L’action et le système du monde

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°578 Octobre 2002Par : Thierry De MONTBRIAL (63)Rédacteur : M. D. INDJOUDJIAN (41)

Dans l’œuvre déjà abon­dante de Thier­ry de Mont­br­i­al, ce livre occupe une place à part, non seule­ment parce qu’il est le fruit d’un tra­vail de trois décen­nies, mais aus­si et surtout parce qu’il cherche à tir­er de longues réflex­ions pluridis­ci­plinaires une méthode de nature à for­muler des pro­jets d’action visant à chang­er une par­tie – grande ou petite – du monde.

Certes le pari est ambitieux et n’aurait pas souf­fert l’improvisation, mais beau­coup de lecteurs le con­sid­éreront comme gag­né. Pourquoi ?

Avant tout parce qu’un auteur ne peut s’éloigner davan­tage de la langue de bois. Mont­br­i­al donne un sens pré­cis aux ter­mes et aux con­cepts qu’il utilise, ce qui, tout compte fait, est rare.

Ensuite parce qu’il a le courage de l’abstraction. Oui.

Loin de tomber dans la manie du “ faire con­cret ”, il sait que la réal­ité est trop com­plexe pour être embrassée (et analysée en vue de l’action) sans y décou­vrir des struc­tures abstraites. Il faut un cer­tain courage pour prôn­er ce qui est, en défini­tive, une économie de pen­sée, mais ne peut être obtenu qu’au prix d’efforts difficiles.

Il est temps, même s’il n’est pas ques­tion ici de résumer ou d’analyser com­plète­ment pareil gros livre, de dire pour l’essentiel quels sont l’objet de l’ouvrage et les prin­ci­paux con­cepts utilisés.

L’objet : jeter les bases d’une sci­ence de l’action que Mont­br­i­al appelle praxéolo­gie, reprenant un terme qui a par­fois été util­isé depuis la fin du XIXe siè­cle et, chose sig­ni­fica­tive, suc­ces­sive­ment par un soci­o­logue, par un philosophe et par un économiste.

L’action dont il s’agit porte sur une ou plusieurs unités actives ; une telle unité étant un groupe humain pos­sé­dant trois attrib­uts : une Cul­ture (avec une majus­cule pour dis­tinguer l’acception retenue de deux ou trois autres qui créent sou­vent des malen­ten­dus), une organ­i­sa­tion et des ressources.

Abstrac­tions utiles pour faire béné­fici­er d’une même méthode des entités de taille et de nature aus­si var­iées que des États, des entre­pris­es, des Églis­es, des syn­di­cats, des par­tis poli­tiques, des organ­i­sa­tions inter­na­tionales (pures ou impures), etc. Mais atten­tion ! Ne peu­vent être con­sid­érées comme unités actives que les entités pos­sé­dant toutes les car­ac­téris­tiques ci-dessus.

Les autres con­cepts que le livre définit et com­mente avec soin sont ceux de puis­sance, de con­flit, de stratégie et de sta­bil­ité.

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Rien d’ingrat ou de pédant dans l’exposé de ces bases théoriques. Celles-ci sont illus­trées par de très nom­breux exem­ples dont la plu­part sont tirés de l’histoire récente.

La sec­onde par­tie de l’ouvrage développe plus abon­dam­ment les exem­ples d’application de cette méthode et per­met d’en mesur­er l’efficacité avec une grande hon­nêteté intel­lectuelle, c’est-à-dire en ne présen­tant pas la théorie comme une panacée et en ne cachant ni les dif­fi­cultés ren­con­trées ni les limites.

Il appa­raît très claire­ment dans cette sec­onde par­tie la valeur irrem­plaçable du regard sys­té­ma­tique­ment pluridis­ci­plinaire de Mont­br­i­al. Je ne peux à cette occa­sion et à titre d’exemple m’empêcher de rap­pel­er qu’au grand dam de l’intérêt général sont extrême­ment rares les hommes, comme feu Mau­rice Lau­ré, qui, dans leurs réflex­ions appro­fondies en vue de l’action, asso­cient totale­ment les aspects fis­caux et les aspects économiques.

Répé­tons que l’objet du livre est l’action. Les analy­ses his­toriques, les expli­ca­tions de car­ac­tère économique, poli­tique, etc., sont présentes ; elles ne sont pas pour l’auteur une fin en soi.

Il est tou­jours intéres­sant de regarder l’index situé à la fin d’un bon livre – et surtout celui des per­son­nes citées. J’avoue qu’il m’arrive sou­vent de com­mencer ain­si un livre par la fin ! Eh bien ! amusez-vous à cocher les noms cités plus de sept fois – et aus­si à not­er ceux que vous croiriez y trou­ver et qui n’y sont pas ; par exem­ple Arnold Toyn­bee, Ben­tham, Burla­maqui ou Pufendorf (alors que Grotius est cité une fois). Sans attach­er à ce petit jeu “ arith­mé­tique ” plus de valeur qu’il n’en a, nous y ver­rons que sont hors de pro­pos les grandes per­spec­tives his­toriques, la théorie du droit naturel et celle des fonde­ments du droit inter­na­tion­al. Pour­tant, rien de tout cela n’est incon­nu de l’auteur ou n’est nég­ligé par lui ; mais il a veil­lé avec force à la clarté et à la cohérence du propos.

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Nous pou­vons nous deman­der si ce livre méri­tait un autre titre – toute con­sid­éra­tion com­mer­ciale de l’éditeur mise à part ! – par exem­ple Traité de praxéolo­gie ou Pré­cis de praxéolo­gie. En fait, ce n’est pas cela qui importe, mais plutôt la suite qui sera don­née à cet ouvrage remar­quable. Suite don­née par l’auteur ? par ses col­lab­o­ra­teurs de l’Institut français des rela­tions inter­na­tionales ? par ses élèves ?

Il est clair que deux voies sont pos­si­bles, qui ne s’excluent nulle­ment l’une l’autre :

– ou bien pour­suiv­re avec rai­son et mesure la con­struc­tion théorique, par exem­ple en faisant inter­venir plus explicite­ment les con­sid­éra­tions éthiques (à bien dis­tinguer des con­sid­éra­tions morales) ;

– ou bien appro­fondir du point de vue de cette théorie un cer­tain nom­bre de prob­lèmes actuels, au pre­mier rang desquels celui de la con­struc­tion européenne ; mais aus­si ceux que posent bien des idées reçues, comme celles – floues et dan­gereuses – sur la “ société civile ”.

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Pour con­clure, et c’est loin d’être une cri­tique, ce livre est une somme, ce n’est pas une fin.

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