L’amour à l’épreuve de la vie en son crépuscule

Dossier : La santé en questionsMagazine N°599 Novembre 2004
Par Laurence AZOUX-BACRIE

Le min­istre de la San­té vient d’an­non­cer une loi pour redéfinir l’ac­com­pa­g­ne­ment des malades en fin de vie1. Dans cette per­spec­tive, nous avons égale­ment choisi de repro­duire, grâce à l’am­i­cal sou­tien du pro­fesseur Emmanuel Hirsch, directeur de ” l’e­space éthique “, quelques com­mu­ni­ca­tions récentes tirées des pub­li­ca­tions de l’e­space éthique et ayant pour thème ” Médecine et jus­tice face à la demande de mort “, févri­er 2004.

L’ensem­ble que nous vous présen­tons aujour­d’hui tend à définir le con­tour de la bioéthique en devenir. Je vous laisse le soin de le lire dans la paix du soir.

Vous, la famille poly­tech­ni­ci­enne, qui m’avez si pleine­ment et si chaleureuse­ment accueil­lie dans votre asso­ci­a­tion, per­me­t­tez-moi d’ap­porter une touche per­son­nelle, une con­fi­dence, un témoignage mais aus­si un hom­mage à ma fille Déborah.

L’amour à l’épreuve de la vie en son crépuscule2

Les dates d’an­niver­saire se bous­cu­lent et se con­fondent étrange­ment, hasard du calendrier.

Coucher de soleil
© AFAQ-AFNOR

Ma fille Déb­o­rah est née à midi le 27 août 1984, elle est morte un soir d’or­age, dans sa cham­bre, la nuit du 22 août 2001, elle a été enter­rée le jour de mes cinquante ans.

Elle m’avait promis de résis­ter jusqu’au bout de l’été, mais la tem­pête était trop vio­lente, alors appa­raît l’arc-en-ciel.

À l’en­trée du ser­vice de chimio­thérapie des mal­adies cérébrales, on décou­vre la liste des pro­fesseurs qui soignent ces mal­adies incurables.

Par automa­tisme, on lit des noms qui s’in­scrivent dans la mémoire, lorsqu’il faut atten­dre l’an­goisse ren­trée dans la salle d’at­tente, attente qui n’en finit pas, ce pro­fesseur qui va ” dire ” le suivi de la maladie.

Le pro­fesseur Jean-Yves Delat­tre (Fédéra­tion de neu­rolo­gie Mazarin, groupe hos­pi­tal­ier Pitié-Salpêtrière AP-HP) s’oc­cu­pait de ma fille. C’é­tait le rit­uel de la pre­mière con­sul­ta­tion. Tôt le matin, nous l’at­ten­dions à trois : la fille, le père, la mère.

Ma fille soudée à moi dans l’e­spoir. Le père médecin, ailleurs, isolé dans le désespoir.

Jean-Yves Delat­tre était sim­ple, direct, pré­cis dans les infor­ma­tions — effets sec­ondaires de la chimio­thérapie, rythme accéléré du traite­ment, fatigue qu’il occa­sion­nerait, perte des cheveux. Il nous a demandé de ne pas con­sul­ter la lit­téra­ture rel­a­tive à la mal­adie sur Internet.

Cap­i­taine du navire, Jean-Yves Delat­tre par­lait de tem­pêtes et de marée pour faire pass­er le mes­sage avec force et autorité.

Il avait le mot essen­tiel aux lèvres. Il don­nait l’e­spoir de vie, alors qu’on était dans un ser­vice où l’in­ter­valle entre le temps de la vie et celui de la mort s’ac­célère brutalement.

Il avait cet human­isme, celui qu’il faut rechercher au plus pro­fond de soi quand il faut annon­cer à l’autre, celle de 18 ans, que rien ne va plus.

Durant trois mois, le véri­ta­ble espoir aux lèvres il a par­lé d’avenir et de traite­ments sévères. Il a pro­posé à Déb­o­rah un sou­tien psy­chologique — elle a refusé, car la force du courage que Jean-Yves Delat­tre lui trans­met­tait était telle qu’elle suff­i­sait à elle seule.

Il a accueil­li Déb­o­rah dans la tem­pête et a su la con­duire au repos sur la plage. Puis quelque trois mois après, la tem­pête est rev­enue cette fois d’une grande vio­lence. Il a dit à Déb­o­rah que cela serait dur, très dur mais qu’il serait tou­jours présent pour la ramen­er sur la rive, comme la pre­mière fois.

Il était là à dos­er, à véri­fi­er, à lui par­ler, à l’en­tour­er, à rire, à lui don­ner l’e­spoir fou, celui qui était sûre­ment en lui, puisqu’il l’ex­pri­mait si bien. Je l’ai cru, Déb­o­rah a cru. C’é­tait essen­tiel. Pro­fesseur de médecine dans la tour­mente, il a trou­vé les mots du marin et la poésie de la mer pour sauver ma fille de l’an­goisse. Il lui a apporté la paix du cœur. Il a gag­né, elle a perdu.

Dans ma vie de mère au chevet de sa fille com­plète­ment paralysée, deux expres­sions sont dis­jointes : accepter les soins pal­li­at­ifs pour priv­ilégi­er tou­jours les soins, et l’euthanasie entre­vue qui reste vis­cérale­ment à bannir.

Se bat­tre vite et bien con­tre les moulins à vent. En tout cas, se bat­tre à deux, intime­ment liées et reliées. Une idée fixe, préserv­er la ligne de lumière et de bon­heur, comme si l’in­vis­i­ble pou­vait être tué. Préserv­er le vis­i­ble, comme si la mort pou­vait être reniée.

Il n’y aura qu’un temps d’ar­rêt, au petit matin, dans le calme de la salle d’at­tente, au milieu des patients au bout de la vie et gra­bataires — le refus de vivre à 18 ans dans ces conditions.

Le mot est con­fié à la mère. Le secret est scel­lé, la con­fi­ance est présente. La fin paraît loin­taine, et pour­tant elle tombe. Le matin du quinze août, la paralysie est totale, sans voix ni mouvements.

Il n’y a plus qu’amour et la main de la con­fi­ance, pour suiv­re, main dans la main, le chemin de la souf­france. La com­préhen­sion de l’amour à l’épreuve de la vie en son cré­pus­cule3.

POUR EN SAVOIR PLUS SUR LA BIOÉTHIQUE

Madame AZOUX-BACRIE a pub­lié un ouvrage Vocab­u­laire de bioéthique aux Édi­tions PUF, dans la col­lec­tion : Médecine et Société, paru en 2000.

Elle a aus­si dirigé un ouvrage col­lec­tif Bioéthique, bioéthiques paru aux Édi­tions Neme­sis, Bruy­lant à Brux­elles, en sep­tem­bre 2004. En France, cet ouvrage est dis­tribué par la librairie générale de droit et jurispru­dence, LGDJ, 20, rue Souf­flot, 75005 Paris.


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1. Le quo­ti­di­en Le Monde du 28 août 2004.
2. Médecine et jus­tice face à la demande de mort. Ren­con­tres du tri­bunal de grande instance de Paris, sous la direc­tion de Emmanuel HIRSCH et Jean-Claude MAGENDIE. Pré­face Didi­er SICARD. AP-HP 2004.
3. Lib­ertés, jus­tice, tolérance, mélanges en hom­mage au Doyen Gérard COHEN-JONATHAN. Édi­tions Bruy­lant, Brux­elles, 2004. Voir l’ar­ti­cle de Lau­rence AZOUX-BACRIE ” L’euthanasie, un défi pour les droits de l’homme ? “.

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