Les pyramides des âges du Maghreb pendant les années 1960

La surprenante évolution démographique du Maghreb moderne

Dossier : PopulationsMagazine N°602 Février 2005Par : Compte rendu de l’exposé de Madame Zahia Ouadah-Bedidi, doctorante à l’Institut national d’études démographiques (INED)

Madame Ouadah-Bedi­di com­mence en se présen­tant : elle est étu­di­ante à Sci­ences- po et ter­mine une thèse à l’INED sur le sujet “La baisse de la fécon­dité en Algérie”. Elle est française d’o­rig­ine algéri­enne et ses par­ents vivent à Alger. Elle a effec­tué la pre­mière par­tie de ses études en Algérie et a tra­vail­lé à l’Of­fice des sta­tis­tiques comme démo­graphe avant de venir en France. Elle est de plus mère de deux enfants et pour toutes ces raisons est donc par­ti­c­ulière­ment bien placée pour com­pren­dre et embrass­er le dif­fi­cile et com­plexe domaine de l’évo­lu­tion démo­graphique de l’Al­gérie et de tout le Maghreb.

Le tra­vail de thèse de Madame Ouadah-Bedi­di porte essen­tielle­ment sur l’Al­gérie, mais des com­para­isons entre les trois pays du Maghreb y sont régulière­ment faites. Cepen­dant la sit­u­a­tion socioé­conomique et poli­tique actuelle, et en par­ti­c­uli­er la guerre civile algéri­enne, ris­querait de fauss­er nos juge­ments. Nous pour­rions penser : “L’évo­lu­tion actuelle est certes extra­or­di­naire, mais c’est parce que les con­di­tions sont elles- mêmes excep­tion­nelles.” Eh bien il n’en est rien, et ce n’est pas l’un des moin­dres mérites du tra­vail de Madame Ouadah-Bedi­di que de mon­tr­er le par­al­lélisme étroit des trois pays du Maghreb, tout à fait indépen­dam­ment de la guerre civile algéri­enne. L’évo­lu­tion est la même, les dif­férences ne dépassent pas quelques années et vont en dimin­u­ant, la Tunisie étant le plus sou­vent en tête du mouvement.

Pop­u­la­tion et Sociétés, le men­su­el de l’In­sti­tut nation­al d’é­tudes démo­graphiques, a pub­lié en juil­let 2000 une étude inti­t­ulée : “Maghreb : la chute irré­sistible de la fécon­dité” (étude dont Madame Ouadah-Bedi­di partage la rédac­tion avec Mon­sieur Jacques Vallin). Cette étude est dis­tribuée par l’o­ra­trice à tous les audi­teurs ain­si qu’un com­plé­ment plus fourni : “L’ac­tu­al­ité démo­graphique du Maghreb. Tran­si­tion de la fécon­dité et trans­for­ma­tions dans le mariage”. Ces deux études peu­vent être demandées à l’INED (133, boule­vard Davout, 75980 Paris, et 01.56.06.20.00).

Le tra­vail de Madame Ouadah-Bedid­di s’ap­puie essen­tielle­ment sur les trois enquêtes démo­graphiques nationales algéri­ennes. Dans la pre­mière, celle de 1970, la fécon­dité dépasse 8 enfants par femme, dans la dernière (1995) un échan­til­lon tout à fait représen­tatif et bien étudié de 6 000 Algéri­ennes ne laisse aucun doute : la fécon­dité a été divisée par trois en vingt-cinq ans ! L’Al­gérie et toute l’Afrique du Nord qui l’ac­com­pa­gne de très près ont accom­pli en un quart de siè­cle une baisse qui avait demandé deux siè­cles à la France…

On estime que l’indice de fécon­dité tunisien a été de 2,2 en 1999 et qu’il serait aujour­d’hui en dessous du niveau de renou­velle­ment. En Algérie (2,6 en 1998) la baisse rapi­de con­tin­ue, les villes en tête comme presque partout. L’indice d’Al­ger est cette année de 1,9. Les mod­i­fi­ca­tions des pyra­mides des âges sont frap­pantes (voir les fig­ures 1 et 2).

Bien enten­du la fécon­dité n’est pas la seule chose à avoir changé, ain­si l’e­spérance de vie a aug­men­té de presque vingt ans entre 1975 et 1995, ce qui est tout à fait remar­quable et paraît à peine croy­able. La mor­tal­ité infan­tile encore très élevée en 1970 est descen­due en 1996 à 5,5 % en Algérie, 5,3 % au Maroc et même 2,8 % seule­ment en Tunisie.

Que s’est-il donc passé ? Il s’est passé une pro­fonde muta­tion socio-cul­turelle com­mençant d’abord en Tunisie puis s’é­ten­dant à l’Al­gérie et au Maroc lesquels rat­trapent de plus en plus vite leur retard.

Fig­ure 1
Les pyra­mides des âges du Maghreb pen­dant les années 1960 (groupes quinquennaux).
Source : Pop­u­la­tion et sociétés, juil­let-août 2000.
Fig­ure 2
Les pyramides des âges du Maghreb pendant les années 1990
Les pyra­mides des âges du Maghreb pen­dant les années 1990 (groupes quinquennaux).
Source : Pop­u­la­tion et sociétés, juil­let-août 2000.


Dès 1956 la Tunisie adopte le Code du statut per­son­nel (inter­dic­tion de la polyg­a­mie et de la répu­di­a­tion, con­sen­te­ment néces­saire de la fiancée au mariage, etc.) et toute une série d’ac­tions améliore la place de la femme dans la société : élé­va­tion de l’âge min­i­mum légal au mariage (1964), accès à l’in­struc­tion et à l’emploi rémunéré, grande amélio­ra­tion des con­di­tions san­i­taires, etc. Le fac­teur essen­tiel de la baisse de la fécon­dité a été l’élé­va­tion de l’âge moyen de la femme au mariage : moins de vingt ans en 1960 dans les trois pays du Maghreb, 28 ans en 2000, et ce n’est pas fini.

Le mariage tra­di­tion­nel était uni­versel, pré­coce, imposé et très sou­vent endogame (entre cousins), avec un écart d’âge élevé (dix ans en moyenne en 1900, encore six ans en 1948). Il était assez sou­vent polygame.

Fig­ure 3
la pyramide des âges de l’Iran en 1996.
Une évo­lu­tion encore plus rapi­de : la pyra­mide des âges de l’Iran en 1996.
Source : Pop­u­la­tion et sociétés, octo­bre 1997
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Le boule­verse­ment est total. La polyg­a­mie, inter­dite en Tunisie, ne dépasse pas 1 ou 2 % dans le reste du Maghreb, soit beau­coup moins qu’ailleurs en Afrique. La dif­férence d’âge n’at­teint plus qua­tre ans, en moyenne. L’en­dogamie, dont l’es­ti­ma­tion est dif­fi­cile, sem­ble en diminu­tion et est en tout cas inférieure au niveau que l’on avait l’habi­tude de lui attribuer.

Bien enten­du l’élé­va­tion de l’âge de la femme au mariage :
1) a des explications,
2) ne suf­fit pas.

Les expli­ca­tions sont multiples :

a) Dif­fu­sion qua­si générale de l’in­struc­tion. En Algérie 85 % des filles sont sco­lar­isées, ce qui a un effet mécanique direct (occu­pa­tion du temps), mais aus­si un effet éman­ci­pa­teur : appari­tion de nou­velles pos­si­bil­ités, des désirs cor­re­spon­dants et des moyens de les réalis­er. On con­state en par­ti­c­uli­er une fémin­i­sa­tion très impor­tante du corps professoral.

b) Impor­tance du chô­mage. Le chô­mage touche 30 % de la pop­u­la­tion algéri­enne, mais 60 % des 16–30 ans, ce qui a un effet essen­tiel sur les pro­jets et les pos­si­bil­ités d’étab­lisse­ment des jeunes couples.

c) La crise du loge­ment. Il y a en moyenne 7 per­son­nes par loge­ment (ce n’est qu’une moyenne…) et 86 % des jeunes femmes vivent quelques années avec leur belle-mère.

d) Le coût de la céré­monie de mariage. Plusieurs années de salaire.

e) La pro­gres­sion de l’ur­ban­i­sa­tion. 60 % en Algérie aujourd’hui.

Mais l’élé­va­tion de l’âge au mariage ne suf­fit pas à expli­quer le boule­verse­ment de la sit­u­a­tion, il faut y ajouter une énorme pro­gres­sion de la con­tra­cep­tion. Elle ne dépas­sait pas 6 % des femmes mar­iées en âge d’avoir des enfants en 1970 con­tre près de 60 % en 1995 et 64 % en 2000.

À tous ces fac­teurs s’a­joute la détéri­o­ra­tion con­tin­ue du niveau de vie de la pop­u­la­tion. Les jeunes cou­ples d’au­jour­d’hui ne peu­vent plus assumer les coûts de plus en plus élevés d’une famille nombreuse.

Une anec­dote car­ac­térise bien l’évo­lu­tion : en 1974, lors de la con­férence mon­di­ale de la pop­u­la­tion à Bucarest, l’Al­gérie défendit le slo­gan “la meilleure pilule c’est le développe­ment”, mais dès 1980 la crois­sance de la pop­u­la­tion appa­raît comme “le prin­ci­pal frein au développe­ment…

La méth­ode con­tra­cep­tive la plus courante est la pilule en Algérie et au Maroc, mais c’est le stérilet (“dis­posi­tif intra-utérin”) en Tunisie. Pour celles qui n’u­tilisent pas de con­tra­cep­tion le motif prin­ci­pal est bien sûr le désir d’en­fant ; les inter­dits religieux ne sont presque jamais cités.

En con­séquence les pyra­mides des âges des trois pays du Maghreb sont boulever­sées, elles pren­nent la forme d’une toupie comme dans la majorité des pays d’au­jour­d’hui. Les 15–19 ans for­ment le groupe quin­quen­nal le plus nom­breux, large­ment plus que les 0–4 ans et un vieil­lisse­ment rapi­de est amor­cé, même s’il ne fait que com­mencer et a encore devant lui une large péri­ode favor­able. (Dans l’U­nion européenne actuelle le groupe quin­quen­nal le plus nom­breux est celui des 35–39 ans…)

Pour ter­min­er je voudrais vous don­ner un aperçu de la dif­fi­cile sit­u­a­tion algéri­enne d’au­jour­d’hui. Sur les 31 mil­lions d’Al­gériens, 5 mil­lions vivent avec moins d’un dol­lar par jour et 7 mil­lions avec entre un et deux dol­lars par jour… Le tiers des salariés gag­nent moins de 8 000 dinars (120 euros) par mois, tan­dis que le litre de lait est à 27 dinars et le kilo de viande à 500 dinars. Certes il y a les revenus du pét­role, mais ils ne prof­i­tent qu’à une petite minorité et la sit­u­a­tion se car­ac­térise par une pau­vreté et des iné­gal­ités gran­dis­santes… Bien enten­du la guerre civile actuelle, même d’un niveau un peu atténué, n’arrange rien.

Questions

Note-t-on beaucoup de différences entre les Arabes et les Kabyles ?

Il est dif­fi­cile, avec les don­nées dont je dis­pose, de faire une telle analyse. D’une part seules des don­nées de recense­ments devraient per­me­t­tre des résul­tats représen­tat­ifs au niveau des régions, et d’autre part les lim­ites admin­is­tra­tives ne per­me­t­tent pas de class­er la pop­u­la­tion en Arabes et Kabyles en rai­son du fort bras­sage de la pop­u­la­tion à la suite des migra­tions internes et des exodes ruraux très impor­tants pen­dant les années soix­ante et soix­ante-dix. Ain­si on pour­rait estimer que 50 à 70 % de la pop­u­la­tion d’Al­ger est kabyle.

Mais sur le sujet que nous étu­dions aujour­d’hui les dif­férences sont faibles. Les cam­pagnes suiv­ent les villes de fort près et dans le Sud l’âge moyen de la femme le jour de son mariage est déjà supérieur à 24 ans.

Avez-vous des chiffres au sujet de l’avortement, des naissances illégitimes et de la cohabitation hors mariage ?

Ces sujets sont ” tabous ” mais les très faibles chiffres offi­ciels cor­re­spon­dants sont cer­taine­ment sous-estimés.

Parmi les méthodes de contraception y a‑t-il la stérilisation ?

Oui, en Tunisie, où elle représente env­i­ron 12 % des con­tra­cep­tions. En Algérie elle reste très marginale.

Y a‑t-il des allocations familiales ?

Elles sont très faibles : quelques euros.

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