.

*****

Le témoignage de ses camarades

Ma chère Caroline,

Je sais bien que tous ceux qui t’ont croisée pen­dant nos trois années à l’É­cole reti­en­nent encore leur souf­fle de stu­peur ou d’émer­veille­ment, d’in­com­préhen­sion ou peut-être même de jalousie, quand ton vis­age vis­ite leur mémoire et leur cœur.


Car­o­line Aigle en tenue de pilote devant un avion de chasse.
Diplômée de l’É­cole poly­tech­nique, elle intè­gre l’É­cole de l’Air de Salon-de-Provence en troisième année du cur­sus. Très sportive, Car­o­line Aigle est cham­pi­onne de France, puis cham­pi­onne du monde mil­i­taire de triathlon. En mai 1999, à l’is­sue de sa for­ma­tion à la base-école 705 de Tours, elle devient la pre­mière femme française tit­u­laire du brevet de pilote de chas­se. Elle est alors âgée de 24 ans. Après un stage à Caza­ux puis à Orange, le cap­i­taine Aigle est affec­tée à l’escadron de chas­se 2/2 “ Côte-d’Or “, à Dijon, où elle pilote un Mirage 2000–5.

Car­o­line, blonde comme les sables du désert, timide comme un char d’as­saut un peu jeune, rieuse comme une pluie en plein été, avec un petit coup d’œil insond­able qui vient de dessous la mèche frontale.

Car­o­line debout dans un grand amphi, récla­mant sa place à l’in­fan­terie… Car­o­line sor­tant son vélo de sa salle de bain, à six heures du matin ou dix heures du soir dans le noir, la pluie et le vent… Car­o­line dans ses bas­kets à réac­tion lais­sant scotchés au bitume der­rière elle les trois quarts des gars de la promo…

Car­o­line, nageant dans les mêmes lignes d’eau que les armoires à glace de sa sec­tion… Car­o­line mau­gréant parce qu’il fait mau­vais et qu’on ne pour­ra pas sauter en « para » aujour­d’hui… Car­o­line qui t’in­vite à boire un verre ou manger des pâtes au bar nata­tion… Car­o­line qui gagne toutes les « com­pètes »… Car­o­line qui se trempe tous les jours dans les glaçons pour tra­vers­er la Manche comme une sirène… Car­o­line qui ne doute de rien, jamais de rien… Car­o­line dans son casert, sous une mon­tagne de CD, un ordi­na­teur plus gros qu’elle, du « matos » de sport jusqu’au pla­fond et le poly de Bas­de­vant au milieu… Car­o­line qui veut tout appren­dre, le por­tu­gais, l’arabe, le chi­nois, le russe, le piano, le dessin… Car­o­line qui ne recule jamais, jamais… Car­o­line qui veut tou­jours faire ce que les autres n’ont pas fait…

Car­o­line qui répète ses argu­ments debout, la voix calme et les épaules volon­taires, jusqu’à ce que l’autre cède : d’ac­cord Car­o­line, tu seras pilote de chasse…

D’ac­cord Car­o­line, on va t’aider, tu seras astronaute.

Cette Car­o­line-là, je sais que vous la con­nais­sez. Mais, pour Christophe son mari, pour Marc et Gabriel ses petits garçons, pour tous ceux que j’ai vus le vis­age rav­iné de larmes devant cet impens­able cer­cueil, je voudrais rajouter quelques mots.

Caro, je veux te remerci­er. Parce que notre pré­cieuse ami­tié, je la dois à ton infail­li­ble fidél­ité. Tu es de ces êtres dont le cœur ne se laisse jamais affadir. Pour toi, aimer, c’est aimer jusqu’au bout, ta famille, comme tes amis.
Je l’ai com­pris peu à peu.
Au début, tu vas rire, j’é­tais con­va­in­cue que tu ne te mari­erais jamais. Avec tous ces défis que tu avais dans la tête, je pen­sais qu’il n’y avait pas de place pour une famille. Mais un jour tu m’as dit « C’est Christophe, voilà, il est pilote, nous allons nous mari­er cet été. » (Car­o­line en robe de mar­iée, ça c’é­tait quelque chose de mag­nifique­ment inou­bli­able.) « Mais, tu… tu aimerais avoir des enfants ? » « Bien sûr que nous voulons des enfants ! » (Petit rire légère­ment moqueur de Car­o­line à l’in­ten­tion de ma mine hébétée.)

La suite est toute sim­ple. Un mari en or, quelques tribu­la­tions sur la base de Dijon, des travaux dans la mai­son, une grossesse en com­bi­nai­son de pilote (vous voyez un prob­lème vous ?) Et hop, voilà Marc par­mi nous. Grand bonheur.
Début 2007, un autre grand bon­heur s’an­nonce, trop vite suivi par la décou­verte du cancer.

Lors de notre dernière ren­con­tre, Car­o­line, le souf­fle court, le vis­age déjà trop pâle, a puisé dans ses dernières forces pour me racon­ter ses enfants… les pre­miers mots de Marc, et ce com­bat pour don­ner à Gabriel une chance de vivre… avec telle­ment de douceur, telle­ment d’amour et d’espérance.

Et lorsqu’elle a quit­té cette terre, c’é­tait en ten­ant la main de son époux.

À tous ceux qui se fig­urent que Car­o­line était un spéci­men à part, genre bull­doz­er déguisé en fleur, je veux dire qu’elle était d’abord un cœur.

Car­o­line, une fois encore, tu as franchi la ligne d’ar­rivée avant nous autres. Je sais que ton petit rire et ton cœur infail­li­ble nous accom­pa­g­nent jusqu’à ce que nous t’ayons rejointe.
Au nom de tous les poly­tech­ni­ciens, je te dis A Dieu.

Marie

5 Commentaires

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WIMMERrépondre
26 avril 2014 à 16 h 51 min

MON COMMANDANT

ANCIEN SOUS-OFFICIER MECANICIEN DE L’ARMEE DE L’AIR ‚JE VOUDRAIS DIRE COMBIEN JE SUIS EMU DEVANT LA TROP BREVE CARRIERE DE CETTE JEUNE FEMME, PILOTE DE CHASSE, QUI AVAIT DEVANT ELLE UN AVENIR PRESTIGIEUX,ET QUI A DISPARU PRÉMATURÉMENT. JE VIENS D’ACQUERIR LA PLAQUETTE ET LE TIMBRE A SON EPHIGIE ‚EN SOUVENIR DE CETTE BELLE PERSONNE. MES RESPECTS MON COMMANDANT !

LE GAL Bernardrépondre
28 janvier 2017 à 18 h 19 min

hom­mages 10 ans après
On ne peut pas oubli­er cette jeune Femme, cette abné­ga­tion, ses efforts qui res­teront un mod­èle pour les Français qui aiment leur Pays, défen­dant les valeurs essen­tielles de cette belle jeunesse !
Trop vite par­tie, les Enfants ont gran­dis, ils doivent êtres très fiers de leur Maman qui du Ciel, les regardent…

JP DUTHILLEULrépondre
28 mai 2017 à 10 h 01 min

admi­ra­tion , respect,
admi­ra­tion , respect, tristesse.… tels sont les sen­ti­ments con­trastés qui m’ani­ment en lisant la trop courte évo­ca­tion de Car­o­line Aigle !
AIGLE, quel nom prédes­tiné, quel des­tin brisé, elle est digne de rejoin­dre le Pan­théon des gloires de l’aéro­nau­tique française, les Védrine,Blériot,Guynemer, Fonck,Nungesser, St Exupéry, Auri­ol, et tant d’autres qu’elle égale et peut être dépasse.… Femme et mère, elle est digne à tout jamais de notre affec­tion, son nom restera gravé dans les mémoires .

SURCINrépondre
21 août 2017 à 15 h 30 min

que de belle années
que dire ! le respect devant cette bril­lante dame puis la tristesse respect à ceux qui ont offert à la france une patie de leurs vie
respects qui vous son dû

Chris­tine Blondel (X77)répondre
15 novembre 2017 à 21 h 48 min

Car­o­line pleine de grâce, de tal­ents, de volon­té et de courage
Une femme lumineuse qui nous émeut aux larmes.

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