Le choix des X

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°564 Avril 2001Par : Sous la direction de Marc Olivier BARUCH (75) et Vincent GUIGUENO (88)Rédacteur : Jean ROUSSEAU (42)

Marc Olivi­er Baruch et Vin­cent Guigueno sont his­to­riens. Ils tra­vail­lent, respec­tive­ment, à l’Institut d’histoire du temps présent et à l’École nationale des ponts et chaussées, sur l’État, les ser­vices publics et ceux qui les servent.

Dans ce très remar­quable ouvrage, ils s’interrogent, comme cha­cun de nous s’est inter­rogé ou s’interroge, sur “ pourquoi et com­ment un poly­tech­ni­cien pour­suiv­ant une car­rière dans l’administration, l’armée ou l’entreprise devient […] résis­tant ” ; “ quelles furent à l’inverse les moti­va­tions de ceux qui, van­tant l’apolitisme de la tech­nique, choisirent de con­serv­er des respon­s­abil­ités au sein des ser­vices d’État engagés dans la Révo­lu­tion nationale et la collaboration ”.

Leurs répons­es à ces ques­tions se trou­vent moins dans une hypothé­tique iden­tité poly­tech­ni­ci­enne que dans l’analyse du par­cours des élèves et anciens élèves au sein de qua­tre groupes : les pro­mo­tions présentes à l’École pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale, les ingénieurs des grands corps tech­niques de l’État, les officiers des armes savantes, enfin les résis­tants, issus de cha­cun de ces groupes.

Ce livre pro­longe les journées d’études ani­mées par l’association X‑Résistance et l’Exposition “ Des X dans la Résis­tance ”. Il rassem­ble des textes d’historiens spé­cial­istes de la Sec­onde Guerre mon­di­ale et des témoignages d’acteurs de l’époque qui rap­pel­lent que, au-delà d’éventuels déter­min­ismes trans­mis par la for­ma­tion poly­tech­ni­ci­enne, l’engagement fut d’abord un choix individuel.

On notera tout par­ti­c­ulière­ment le très grand intérêt de la con­tri­bu­tion d’Olivier Wiev­ior­ka sur “ Poly­tech­ni­ciens et résis­tances ” ain­si que celle de Philippe Bur­rin qui resitue l’attitude des X dans le cadre élar­gi des élites dans l’Europe nazie.

Alors que les pro­mo­tions de 1938, 1939 et 1940 durent, à la suite de la con­ven­tion d’armistice, se repli­er en zone Sud, à Lyon, on débat­tait à Paris de l’avenir de l’École et de réformes qui devraient per­me­t­tre de renou­vel­er les fil­ières pro­fes­sion­nelles tout en s’inscrivant dans la philoso­phie de la Révo­lu­tion nationale. Cette dernière devait peser à la fois sur la for­ma­tion plus axée sur les activ­ités physiques et l’aptitude au com­man­de­ment comme en témoigne l’édifiant “ Mémen­to du chef de groupe de l’École poly­tech­nique ” d’août 1942 repro­duit à la fin de l’ouvrage.

L’année oblig­a­toire dans les Chantiers de jeunesse décidée à la ren­trée de 1942 en fut l’une des expres­sions, de même que le sort réservé aux élèves juifs déclassés en élèves “ bis ” qui, ain­si que l’exprime ironique­ment Bernard Lévi (41), béné­fi­ci­aient de la même for­ma­tion que leurs cama­rades mais n’étaient “ for­més pour rien ” (qui plus est à leurs pro­pres frais) puisque exclus des corps des Mines, des Ponts et des corps mil­i­taires. Est-il néces­saire de rap­pel­er que les élèves bis rejoignirent la Résis­tance ou furent déportés ?

Survint, début 1943, la “ déser­tion ” d’une dizaine d’élèves qui, par l’Espagne, rejoignent la France libre. Cet événe­ment qui “émut” jusqu’au maréchal Pétain accéléra le trans­fert de l’École à Paris. Trans­fert par­tiel, car la majorité des élèves 42 et 43 fut req­uise, fin 43, dans le STO. Seule une très petite minorité rejoignit l’AFN libérée ou les réseaux et mou­ve­ments mét­ro­pol­i­tains. On retien­dra du moins que sur les 1 500 élèves des pro­mo­tions dites de guerre aucun ne fut sanc­tion­né par la Com­mis­sion de con­trôle pour leur conduite.

Quant à celle de leurs anciens, demeurés en poste dans l’administration, elle s’inscrit bien dans les analy­ses de Servir l’État français (Fayard, 1997), ouvrage de référence de Marc Olivi­er Baruch. Face à la sit­u­a­tion d’alors, la var­iété des atti­tudes inter­dit de sup­put­er un com­porte­ment spé­ci­fique de notre com­mu­nauté ; si ce n’est que sans doute plus qu’ailleurs se mêlent étroite­ment des préoc­cu­pa­tions de car­rière, de con­sid­éra­tion poli­tique et de patri­o­tisme. Il est juste de rap­pel­er que cer­tains de nos cama­rades apparem­ment “ atten­tistes ” reçurent l’ordre de Lon­dres et d’Alger de pré­par­er – sans se décou­vrir pré­maturé­ment – les sab­o­tages de la Libération.

D’où la dif­fi­culté de dis­tinguer par­fois le “ col­lab­o­ra­tionnisme appar­ent ” du “secret engage­ment”. Les posi­tions de Jean Berth­elot (19 S) illus­trent à cet égard l’une des straté­gies de la haute fonc­tion publique tech­nique qui entendait tout à la fois pour­suiv­re un objec­tif de mod­erni­sa­tion, négoci­er sous la con­trainte du réal­isme et main­tenir le cap de la ratio­nal­ité ; soit, pour repren­dre la dis­tinc­tion de Stan­ley Hoff­mann, être objec­tive­ment col­lab­o­ra­teur tout en ayant sub­jec­tive­ment le sen­ti­ment de faire front.

Le par­cours des officiers poly­tech­ni­ciens (avant-guerre les deux tiers des pro­mo­tions sor­taient dans l’armée et ses ser­vices) fait l’objet d’une analyse pré­cise de Claude d’Abzac- Epezy, his­to­ri­enne de l’armée. C’est en son sein que la frac­ture est la plus mar­quée et la plus durable entre les quelques X qui rapi­de­ment rejoignirent la France libre et l’ensemble des officiers de l’armée d’armistice dont les effec­tifs atteignirent – ce qu’on ignore en général – de 300 à 400 000 hommes. Mais les événe­ments com­man­dent : la nou­velle armée de l’Afrique du Nord par­ticipe active­ment à la libéra­tion de l’Italie et du sud de la France, recueil­lant en 1944 les officiers de métro­pole dont évidem­ment ceux de 1’ORA, mou­ve­ment où les X sont très présents et dont on mécon­naît en général le rôle dans la Résis­tance intérieure et la pré­pa­ra­tion de la Libération.

Cette Résis­tance intérieure est par­fois encadrée de jeunes X mais la com­mu­nauté de for­ma­tion n’intervient que très peu. Les engage­ments sont tous indi­vidu­els même si nos cama­rades se voient rapi­de­ment con­fi­er des postes de respon­s­abil­ité par­mi les plus exposés ; postes soit con­fiés par les autorités extérieures, soit en rai­son d’actions héroïques dans le cadre des mou­ve­ments et réseaux sur le territoire.

Enfin, illus­tra­tion de la con­duite des meilleurs de nos cama­rades, cet ouvrage pro­pose, entre autres annex­es, trente-trois cour­tes mono­gra­phies, celles des trente-trois X Com­pagnons de la Libération.

Poster un commentaire