Weimar, en Allemagne

L’Allemagne à la recherche de son identité

Dossier : L'AllemagneMagazine N°531 Janvier 1998Par : Renata FRITSCH-BOURNAZEL, professeur à l’IEP de Paris et directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques

Les Alle­mands for­ment — et for­meront encore pen­dant au moins une généra­tion — une nation aux sou­venirs frag­men­tés : un tiers de la pop­u­la­tion a encore des sou­venirs de la Sec­onde Guerre mon­di­ale et du nation­al-social­isme, un quart a vécu avant 1989 sous un régime com­mu­niste. À ces acquis per­son­nels s’a­joute la somme des appar­te­nances qui con­stituent l’i­den­tité indi­vidu­elle et col­lec­tive : les boule­verse­ments majeurs suc­ces­sifs à l’ab­sorp­tion de la RDA par la République fédérale ont entraîné une perte de repères qua­si général­isée pour les Alle­mands de l’Est.

Enfin, la mémoire “col­lec­tive”, le savoir trans­mis par la famille, par le milieu, par l’é­cole, par les médias dif­fère sur bien des points dans les deux demi-États alle­mands qui se sont rejoints. La bar­barie nazie puis la coex­is­tence de deux Alle­magnes aux mod­èles poli­tiques antag­o­nistes n’ont pas facil­ité l’émer­gence d’une con­science nationale com­mune, et l’i­den­tité de l’Alle­magne nou­velle reste à inter­roger et à construire.

Depuis le 3 octo­bre 1990, et pour la pre­mière fois dans l’his­toire de l’Alle­magne, il y a une par­faite adéqua­tion entre la nation et l’É­tat, mais cette nation est en même temps plus cadre que réal­ité et reste encore large­ment à créer.

Alors que, du temps de la divi­sion en deux États, il con­ve­nait d’établir une dis­tinc­tion entre la nation poli­tique (Staat­sna­tion) et la nation cul­turelle (Kul­tur­na­tion) pour décrire la par­tic­u­lar­ité de la sit­u­a­tion alle­mande, on peut par­ler désor­mais d’un retour à la nor­mal­ité. Bien qu’en ter­mes trans­for­més, la nation con­tin­ue toute­fois de faire prob­lème, divisant les Alle­mands plus qu’elle ne les uni­fie. Le débat autour du fait nation­al et de l’héritage reçu de la RDA est prob­a­ble­ment l’ex­pres­sion du fait que les Alle­mands ont, en rai­son de leur his­toire récente, per­du la pos­si­bil­ité d’en­tretenir avec leur pro­pre passé ce rap­port sim­ple et naturel qu’ont d’autres nations européennes.

Une nation à contrecœur ?

Mal­gré l’u­nité retrou­vée, le pays qui porte Hitler et Auschwitz dans son pat­ri­moine éprou­ve des dif­fi­cultés à s’ac­cepter comme nation et à se recon­naître comme telle. Le traité d’u­ni­fi­ca­tion du 31 août 1990 entre la RFA et la RDA, en faisant coïn­cider grosso modo la nou­velle entité poli­tique avec la com­mu­nauté his­tori­co-cul­turelle alle­mande, scelle l’avène­ment d’un État nation­al, mais sa réal­i­sa­tion s’est faite comme à la dérobée, en absence d’un débat préal­able pour pré­par­er l’événe­ment. Ce n’est qu’a pos­te­ri­ori que l’on a com­mencé à s’in­ter­roger sur la prob­lé­ma­tique nationale, l’u­ni­fi­ca­tion réac­ti­vant en fait des dis­cus­sions et des con­tro­ver­s­es qui avaient mar­qué le débat pub­lic des années 80.


Weimar  © OFFICE NATIONAL ALLEMAND DU TOURISME

“La ques­tion alle­mande restera ouverte tant que la porte de Bran­de­bourg sera close”. Cette for­mule, forgée à Berlin, décrivait assez bien ce qu’é­tait la divi­sion de l’Alle­magne. Mais ce slo­gan ne se lais­sait pas retourn­er comme un doigt de gant : para­doxale­ment elle est à nou­veau à l’or­dre du jour et, plus que jamais, elle divise l’in­tel­li­gentsia et la classe poli­tique alle­man­des, comme si la chute du Mur et l’u­ni­fi­ca­tion avaient provo­qué une véri­ta­ble rup­ture cul­turelle dou­blée d’une crise iden­ti­taire. La délégiti­ma­tion du fait nation­al, provo­quée par le IIIe Reich, en avait fait un sujet tabou pen­dant longtemps et, de sur­croît, le con­flit Est-Ouest avait dis­pen­sé les Alle­magnes d’une déf­i­ni­tion de soi.

Dans l’an­ci­enne RFA, le sen­ti­ment d’ap­par­te­nance col­lec­tive qui a fini par pré­val­oir avant l’u­ni­fi­ca­tion se fondait en par­tie sur une iden­tité post-nationale liée au principe de l’É­tat de droit, mais se nour­ris­sait aus­si des suc­cès économiques et sportifs de l’É­tat ouest-alle­mand. Le retour sur la nation par l’in­ter­mé­di­aire de son his­toire du début des années 80 coïn­cidait non seule­ment avec une pro­liféra­tion de ren­con­tres et de débats autour de l’i­den­tité alle­mande mais aus­si avec des inter­ro­ga­tions exis­ten­tielles lors de l’émer­gence du mou­ve­ment de paix. Pour ce qui est de la RDA, à côté de la doc­trine offi­cielle fondée sur l’in­ter­na­tion­al­isme et l’an­tifas­cisme, et par-delà les iden­tités de groupe fondées sur des micro-sol­i­dar­ités, il y avait bien per­sis­tance d’un sen­ti­ment d’ap­par­te­nance à la nation alle­mande englobante. Il est vrai que la RDA était bien plus refer­mée sur le fait nation­al que la République fédérale qui, en s’ou­vrant sur l’Oc­ci­dent, s’est davan­tage libérée du sen­ti­ment nation­al conventionnel.

Une identité par défi

Après s’être voulus Alle­mands, citoyens de cette république dont ils aspi­raient à partager la prospérité et les insti­tu­tions, une par­tie des Alle­mands de l’Est s’est réfugiée dans un sen­ti­ment d’ap­par­te­nance recon­stru­ite. Cette iden­tité par défi (Trotzi­den­tität), selon le mot de Jens Reich, l’un des acteurs de l’au­tomne 1989, est née des dif­fi­cultés d’adap­ta­tion à une société fonc­tion­nant prin­ci­pale­ment sur le mode de la con­cur­rence et dans laque­lle il faut sou­vent savoir jouer des coudes.

Dès lors que l’ac­cès aux biens de la République fédérale sem­ble dif­féré, ils revendiquent leur dif­férence, iden­tité au demeu­rant apoli­tique, “nos­tal­gie de l’Est” (Ostal­gie) en absence de tout désir de restau­r­er l’an­cien régime. On mesure là la fêlure, le malaise pro­fond de tous ceux pour qui la chute du Mur n’est prob­a­ble­ment pas arrivée au moment le plus oppor­tun, et qui ont des dif­fi­cultés à trou­ver leur place dans un nou­v­el ordre social et économique, alors que les men­tal­ités ne sont pas encore tout à fait dégagées de l’om­bre d’un État tout-puis­sant tel que le précé­dent régime politique.

L’unité dans la diversité

Cet état de fait incite beau­coup de per­son­nes d’hori­zons les plus divers à affirmer que l’u­ni­fi­ca­tion des cœurs et des esprits ne se fera pas avant une généra­tion. D’après une plaisan­terie célèbre, le cri de ral­liement des Alle­mands de l’Est “Nous sommes un (seul) peu­ple” se serait trans­for­mé en dia­logue de sourds, les “nou­veaux” com­pa­tri­otes de l’Ouest ayant ten­dance à répon­dre : “Nous aussi !”.

Cer­tains, tel le dernier prési­dent du Con­seil de la RDA, le démoc­rate-chré­tien Lothar de Maiz­ière, vont jusqu’à invers­er le célèbre con­cept de Willy Brandt (“Deux États, une nation”) pour affirmer que la réal­ité d’au­jour­d’hui cor­re­spondrait plutôt à “Un État, deux nations”. Toutes ces for­mules en dis­ent long sur les dif­fi­cultés éprou­vées en Alle­magne dès qu’il s’ag­it de se définir comme entité nationale.

Si l’on con­sid­ère au con­traire que l’i­den­tité — indi­vidu­elle et col­lec­tive — est faite d’al­légeances mul­ti­pôles, “l’u­nité intérieure” (innere Ein­heit) con­jurée par hommes poli­tiques et experts résul­tera plutôt de l’ac­cep­ta­tion, par les uns et les autres, de dif­férences qui ne seraient plus con­sid­érées comme polar­isantes et déviantes. Être capa­ble de définir une iden­tité qui ne soit plus fonc­tion de celle de l’Autre, de la marche des événe­ments ou bien encore d’une com­mu­nauté révolue, per­met seul de dépass­er les blocages actuels.

Déjà lorsque la con­science nationale com­mençait à se for­mer, dans un débat sur le con­cept de nation né de la Révo­lu­tion française, Schiller se lamen­tait, dans une de ses épi­grammes des Xenien : “L’Alle­magne ? Mais où est-ce ? Je ne sais où trou­ver ce pays. Là où com­mence l’Alle­magne éru­dite, s’ar­rête l’Alle­magne politique”.

C’est de la même œuvre que sont tirés les vers célèbres de Goethe et de Schiller sur le car­ac­tère nation­al alle­mand, sur les moyens de tran­scen­der le nation­al par l’hu­main. Ils mon­trent bien que, déjà dans le passé, le débat tour­nait autour de la con­cep­tion de l’homme et de la dig­nité humaine : “Alle­mands vous espérez en vain vous for­mer en Nation. Formez-vous plutôt, vous le pou­vez, en hommes plus libres !”

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