Le choc démographique du sida

Dossier : PopulationsMagazine N°602 Février 2005
Par Jeanne-Marie AMAT-ROSE

L’in­fec­tion par le virus de l’im­mun­odé­fi­cience humaine (VIH) forme un sys­tème infec­tieux com­plexe asso­ciant deux temps : le stade asymp­to­ma­tique, où l’in­di­vidu est por­teur du virus et peut le trans­met­tre, puis le stade sida, où la destruc­tion du sys­tème immu­ni­taire con­duit à la mul­ti­pli­ca­tion des “mal­adies oppor­tunistes” finale­ment létales. Deux virus de l’im­mun­odé­fi­cience humaine ont été iden­ti­fiés : le VIH‑1 et le VIH‑2. Le VIH‑1 est le mieux con­nu. Il existe une grande diver­sité de souch­es de VIH‑1. Le VIH‑1 groupe M. (Major) est le virus de la pandémie (éten­due au monde entier). Neuf sous-types ont été iden­ti­fiés (A, B, C…), ils ont la capac­ité de se recom­bin­er. Cette vari­abil­ité explique les dif­fi­cultés ren­con­trées pour la mise au point d’un vac­cin polyvalent.

Le VIH‑1 fut iden­ti­fié en 1983 par les viro­logues de l’In­sti­tut Pas­teur à Paris (le VIH‑2 en 1986) deux ans après l’alerte déclenchée le 5 juin 1981 par les Cen­ters for dis­ease Con­trol d’At­lanta (USA). Dans trois hôpi­taux de Los Ange­les cinq cas d’une pneu­mopathie rare (Pneu­mo­cys­tis carinii) avaient été diag­nos­tiqués entre octo­bre 1980 et mai 1981, con­tre deux seule­ment durant les huit années précé­dentes. Les malades étaient des hommes jeunes (29–36 ans), antérieure­ment en bonne san­té et avaient comme trait com­mun l’homosexualité.

La préhis­toire de l’in­fec­tion à VIH/sida est mal con­nue. L’o­rig­ine simi­enne des virus humains est de moins en moins con­testée. Les analy­ses de biolo­gie molécu­laire ont mon­tré que le VIH‑2 est très proche d’un virus de l’im­mun­odé­fi­cience simi­enne (VIS) isolé chez le singe vert Mangabey cer­co­ce­bus atys qui vit en Afrique de l’Ouest, or le foy­er d’o­rig­ine de l’in­fec­tion à VIH‑2 est pré­cisé­ment l’Afrique de l’Ouest… et le VIH‑1 est appar­en­té au VIS du chim­panzé Pan troglodytes troglodytes.

La somme des indices rassem­blés laisse penser que les virus seraient orig­i­naires d’Afrique. La mal­adie a pu se man­i­fester sous forme de cas isolés puis le virus a dû subir une muta­tion géné­tique pour devenir trans­mis­si­ble d’homme à homme. Un chercheur améri­cain, Pre­ston A. Marx, pose l’hy­pothèse d’une muta­tion favorisée par l’u­til­i­sa­tion répétée de seringues souil­lées lors de cam­pagnes de vac­ci­na­tion de masse. C’est une hypothèse.

Aujour­d’hui le sida est rel­a­tive­ment sous con­trôle dans les pays dévelop­pés, grâce aux traite­ments antirétro­vi­raux. Ceux-ci ne guéris­sent pas, mais ralen­tis­sent l’évo­lu­tion vers le stade sida en inhibant la mul­ti­pli­ca­tion virale, d’où une restau­ra­tion par­tielle de l’im­mu­nité, mais leur durée d’ef­fi­cac­ité n’est pas encore mesurable. Quelques per­son­nes con­t­a­m­inées en 1984–1985 sont encore en vie… En l’ab­sence de traite­ment, le stade asymp­to­ma­tique est d’une dizaine d’an­nées en moyenne avant que la destruc­tion du sys­tème immu­ni­taire ne livre l’or­gan­isme aux ger­mes oppor­tunistes con­tre lesquels il est désor­mais sans défense.

En Afrique la mal­adie oppor­tuniste la plus courante est la tuber­cu­lose. Cepen­dant les traite­ments ont des lim­ites : effets sec­ondaires (trou­bles du métab­o­lisme), résis­tances aux antirétro­vi­raux, néces­sité d’un suivi biologique exigeant en ser­vices san­i­taires, coûts lim­i­tant leur dif­fu­sion aux pays rich­es, même si une évo­lu­tion est en cours.

L’Onusida/OMS estime que depuis le début de l’épidémie soix­ante mil­lions de per­son­nes ont été con­t­a­m­inées, vingt mil­lions en sont mortes. En 2000 le nom­bre des décès a atteint trois mil­lions (2,5 mil­lions d’adultes, dont 1,3 mil­lion de femmes, et 500 000 enfants de moins de quinze ans).

L’Afrique noire rassem­ble 70 % des cas d’in­fec­tion ; avec l’Asie du Sud et du Sud-Est le total atteint près de 87 %, avec l’Amérique latine 90 % et avec les Caraïbes 92,5 %. L’in­fec­tion à VIH est dev­enue un immense prob­lème de san­té publique des pays du monde en développement.

Fin 2000, l’Onusida/OMS esti­mait ain­si les taux d’in­fec­tion chez les adultes (15–49 ans) :

  • Afrique noire : 8,8 %,
  • Caraïbes : 2,3 % surtout Haïti,
  • Amérique du Nord : 0,6 %,
  • Asie du Sud et du Sud-Est : 0,56 %,
  • Europe occi­den­tale : 0,24 %,
  • Asie ori­en­tale : 0,07 %.


L’Afrique aus­trale est dev­enue le pre­mier ter­ri­toire mon­di­al de l’in­fec­tion durant la deux­ième moitié de la décen­nie 1990 : 16,6 % du total mon­di­al des infec­tions pour 0,8 % de la pop­u­la­tion mon­di­ale… Avec 35,8 %, le Botswana détient le record mon­di­al du taux d’in­fec­tion chez les 15–49 ans. Depuis le début de l’épidémie l’Afrique a enreg­istré chaque année le plus grand nom­bre de nou­veaux cas, mais, depuis l’an 2000, la ten­dance est à la baisse : 3,9 mil­lions en 1999, puis 3,8 mil­lions en 2000 et 3,4 mil­lions en 2001.

Les chiffres de l’Afrique du Nord et du Moyen-Ori­ent sont con­testés par l’un des audi­teurs qui souligne la dif­fi­culté de l’é­val­u­a­tion et le fait que c’est une ques­tion très sen­si­ble pour ces pays ; la ten­dance y est à cacher ou à ignor­er le prob­lème. Madame Amat-Roze recon­naît la réal­ité de cette dif­fi­culté. Au pas­sage elle indique qu’en Algérie il sem­ble y avoir une rela­tion avec la fin de la rébel­lion touareg en 1995, la reprise des échanges avec l’Afrique noire et le fait que la wilaya (départe­ment) de Taman­ras­set soit la plus affec­tée. Taman­ras­set est dev­enue la ville la plus cos­mopo­lite d’Al­gérie. Plus de 45 nation­al­ités africaines s’y côtoient. La ville s’af­firme comme une des toutes pre­mières portes d’en­trée des sous-types de VIH‑1 en prove­nance d’Afrique noire.

L’Asie paraît rel­a­tive­ment épargnée. L’épidémie a certes explosé en Thaï­lande à la fin des années 1980, mais grâce à une lutte glob­ale exem­plaire l’emballement a été con­trôlé à par­tir de 1993–1994. Cepen­dant l’Onusida/OMS nour­rit de fortes inquié­tudes pour la Chine où une série de fac­teurs com­pose une sit­u­a­tion menaçante : les pop­u­la­tions très pau­vres comptent plus de 100 mil­lions d’in­di­vidus, la pros­ti­tu­tion est en aug­men­ta­tion rapi­de, la con­som­ma­tion de drogue par voie intraveineuse s’é­tend et des mil­lions de paysans pau­vres ont été con­t­a­m­inés lors des col­lectes de sang pra­tiquées dans des con­di­tions d’hy­giène déplorables dans la deux­ième moitié des années 1990. La Chine a créé les con­di­tions de développe­ment d’une épidémie liée au sang contaminé.

Le VIH se nour­rit de proces­sus de change­ment : révo­lu­tion sex­uelle des homo­sex­uels aux États-Unis et en Europe, banal­i­sa­tion de la con­som­ma­tion d’héroïne par voie intraveineuse dans le monde entier, dis­pari­tion ou porosité des iso­lats poli­tiques, Union sovié­tique, Cam­bodge, Chine, Afrique du Sud, rup­ture de l’isole­ment géo­graphique du Sahara à la fin de la rébel­lion touareg, boule­verse­ments socio­cul­turels liés au mode de vie urbain en Afrique. Les nou­veaux con­textes con­stituent un ter­reau plus ou moins riche pour la transmission.

En phase épidémique ini­tiale la géo­gra­phie des modes de trans­mis­sion était très forte.

Aux États-Unis et en Europe de l’Ouest la trans­mis­sion, surtout homo­sex­uelle, fut favorisée par le mul­ti­parte­nar­i­at. Elle a régressé au prof­it de la con­t­a­m­i­na­tion hétéro­sex­uelle. L’Afrique noire a tou­jours été le ter­ri­toire priv­ilégié de la trans­mis­sion hétéro­sex­uelle ; elle y est mas­sive (70 à 90 % selon les esti­ma­tions) et de plus en plus de femmes sont con­t­a­m­inées (55 % des séroposi­tifs) à des âges de plus en plus jeunes. Résul­tat : on y relève le plus grand nom­bre de trans­mis­sions mère-enfant (le risque de trans­mis­sion est de l’or­dre de 30 %).

Voici les pro­por­tions révélées par une étude réal­isée à Kisumu au Kenya et à Ndola en Zam­bie. C’est l’ex­em­ple le plus probant con­nu à ce jour tableau 1).

Source : Dif­férence dans la prop­a­ga­tion du VIH dans qua­tre villes d’Afrique sub­sa­hari­enne, in http://www.org/publication/docu…idemiology/determinants/lusaka99f

Tableau 1
Taux d’infection com­parés selon les sex­es et l’âge à Kisumu (Kenya) et Ndola (Zambie), en %
Hommes Femmes Filles Garçons
15 à 49 ans 15 à 49 ans 15 à 19 ans 15 à 19 ans
Kisumu 20% 30% 23% 3%
Ndola 23% 32% 15% 4%
Source : Dif­férence dans la prop­a­ga­tion du VIH dans qua­tre villes d’Afrique sub­sa­hari­enne, in
http://www.org/publication/docu…idemiology/determinants/lusaka99f

Ces chiffres seraient dés­espérants s’il n’y avait tout de même quelques signes encour­ageants. Ain­si en Ougan­da (foy­er prob­a­ble de l’épidémie du VIH‑1), en dix ans les taux d’in­fec­tion ont été divisés par trois à Kam­pala (31 % en 1990, moins de 10 % en 1999) et par deux sur la majorité des sites de sur­veil­lance du pays. La lutte fut exem­plaire, ini­tiée par Noer­ine Kalee­ba con­t­a­m­inée par son mari (mort du sida en 1986). Cet exem­ple ougandais démon­tre l’im­por­tance de la volon­té locale dans tout pro­gramme d’ac­tion ou de développement.

On observe une ten­dance à la sta­bil­i­sa­tion des niveaux d’in­fec­tion dans une dizaine d’É­tats, mais à des niveaux dif­férents : Côte-d’Ivoire 10–12 %, Séné­gal moins de 2 %… Il demeure que de nom­breux gou­verne­ments n’ont pas pris assez tôt la mesure de l’in­fec­tion à VIH. Le temps per­du alour­dit le fardeau des con­séquences. L’Afrique du Sud est un cas extrême. En 2001 son prési­dent, Thabo Mbe­ki, niait encore le lien de causal­ité entre le sida et le virus VIH, ain­si que sa trans­mis­sion sex­uelle potentielle…

Au terme de deux décen­nies épidémiques l’im­pact de l’in­fec­tion sur la terre africaine est con­trasté. Plus que partout ailleurs le virus a ren­con­tré là un canevas excep­tion­nel de cir­con­stances favor­ables à son épidémi­sa­tion. Mais der­rière l’im­age glob­al­isante de la cat­a­stro­phe africaine se cachent des épidémies dis­tinctes qui illus­trent la somme et les com­bi­naisons de fac­teurs qui con­di­tion­nent la dynamique de l’infection.

Le sida s’in­scrit dans une dimen­sion chargée d’his­toire, de poli­tique, d’é­conomique, de social, de cul­turel. Ce séisme san­i­taire est un obser­va­toire de ces déter­mi­nants. Des lieux, de par leurs fonc­tions et leur fonc­tion­nement, appa­rais­sent plus exposés que d’autres. On peut lire un effet ville, un effet aggloméra­tions fron­tières et escales comme à Beit­bridge à la fron­tière Zim­bab­we-Afrique du Sud où tran­si­tent 85 % des marchan­dis­es exportées par le Zim­bab­we : 1996, plus d’une femme enceinte sur deux y aurait été séropositive.

Les con­séquences sont à la mesure du drame sanitaire.

Le sida est d’abord un désta­bil­isa­teur démo­graphique — surtout en Afrique ori­en­tale et aus­trale. Il provoque une onde de choc qui désta­bilise, par un effet de chaîne, tous les domaines de la société. Dans plusieurs régions les dif­fi­ciles pro­grès de la lutte con­tre la mor­tal­ité sont enrayés voire par­tielle­ment annulés.

Le sida con­tribue à une révi­sion à la baisse des pro­jec­tions de pop­u­la­tions alors que la vigueur des taux de natal­ité, estimés encore supérieurs ou égaux à 40 pour mille dans 33 des 41 pays d’Afrique noire, sou­tient envers et con­tre tout la crois­sance démo­graphique aux niveaux les plus élevés du monde. Mais une mor­tal­ité de cette ampleur, même après des siè­cles d’épidémies, de guer­res, de famines n’avait jamais été relevée chez les jeunes adultes des deux sex­es. On peut affirmer que le phénomène observé dans les pays les plus affec­tés est inédit dans l’his­toire de l’humanité.

Évolu­tion de la prévi­sion de la pop­u­la­tion africaine pour l’année 2025 (en millions)
Prévi­sion faite en 1991 1995 1997 1999 2000
Nom­bre estimé (mil­lions) 1 641 1 510 1 313 1 290 1 258
Source : World Pop­u­la­tion Data Sheet, Pop­u­la­tion Ref­er­ence Bureau.

Trois États africains auront sans doute en 2025 une pop­u­la­tion inférieure à celle de 1997 : le Botswana (- 20 %), le Zim­bab­we et l’Afrique du Sud (- 17 %). En 1998, les Nations Unies esti­maient qu’en 2015 le sida serait à l’o­rig­ine d’un déficit de pop­u­la­tion de 61 millions.

Les effets sur l’e­spérance de vie sont aisés à imag­in­er : un recul mas­sif dans les pays les plus touchés. Entre 1960 et 1984 on esti­mait que l’Afrique avait gag­né env­i­ron dix ans. À par­tir de 1982–1984 le sida provoque une soudaine inver­sion de ten­dance en Afrique cen­trale et ori­en­tale, puis, à par­tir de 1995, en Afrique aus­trale, ramenant l’e­spérance de vie à un ordre de grandeur com­pa­ra­ble à celui du début de la décen­nie soixante.

Le sida, qui ponc­tionne les jeunes adultes et les nour­ris­sons — lesquels reçoivent l’in­fec­tion de leur mère — remod­èle la pyra­mide des âges de façon spec­tac­u­laire et inédite. Au Botswana il y aura en 2020 plus d’adultes entre 60 et 80 ans qu’en­tre 40 et 60 ans. La pop­u­la­tion des jeunes enfants est, elle aus­si, réduite de façon rad­i­cale. Le sida pro­duit la plus bru­tale révo­lu­tion démo­graphique qui soit à une époque où l’on croy­ait pos­si­ble le con­trôle des ger­mes infectieux.

La désta­bil­i­sa­tion démo­graphique boule­verse les équili­bres socioé­conomiques. Parce qu’il paupérise et désta­bilise les bien por­tants, le sida est un fac­teur de régres­sion économique et pro­duit un ter­reau nou­veau pour l’épidémie. Par des effets dif­féren­ciés sur les con­di­tions de vie des hommes et des femmes, il ren­force les iné­gal­ités entre les sex­es aux dépens des femmes. Il se nour­rit du sous-développe­ment et grève le développement.

Le sida accentue le décalage entre l’Afrique sub­sa­hari­enne et les autres pays en développe­ment. C’est aus­si une expres­sion du gouf­fre qui sépare, à l’aube du troisième mil­lé­naire, les pays les moins avancés des pays les plus avancés.

Questions

Peut-on estimer le nombre des orphelins du sida en Afrique ?

L’Onusi­da l’es­time à 12 mil­lions. Les orphe­lins du sida sont des enfants poly­trau­ma­tisés, psy­chique­ment par le décès de leurs par­ents, la stig­ma­ti­sa­tion fréquente liée à la mal­adie, un état de dénue­ment glob­al, physique­ment par la détéri­o­ra­tion des con­di­tions de vie qui men­ace leur san­té d’en­fants, de futurs adultes aus­si. Ils for­ment un nou­veau groupe vulnérable.

Quel est le coût d’un traitement aux antirétroviraux ?

Il est de l’or­dre de 60 000 francs (9 000 euros) par an et par malade, sans compter le suivi biologique qui exige de solides moyens sanitaires.

Peut-on espérer pour bientôt des progrès médicaux importants ?

On peut raisonnable­ment espér­er que les traite­ments actuels seront bien­tôt meilleur marché et donc plus répan­dus. D’autres médica­ments avec d’autres modes d’ac­tion sont à l’étude.

Par con­tre nul ne sait quand on trou­vera un vac­cin ou des moyens de guérir. Même si en vingt ans les sci­en­tifiques n’ont jamais pro­gressé aus­si vite dans la con­nais­sance d’un germe pathogène, le VIH reste un adver­saire redoutable.

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