Je n’ai rien à dire

Dossier : ExpressionsMagazine N°615 Mai 2006
Par Michel MALHERBE (50)

Approche grammaticale

Approche grammaticale

Cette phrase courte que cha­cun a dû pro­non­cer un jour mérite en pre­mier lieu une ana­lyse gram­ma­ti­cale simple : Je est le sujet de la phrase, le verbe ai est la pre­mière per­sonne du verbe avoir dont le com­plé­ment d’objet est la locu­tion rien à dire, elle-même com­po­sée du pro­nom néga­tif rien et de son com­plé­ment à dire. La phrase est à la forme néga­tive, comme l’annonce la néga­tion ne, réduite à n’ devant la pre­mière voyelle de ai. Le mode est indi­ca­tif, la voix est active et le temps est le pré­sent. Ceci laisse com­prendre que l’indication don­née est le fait de la volon­té du locu­teur mais qu’elle se limite au pré­sent, sans pré­ju­dice d’un pos­sible chan­ge­ment dans l’avenir.

Approche sémiologique

La vie est recherche de sens. Quel sens porte cette phrase si simple que nous étu­dions ? Il peut y avoir bien des rai­sons de ne rien dire. 

Ce peut être la situa­tion d’un sus­pect que l’on cherche à faire avouer : il a, en fait, bien des choses à dire mais il ne le veut pas, pour se pro­té­ger ou pro­té­ger des complices. 

On peut aus­si ne rien avoir à dire parce qu’on ne trouve pas d’argument à oppo­ser à l’interlocuteur. Ce peut être alors une posi­tion pro­vi­soire, sus­cep­tible de chan­ger comme dans le cas pré­cé­dent en fonc­tion de l’évolution de l’interrogatoire.

Il est aus­si pos­sible d’employer la phrase Je n’ai rien à dire pour signi­fier un accord, dans le sens de : Je n’ai pas d’objection. Dans ce cas, on com­prend qu’il faille le faire savoir en disant quelque chose. 

Approche sociologique

Les façons d’exprimer que l’on n’a rien à dire peuvent varier consi­dé­ra­ble­ment selon les cir­cons­tances et le niveau de lan­gage employé. 

D’une façon vul­gaire, on peut dire : 

je la boucle,
je ferme ma gueule. 
Au bridge, on dira : je passe.
Au poker, on se conten­te­ra de dire : ser­vi.

Dans un milieu intel­lec­tuel, de façon sub­tile, on pour­ra dire : je ne par­le­rai qu’en pré­sence de mon avo­cat, ce qui laisse entendre, puisqu’il n’y a pas d’avocat pré­sent, qu’il n’est pas ques­tion de dire un mot. 

À ce stade de notre réflexion, il faut remar­quer qu’il est rela­ti­ve­ment rare que ce soit le sujet qui exprime sa déci­sion de ne rien dire. Bien plus fré­quem­ment, c’est un tiers qui sou­haite que le sujet se taise alors que celui-ci vou­drait s’exprimer. Selon les cir­cons­tances, on lui dira par exemple :
avant de vous lais­ser la parole, per­met­tez- moi de vous dire…
laisse-moi te dire, 
ta gueule (éven­tuel­le­ment aggra­vé de sale con…).

Si la per­sonne ain­si inter­pel­lée ne répond rien, ce n’est pas obli­ga­toi­re­ment parce qu’elle n’a rien à dire, c’est qu’elle se sent sou­mise à une pres­sion qui l’amène à se taire. Si, dans ces cir­cons­tances, elle dit : je n’ai rien à dire, cette phrase ne peut être enten­due que comme une accep­ta­tion de l’interdiction de par­ler qui lui est intimée. 

Approche psychologique

Il n’est pas illé­gi­time de se poser la ques­tion de savoir pour­quoi et dans quelles cir­cons­tances on n’a rien à dire. L’homme étant par nature un être social, il faut un envi­ron­ne­ment psy­cho­lo­gique par­ti­cu­lier pour en arri­ver à ne rien avoir à dire. Il existe même des familles où il est inima­gi­nable de n’avoir rien à dire. Dans le pire des cas, on rem­pli­ra le silence en disant : voi­là, voi­là, voilà…

On peut aus­si se deman­der, si l’on n’a rien à dire, pour­quoi on se croit obli­gé de le dire. Faire savoir à son inter­lo­cu­teur que l’on n’a rien à dire est déjà une façon de dire quelque chose et il semble que l’on s’enfonce dans la contra­dic­tion. Cepen­dant, en l’absence de toute infor­ma­tion, il est dif­fi­cile d’être sûr que votre inter­lo­cu­teur n’a rien à dire : il peut être sim­ple­ment en train de réflé­chir ou bien il ne veut pas par­ler la bouche pleine. On com­prend donc qu’il lui soit sou­hai­table d’exprimer para­doxa­le­ment qu’il n’a rien à dire en disant quelque chose. 

En langues étrangères

Le mes­sage consis­tant à dire que l’on n’a rien à dire risque fort de ne pas être com­pris par quelqu’un qui ne pos­sède pas la langue fran­çaise. Plus grave, du fait même que votre inter­lo­cu­teur vous entend par­ler, s’il ne com­prend pas le sens de votre phrase, il peut sup­po­ser que vous avez quelque chose à dire, vous deman­der de répé­ter, bref vous obli­ger à par­ler, alors que pré­ci­sé­ment ce n’est pas votre inten­tion. Il est donc impor­tant de com­prendre le mes­sage qui vous est adres­sé dans des langues usuelles, par exemple, en taga­log ou en turkmène. 

En russe les phrases : nié enaiou tch­to ska­zat ou ia nit­ché­go nié ska­jou pour­tant d’usage très cou­rant, ne couvrent pas le même champ séman­tique qu’en fran­çais et se tra­duisent res­pec­ti­ve­ment par : je ne sais pas quoi dire et je ne dirai rien, ce qui est très dif­fé­rent de notre propos. 

En alle­mand, on pour­rait dire : Ich habe nichts dazu zu sagen, ce qui est plus pré­ci­sé­ment je n’ai rien à dire à ce sujet. Dazu, que je tra­duis par à ce sujet, per­met de pré­ci­ser que ce n’est pas d’une façon géné­rale que l’on n’a rien à dire mais qu’il s’agit des cir­cons­tances par­ti­cu­lières où l’on se trouve. On constate donc, dans le cas de l’allemand comme dans celui du russe, que la phrase fran­çaise ne peut être exac­te­ment tra­duite et qu’il fau­drait une péri­phrase plus expli­cite pour rendre ce que l’on a pré­ci­sé­ment à l’esprit en fonc­tion du sens que l’on donne (voir l’approche sémiologique). 

L’anglais nous éclaire encore davan­tage : l’équivalent le plus proche de notre phrase pour­rait être no com­ment, expres­sion fort usuelle qui implique que l’on n’a pas de com­men­taire à faire mais ne peut s’employer sans qu’il y ait eu sol­li­ci­ta­tion d’un avis. 

En turk­mène on dira : diy­jek zadym yok. Je laisse le lec­teur libre de son commentaire. 

Il y a sûre­ment bien d’autres façons d’aborder notre sujet mais, pour le moment, je n’ai rien à dire de plus.

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