Le choc de la réunification allemande : un bilan sept ans après

Dossier : L'AllemagneMagazine N°531 Janvier 1998
Par Christine de MAZIERES

Huit ans après la chute du mur de Berlin, sept ans après la réu­ni­fi­ca­tion alle­mande, quel bilan peut-on en tir­er ? Pour l’Alle­magne, pour l’Eu­rope, pour le monde ? Ces quelques lignes n’ont pas l’am­bi­tion d’être ni défini­tives ni exhaus­tives, mais de pro­pos­er quelques pistes de réflex­ion et de pos­er des questions.

Le bilan, pour l’Alle­magne, de sa réu­ni­fi­ca­tion, peut être esquis­sé en dis­tin­guant les trois hori­zons tem­porels défi­nis par Fer­nand Braudel : le temps événe­men­tiel, les change­ments à moyen terme et l’évo­lu­tion struc­turelle. Le temps court est celui de la réu­ni­fi­ca­tion poli­tique, le temps inter­mé­di­aire, celui du rap­proche­ment économique, enfin le temps long touche le domaine social, cul­turel et psychologique.

La réunification politique

L’in­té­gra­tion poli­tique des 17 mil­lions d’Alle­mands de l’Est dans la République fédérale s’est réal­isée en un temps record, en onze mois, entre le 9 novem­bre 1989 et le 3 octo­bre 1990, date de mise en vigueur du traité inter­alle­mand d’u­nité et, désor­mais, fête nationale alle­mande. Cette rapid­ité fut à la fois sur­prenante, mais indis­pens­able. Ce para­doxe n’est qu’ap­par­ent. L’on ne sort pas aisé­ment de sit­u­a­tions aus­si ver­rouil­lées que la divi­sion de l’Eu­rope de l’après-guerre. D’une part, per­son­ne n’avait vu venir l’événe­ment. Aus­si éton­nant que cela paraisse a pos­te­ri­ori, la RFA ne pos­sé­dait aucun plan pré­paré “au cas où”… D’autre part, le mur de Berlin tombé, restait l’in­con­nue de l’ex-URSS. Gor­batchev allait-il laiss­er faire ? Il lais­sa plan­er un doute jusqu’à la fin jan­vi­er 1990, où il annonça finale­ment sa volon­té de ne pas s’op­pos­er à la réunification.

À par­tir de là, tout alla très vite : le 13 févri­er 1990 démar­raient les négo­ci­a­tions dites “4 + 2” (les qua­tre Alliés et les deux Alle­magnes), qui se ter­minèrent le 12 sep­tem­bre 1990 par le traité de Moscou sur le “règle­ment final relatif à l’Alle­magne”. En décem­bre 1989, le “plan en dix points” du chance­li­er Kohl ne prévoy­ait encore qu’un rap­proche­ment très pro­gres­sif des deux Alle­magnes, et le 21 décem­bre 1989, le prési­dent Mit­ter­rand sig­nait avec la RDA un accord com­mer­cial d’une durée de qua­tre ans… Nul alors ne pou­vait imag­in­er l’ac­céléra­tion du processus.

L’hy­pothèque extérieure lev­ée, le proces­sus d’u­ni­fi­ca­tion interne fut d’une rapid­ité stupé­fi­ante : le 18 mars 1990 eurent lieu les pre­mières élec­tions libres de RDA, qui mar­quèrent une vic­toire écras­ante des chré­tiens-démoc­rates. Le 12 avril, Lothar de Maiz­ière for­mait son gou­verne­ment de grande coali­tion (com­prenant les soci­aux-démoc­rates), gou­verne­ment qui n’avait d’autre but que met­tre fin à la RDA par la réu­ni­fi­ca­tion, et qui y parvint en six mois, au prix d’un tra­vail acharné, notam­ment législatif.

La pre­mière étape fut l’en­trée en vigueur, le 1er juil­let 1990, du traité d’u­nité économique et sociale, qui intro­dui­sait le Deutsche Mark à l’Est. Cette rapid­ité de l’u­ni­fi­ca­tion moné­taire des deux Alle­magnes fut en effet une néces­sité poli­tique : les Alle­mands de l’Est fuyaient depuis des mois en masse vers l’Ouest, et seule cette mesure, d’ailleurs cat­a­strophique sur le plan économique (avec un taux de change de 1 pour 1, qui ne pre­nait pas en compte l’é­tat réel de la com­péti­tiv­ité est-alle­mande, l’in­dus­trie de la RDA fut lam­inée d’un coup), per­mit de met­tre fin à l’hé­mor­ragie humaine. La réu­ni­fi­ca­tion poli­tique fut donc un suc­cès exemplaire.

La réunification économique

Le bilan de la réu­ni­fi­ca­tion économique est néces­saire­ment plus nuancé, compte tenu des immenses dif­fi­cultés. Le chemin par­cou­ru est néan­moins glob­ale­ment appréciable.

La poli­tique économique du gou­verne­ment de Bonn s’est au départ fondée sur une illu­sion, celle de ne pas devoir plan­i­fi­er le pas­sage de l’é­conomie plan­i­fiée à l’é­conomie de marché : le marché par ses seules ver­tus devait apporter un nou­veau mir­a­cle économique. Une illus­tra­tion de cette idée se retrou­vait dans la croy­ance selon laque­lle la pri­vati­sa­tion des entre­pris­es est-alle­man­des aut­o­fi­nancerait leur assainisse­ment et leur mise aux normes occi­den­tales, en d’autres ter­mes que la Treuhan­danstalt équili­br­erait ses comptes.

Helmut KOHL
Hel­mut KOHL  © IN-PRESS/BUNDDESBILDSTELLE

L’on sait qu’il n’en fut rien. L’Of­fice fidu­ci­aire a, au terme de sa mis­sion fin 1994, lais­sé un pas­sif de 270 mil­liards de DM, représen­tant un ser­vice de la dette de 20 mil­liards de DM par an pen­dant quar­ante ans pour le bud­get fédéral. De 1990 à 1995, l’en­det­te­ment pub­lic est passé de 900 mil­liards DM à plus de 2 000 mil­liards. L’er­reur con­ceptuelle ini­tiale de croire en l’ex­is­tence d’une quel­conque “main invis­i­ble” a con­duit in fine à un finance­ment de l’u­ni­fi­ca­tion par l’emprunt, qui d’une part entraîne une ten­sion sur les taux d’in­térêt et un effet d’évic­tion des investisse­ments privés, d’autre part reporte la charge finan­cière sur les généra­tions futures.

Néan­moins, cette “ges­tion de crise sans stratégie d’ensem­ble” du début n’a pas empêché un suc­cès d’ensem­ble de la poli­tique économique de l’u­ni­fi­ca­tion : seules 20 % des firmes de la Treu­hand ont totale­ment dis­paru, 80 % ont pu être assainies en tout ou par­tie. Sim­ple­ment, le mod­èle de l’é­conomie sociale de marché a fonc­tion­né, dans les nou­veaux Län­der, beau­coup plus dans sa com­posante sociale qu’à tra­vers la logique du marché. La poli­tique économique de l’u­ni­fi­ca­tion s’est en effet car­ac­térisée par un extra­or­di­naire volon­tarisme éta­tique : volon­tarisme des trans­ferts financiers d’Ouest en Est et volon­tarisme d’une véri­ta­ble poli­tique indus­trielle qui n’ose dire son nom (ce terme étant tabou out­re-Rhin). En 1994, par exem­ple, les trans­ferts publics vers l’Est se sont élevés à 60 % du PIB est-alle­mand. Depuis la réu­ni­fi­ca­tion, c’est plus d’un “bil­lion” (mille mil­liards) de DM d’ar­gent pub­lic qui fut injec­té à l’Est.

Au total, la trans­for­ma­tion de l’é­conomie est-alle­mande est beau­coup plus pro­fonde et bru­tale qu’il n’avait été prévu à l’o­rig­ine. Loin d’avoir été la “dix­ième nation indus­trielle du monde”, ain­si que l’af­fir­mait la pro­pa­gande de la RDA, cette économie était en fail­lite avérée au moment de l’u­ni­fi­ca­tion : une économie qui ne pra­tique plus d’in­vestisse­ments et con­somme l’ensem­ble de sa pro­duc­tion intérieure signe son arrêt de mort. L’ef­fon­drement fut en con­séquence bru­tal (- 45 % du PIB en 1989–90) et rel­a­tive­ment long : il dura qua­tre ans jusqu’en 1994. Puis l’é­conomie est-alle­mande a con­nu un “boom de crois­sance”, qui a cessé en 1996.

Le PIB par per­son­ne active de l’ex-RDA a aug­men­té de 31 % du niveau de l’Ouest en 1991 à 56,7 % en 1996. Il dépasse désor­mais les niveaux du Por­tu­gal et de la Grèce au sein de l’U­nion européenne. Grâce aux trans­ferts de Bonn, le revenu disponible par habi­tant atteint même aujour­d’hui 73,7 % de celui de l’Ouest en 1996. Les deux points noirs de l’é­conomie est-alle­mande demeurent, d’une part les coûts salari­aux uni­taires qui sont supérieurs à un tiers de ceux de l’Ouest en rai­son du rat­tra­page des salaires plus rapi­de que l’a­juste­ment des pro­duc­tiv­ités entre l’Est et l’Ouest (la très légère réduc­tion, de — 0,8 % en 96, pour la pre­mière fois, des coûts salari­aux uni­taires, est encore insuff­isante pour invers­er l’ef­fet de ciseaux entre l’Est et l’Ouest), d’autre part, la qua­si-dis­pari­tion des marchés d’Eu­rope de l’Est.

C’est l’in­dus­trie qui a le plus souf­fert : l’ex-RDA est passée d’une surindus­tri­al­i­sa­tion à une sous-indus­tri­al­i­sa­tion. Au sein de l’Alle­magne réu­nifiée, les nou­veaux Län­der représen­tent 20 % de la pop­u­la­tion, mais seule­ment 10 % du PIB, 5 % de l’in­dus­trie et 1,8 % de ses expor­ta­tions. Il n’y a plus une, mais deux économies alle­man­des distinctes.

Au total, le mod­èle de l’é­conomie sociale de marché a fait ses preuves face à la réu­ni­fi­ca­tion, mais au prix d’un coût reporté vers l’avenir considérable.

La réunification sociale, culturelle, psychologique

Tout d’abord, si l’ex-RDA apporte un cinquième de la pop­u­la­tion alle­mande, sa démo­gra­phie est encore pire que celle de l’an­ci­enne RFA. À long terme, le renou­velle­ment des généra­tions n’est plus du tout assuré, à ten­dance con­stante. Il y avait 70 mil­lions d’Alle­mands (Est et Ouest) en 1950, ils sont 81 mil­lions aujour­d’hui ; après un pic en 2003 avec 83,8 mil­lions, s’en­suiv­ra une diminu­tion qui ramèn­era la pop­u­la­tion en 2020 au niveau actuel, puis au niveau de 1950 en 2040 (72 mil­lions). Cette ten­dance lourde pèse forte­ment sur tous les débats publics out­re-Rhin (impor­tance du débat sur la réforme des retraites).

Les sondages mon­trent jusqu’à présent que le fos­sé psy­chologique entre les deux Alle­magnes s’est creusé depuis sept ans. Avec le recul, l’époque de la RDA s’embellit dans l’e­sprit des Alle­mands de l’Est. Quoi de plus naturel que cette illu­sion d’op­tique : il y avait alors plus de sécu­rité, des emplois pour tous, des loy­ers plus bas, des crèch­es plus nom­breuses… L’analyse de Toc­queville con­cer­nant l’Amérique au xixe siè­cle se véri­fie ici aus­si à nou­veau : l’homme préfère décidé­ment l’é­gal­ité à la liber­té : en 1990, 16 % des Alle­mands de l’Est inter­rogés asso­ci­aient le mot “liber­té” au social­isme, 65 % au cap­i­tal­isme ; en 1995, les deux sys­tèmes étaient à égal­ité dans les esprits (33 et 37 %) ! L’on oublie que l’on fut en prison… Ceci dit, bien que très cri­tiques sur les ques­tions par­ti­c­ulières, l’on ne trou­ve aujour­d’hui qu’un Alle­mand de l’Est sur dix qui aimerait vivre à nou­veau dans une RDA indépendante.

Il reste que l’Alle­magne est aujour­d’hui un État avec deux sociétés dis­tinctes. Lothar de Maiz­ière, dernier chef de gou­verne­ment de la RDA (et pre­mier libre­ment élu) estime pour sa part qu’il fau­dra, comme pour la fuite en Égypte, un renou­velle­ment com­plet de généra­tions, soit env­i­ron quar­ante ans, pour qu’un tel fos­sé men­tal s’estompe. D’une part, le “vécu” des gens est rad­i­cale­ment dif­férent. Les Alle­mands de l’Est ont, ne l’ou­blions pas, porté la part la plus lourde de l’his­toire alle­mande, ils ont payé deux fois la note lais­sée par Hitler, ils ont subi deux dic­tatures suc­ces­sives depuis 1933. Le total­i­tarisme a mar­qué les biogra­phies indi­vidu­elles : ain­si, Maiz­ière, né en 1940, avait 5 ans à l’oc­cu­pa­tion sovié­tique, 13 ans au soulève­ment de Berlin-Est, 21 ans à la con­struc­tion du Mur. Il dut atten­dre l’âge de 49 ans pour voir ce Mur s’effondrer.

Par ailleurs, tout a été fait par les Alle­mands de l’Ouest pour don­ner à leurs com­pa­tri­otes de l’Est le sen­ti­ment d’être des citoyens de “sec­onde classe”. Des erreurs psy­chologiques ont été com­mis­es : avec la mise en place de l’ad­min­is­tra­tion du pas­teur Gauck, qui exam­ine les archives lais­sées par la STASI, la police poli­tique de l’ex-RDA, l’ensem­ble de la société est-alle­mande a eu le sen­ti­ment d’être “mise en exa­m­en”, d’être épurée. Tout agent pub­lic, de l’in­fir­mière à l’in­sti­tu­teur, a dû et doit encore (les délais sont longs), pour être main­tenu dans son poste, recevoir la preuve de sa non-col­lab­o­ra­tion avec le régime précé­dent. La charge de la preuve est ren­ver­sée : elle incombe au pré­sumé coupable.

La dif­férence entre les deux sociétés revêt aus­si des aspects posi­tifs : les Alle­mands de l’Est appor­tent avec eux un pan impor­tant de l’his­toire et de la cul­ture alle­mande. Ils n’ont évidem­ment pas subi l’améri­can­i­sa­tion comme l’Ouest (l’ex-RDA a un côté authen­tique, un par­fum d’an­tan). Ils appor­tent Weimar, Dres­de, Pots­dam, une lit­téra­ture très vivante. Les Alle­mands de l’Est se repli­aient volon­tiers sur des “nich­es” qui les pro­tégeaient un peu : la lec­ture, la musique, la famille.

Ils ont aus­si une sen­si­bil­ité “de l’Est” : ils se sen­tent plus proches d’un Russe que d’un Français, et peu­vent servir de médi­a­teurs dans nos rela­tions, économiques notam­ment, avec les pays de l’Est. Ils appor­tent égale­ment cer­tains codes de valeurs morales hérités de la Prusse qui ont moins cours en RFA, une grande ardeur au tra­vail. Ils appor­tent enfin un regard neuf sur notre société occi­den­tale, très lucide, très exigeant, un regard lesté d’une lourde expéri­ence et qui ne peut que nous enrichir, nous faire réfléchir.

Le bilan de la réunification allemande pour l’Europe et le monde

Loin de dessin­er une dérive de l’Alle­magne vers l’Est, sa réu­ni­fi­ca­tion n’a fait que ren­forcer l’an­crage européen de l’Alle­magne. Mar­quée par le sceau de son his­toire ter­ri­ble, l’Alle­magne a fon­da­men­tale­ment peur d’elle-même : elle ne s’aime pas, le con­cept de nation est tabou. Elle rêve de ressem­bler à la Suisse, neu­tre, pais­i­ble et riche.

Agrandie à plus de 80 mil­lions d’habi­tants, l’Alle­magne réu­nifiée n’a eu de cesse de prou­ver sa volon­té de s’in­té­gr­er plus en avant en Europe, de s’y fon­dre com­plète­ment. Elle demeure, plus que jamais, un moteur de la con­struc­tion européenne, pour des motifs dif­férents des nôtres, mais tout aus­si légitimes, qui ne tien­nent pas à une quel­conque volon­té d’hégé­monie, mais à un désir de renais­sance, d’a­paise­ment intérieur, de con­jur­er à tout jamais les démons de la guerre.

L’ensem­ble de la classe poli­tique alle­mande sou­tient ain­si l’Eu­rope de Maas­tricht, y com­pris les Verts. Et même si les Alle­mands ont un peu de regret à per­dre le DM, sym­bole de leur réus­site d’après-guerre…

La réu­ni­fi­ca­tion a égale­ment scel­lé le retour de l’Alle­magne dans le con­cert des États sou­verains. La reprise de respon­s­abil­ités inter­na­tionales (et la fin de la “diplo­matie du chéquier”) est par­fois dif­fi­cile­ment ressen­tie par les Alle­mands, comme pour l’en­voi de con­tin­gents dans le cadre de l’ONU en ex-Yougoslavie, mais elle mar­que un retour à la nor­male, dont il faut se réjouir.

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