L’Antichambre

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°635 Mai 2008Par : J.-C. Brisville, mise en scène de C. LidonRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Affiche du théatre Hébertot : L'antichambreLes mau­vais­es langues dis­ent que le siè­cle des Lumières se ter­mi­na par leur extinc­tion : les quelque cent mille morts de la Révo­lu­tion, à quoi s’ajouta un bon mil­lion d’autres morts, résul­tat des guer­res napoléoni­ennes. Il se peut. Il se peut aus­si que les intel­lectuels français de la fin du siè­cle aient par­fois man­qué de lucid­ité quant à ce qui se pré­parait. On doit néan­moins porter à leur crédit leur habileté dans le maniement de la langue française, qu’ils hissèrent à un degré de per­fec­tion sans doute iné­galé depuis.
Cette langue séduit encore quelques-uns de nos bons dra­maturges, de sorte que l’on trou­vera un grand charme d’aller l’écouter au Théâtre Héber­tot, qui reprend L’Antichambre de M. Brisville, et donc y enten­dre, si l’on peut dire, Mme du Def­fand (Danielle Lebrun), la petite Julie de Lespinasse (Sarah Biasi­ni) et le prési­dent Hénault (Roger Dumas) con­vers­er dans l’antichambre de Mme du Def­fand, entre ces récep­tions où elle accueil­lait Mon­tesquieu, Tur­got, Mari­vaux, Con­dorcet, Diderot, d’Alembert et tout le gratin des encyclopédistes.

On sait que Marie du Def­fand (1697–1780), vieil­lis­sant et per­dant pro­gres­sive­ment la vue, avait appelé près d’elle Julie de Lespinasse (1732–1776), sa nièce de la main gauche, fille bâtarde de son frère, pour l’assister dans ses récep­tions et surtout lui servir de lec­trice : elle entrete­nait une abon­dante cor­re­spon­dance, entre autres avec Voltaire à Fer­ney, Wal­pole à Lon­dres. On sait aus­si que Julie de Lespinasse tint à son tour un salon, coucha avec d’Alembert et quelques autres qui, tout intel­lectuels qu’ils fussent, n’étaient cepen­dant pas de purs esprits. Plutôt maigri­chonne, de sur­croît grêlée de var­i­ole, elle les sédui­sait par son allant et sa grande intel­li­gence. La tuber­cu­lose l’emporta rel­a­tive­ment jeune, lui épargnant peut-être la guil­lo­tine. Mais vous savez sans doute moins bien que le prési­dent Hénault, d’une dizaine d’années plus âgé que Marie du Def­fand, prési­dent de Cham­bre au Par­lement de Paris, fut aus­si un fidèle de son salon, sem­ble-t-il plus intime­ment lié avec la maîtresse de mai­son que les autres fam­i­liers du lieu.

Dans sa pièce, M. Brisville en fait en tout cas un témoin navré de l’hostilité crois­sante entre tante et nièce, la sec­onde sup­plan­tant peu à peu la pre­mière dans la con­sid­éra­tion des habitués de la mai­son. Et cette évo­lu­tion, qui s’étala sur une petite dizaine d’années, présen­tée là en une suc­ces­sion de neuf tableaux séparés par des noirs, con­stitue la trame même de l’action dramatique.

Autant dire qu’en fait d’action, c’est peut-être un peu mince, de sorte que, mal­gré la qual­ité de la langue et le jeu mer­veilleux des acteurs, on sent flot­ter sur la salle comme un ennui léger. Jeu mer­veilleux sans aucun doute : en M. Dumas s’incarne un prési­dent Hénault bonasse à souhait, un arrondis­seur d’angles partagé entre son intérêt pour la philoso­phie à la mode et sa méfi­ance à l’égard des idées nou­velles, surtout lorsqu’elles con­duisent à remet­tre en ques­tion la chose jugée, ce qui était le cas dans l’affaire Calas ébran­lant alors l’opinion. Pour sa part, Mme Lebrun est plus vraie que nature en une Marie du Def­fand enchan­tée de régen­ter tout ce beau monde, bien qu’elle n’en approu­ve pas du tout les idées, s’offusque du débrail­lé de Diderot, et davan­tage encore de l’opinion de Tur­got esti­mant que la noblesse devrait pay­er l’impôt comme tout le monde. Voyez-vous ça ! Et surtout prenant fort mal de n’être plus, du fait de sa bâtarde de nièce, la pre­mière chez soi, elle qui ne fut pas moins en son temps que la maîtresse du Régent, le plus impor­tant per­son­nage du royaume.

Sarah Biasi­ni, quant à elle, campe une Julie de Lespinasse à la per­fec­tion con­forme au texte, c’est-à-dire pleine de générosité et de recon­nais­sance dans les pre­miers jours de ses rap­ports avec sa tante, puis bien décidée à jouer un jeu peu encom­bré de scrupules, en ten­ant, peut-être un peu par dépit au début, salon dans sa cham­bre, et pas seule­ment salon.

On a aimé aus­si la mise en scène toute sim­ple de Christophe Lidon, soutenue par le beau décor de Cather­ine Bluw­al : deux sièges seule­ment, un fau­teuil et la duchesse brisée que se réserve la maîtresse de mai­son, cela envi­ron­né de bois­eries xvi­i­ie au ton chaud, coulis­sant de telle sorte que, de tableau en tableau, la sur­face du plateau se réduit, comme pour matéri­alis­er le con­fine­ment pro­gres­sif de Marie du Def­fand dans la malvoy­ance et la solitude.

À tout pren­dre, l’on sort de ce spec­ta­cle plus enchan­té que transporté.

Poster un commentaire