L’art australien ou l’invention d’un continent

Dossier : L'AustralieMagazine N°592 Février 2004
Par Stéphane JACOB
Par Christian LEROY

Naissance de l’art australien

Art australien et art colonial

Lorsque l’ex­pédi­tion con­duite par James Cook abor­de, en 1770, la côte aus­trali­enne, elle ne com­porte aucun artiste capa­ble de ren­dre compte de ce nou­veau monde où tout — Aborigènes, faune, flo­re — est source d’é­ton­nement et d’ad­mi­ra­tion. Quelques marins esquis­sent néan­moins paysages et scènes de la vie quo­ti­di­enne qu’ils envoient ou rap­por­tent en Angleterre.

Le pre­mier artiste bri­tan­nique à pos­er le pied sur le con­ti­nent aus­tralien, Thomas Watling, y arrivera seule­ment en 1792… comme forçat, con­damné à qua­torze ans de bagne pour faux et usage de faux. Ses pre­mières œuvres représen­tent la baie de Syd­ney et ses alen­tours déjà colonisés : la nature sauvage y sert de cadre à l’évo­ca­tion des pre­mières instal­la­tions bri­tan­niques, mais, selon les canons esthé­tiques en vogue dans l’Eu­rope du XVIIIe siè­cle, l’ensem­ble tient plus d’un paysage ” idéal ” que d’un paysage réel.

De la même manière, les artistes qui s’in­stal­lent peu à peu en Aus­tralie voient avant tout le pays et ses habi­tants avec les ” lunettes ” du néo­clas­si­cisme : ain­si les guer­ri­ers aborigènes sont-ils sai­sis dans des pos­es évo­quant celles des guer­ri­ers romains et grecs peints à la même époque par un David, pour pren­dre un exem­ple dans le domaine français1.

C’est ce qui a fait qual­i­fi­er cette pre­mière péri­ode de l’art aus­tralien d’art colo­nial : le point de vue est celui d’Oc­ci­den­taux perce­vant et ren­dant ce qu’ils décou­vrent selon leurs a pri­ori pic­turaux, d’abord ” clas­siques ” (cf. supra) puis ” roman­tiques ” (pre­mière moitié du XIXe siè­cle) — comme en témoignent les œuvres du por­traitiste et pein­tre d’his­toire Augus­tus Ear­le ou du col­oriste Con­rad Martens — et enfin ” académiques ” (à par­tir des années 1860), les artistes, tel William Strutt, met­tant alors l’ac­cent sur la dimen­sion didac­tique de leurs œuvres, sou­vent de for­mat monumental.

C’est à ce moment qu’est créé le pre­mier musée des beaux-arts aus­tralien : la Nation­al Gallery of Victoria.

Marie Tuck, Femme de profil (huile sur toile collée sur bois). Le portrait de cette femme est celui d’une Étaploise réalisé lors d’un des séjours de l’artiste en Picardie (1907-8)
Marie Tuck, Femme de pro­fil (huile sur toile col­lée sur bois). Le por­trait de cette femme est celui d’une Éta­ploise réal­isé lors d’un des séjours de l’artiste en Picardie (1907–8). Marie Tuck retourn­era en Aus­tralie en 1914 pour y enseign­er le dessin et la peinture.
Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob, Paris (D.R.). 
© PHOTO X/COLL. PARTICULIÈRE, AUSTRALIE.

L’École de Heidelberg (1885) ou lorsque l’Australie visite l’Europe et y découvre ” sa ” propre lumière

À ce pre­mier moment, où les artistes aus­traliens créent pour ain­si dire sous influ­ence européenne, suc­cède une péri­ode où l’emprise de l’Eu­rope est net­te­ment moins subie : en 1883, des pein­tres aus­traliens (Tom Roberts, John et Syd­ney Rus­sell, William Mal­oney) par­tent pour l’Es­pagne, la Grande-Bre­tagne et la France et y décou­vrent l’im­pres­sion­nisme : à leur retour, ils savent adapter cette esthé­tique aux extérieurs aus­traliens si lumineux, fon­dant l’É­cole de Hei­del­berg (du nom d’une local­ité proche de Mel­bourne où ces pein­tres s’é­taient installés).

Si les villes de la côte sud et leurs envi­rons restent une source d’in­spi­ra­tion pour cer­tains d’en­tre eux (Arthur Stree­ton ou Charles Con­der), les artistes de l’É­cole de Hei­del­berg s’in­téressent aus­si aux vastes paysages du bush qu’ils représen­tent, non seule­ment sous forme de paysages, mais encore comme toile de fond à la vie quo­ti­di­enne des fer­miers, éleveurs, saison­niers ou mineurs (Fred­er­ick McCubbin).

Par ce biais, l’art aus­tralien acquiert des traits pro­pres dont, à par­tir des années 1920, le péri­odique Art in Aus­tralia se fera le défenseur.

Entre-temps, des artistes comme John Rus­sell ou Rup­pert Bun­ny, instal­lés en France depuis la fin des années 1890 enrichissent de leur apport orig­i­nal les avant-gardes qui se suc­cè­dent en Europe (pointil­lisme, nabis, cubisme) : Rup­pert Bun­ny est recon­nu comme ” un pein­tre des plus parisiens “, J. Rus­sell vit et peint à Mor­laix en Bre­tagne, Marie Tuck tra­vaille et prend pour sujets Éta­ples et ses habi­tants2.

De la ” Décennie de la colère ” aux Antipodiens

Comme en Europe, les con­séquences de la Pre­mière Guerre mon­di­ale se font égale­ment sen­tir en Aus­tralie, où se développe un art con­tes­tataire s’in­scrivant aus­si bien dans le courant du réal­isme social (Josl Bergn­er), que dans celui de l’ex­pres­sion­nisme (Albert Tuck­er) ou du sur­réal­isme (James Glee­son). On qual­i­fie cette péri­ode de révolte con­tre tous les con­formismes (fin des années 1930 — fin des années 1940), de ” décen­nie de la colère “.

Une des con­séquences de cette nou­velle sen­si­bil­ité est bien sûr le regard neuf et cor­rosif qui est désor­mais porté sur la réal­ité aus­trali­enne et dont l’œu­vre de Sid­ney Nolan est cer­taine­ment la plus par­faite expres­sion. S’in­spi­rant de la vie des éleveurs et des colons aus­traliens, cet artiste revis­ite l’his­toire de son pays, délais­sée par les pein­tres au prof­it de la représen­ta­tion de la Nature, depuis les années 1850.

Léon Puruntatameri, Poteau funéraire
Léon Purun­tatameri, Poteau funéraire (bois sculp­té et pig­ments naturels, 2000).
Ce poteau, typ­ique de l’art des Aborigènes tiwis de l’île de Melville, se sig­nale par ses formes abstraites.
Il en existe d’autres, présen­tant des formes ani­males voire humaines.

Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob, Paris (D.R.). © PHOTO PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

Ain­si Sid­ney Nolan con­sacre-t-il une série de toiles au ban­dit de grand chemin Ned Kel­ly, dont il évoque la car­rière dans un style très expres­sion­niste3.

Se développe de cette manière une con­science artis­tique nationale de plus en plus aiguë que le mou­ve­ment fig­u­ratif des Antipo­di­ens (groupe de six artistes, prin­ci­pale­ment de Mel­bourne, dont le plus con­nu est Arthur Boyd) portera à son point cul­mi­nant à par­tir des années 1960.

Le nom même de cette école traduit bien le souci d’in­sis­ter sur la sit­u­a­tion par­ti­c­ulière de l’art aus­tralien : aux antipodes de l’art européen. Néan­moins (et c’est aus­si ce qui lui a per­mis de dépass­er les fron­tières du pays où elle était née), les artistes de cette école n’ont jamais voulu pro­mou­voir un art ” nation­al ” fondé sur l’idée ” d’aus­tralian­ité ” : refu­sant avant tout l’ab­strac­tion tri­om­phante, ils défend­ent l’idée d’un art inspiré des réal­ités de la vie humaine et recourant, pour les dire, à l’im­age, dans sa dimen­sion la plus universelle.

Émergence nationale et reconnaissance internationale des arts aborigènes

La découverte de l’art aborigène par les artistes australiens anglo-saxons

Par­al­lèle­ment à cet art, dont les représen­tants étaient d’o­rig­ine anglo-sax­onne ou européenne, l’ex­is­tence d’un art aborigène (pein­ture, sculp­ture, poterie, batik, etc.) s’est peu à peu imposée comme une évidence.

Instal­lés en Aus­tralie depuis cinquante mille ans, les Aborigènes y avaient dévelop­pé une cul­ture com­plexe qui fut d’abord ignorée par les colons anglo-sax­ons (XVIIIe-XIXe siè­cles) ou con­sid­érée d’un sim­ple point de vue ethno­graphique (début du XXe siè­cle). C’est seule­ment à par­tir des années 1930–1940 que les pro­duc­tions qui expri­maient cette cul­ture accédèrent au statut d’œu­vres d’art4 : en 1941–1942, une expo­si­tion itinérante con­sacrée à L’Art en Aus­tralie : 1788–1941 présen­ta pour la pre­mière fois aux États-Unis et au Cana­da l’art aborigène d’un point de vue esthé­tique. Dès lors, le mou­ve­ment de recon­nais­sance de l’art aborigène était enclenché5.

D’autre part, dans les années 1950, des artistes anglo-sax­ons se mirent à par­courir l’Aus­tralie septen­tri­onale et entrèrent en con­tact direct avec les Aborigènes : les prenant comme sujets de leurs œuvres tout en essayant, tel Rus­sell Drys­dale avec son Faiseur de pluie (1958), de ren­dre compte de leur spé­ci­ficité, ils con­tribuèrent aus­si à faire entr­er le monde du Temps du Rêve dans l’hori­zon de l’art aus­tralien contemporain.

Rap­pelons ici ce que recou­vre cette notion de Temps du Rêve : pour les Aborigènes, elle désigne tout d’abord l’époque où, sor­tis du mag­ma orig­inel, de Grands ancêtres (esprits, hommes et femmes, ani­maux mais aus­si plantes) façon­nèrent le con­ti­nent aus­tralien à leur image, créèrent tribus et clans, don­nèrent aux hommes leurs lois et leurs cou­tumes et leur enseignèrent la cul­ture des plantes, la chas­se et la pêche, la médecine, la musique, la pein­ture et les rites religieux pour les célébr­er. Au moment de dis­paraître, ces Grands Ancêtres lais­sèrent aux hommes le sou­venir de leurs exploits sous la forme de rêves. D’où le nom de Temps du Rêve pour désign­er cette péri­ode sem­blable à notre Genèse6.

Temps du Rêve et création continue : le rôle de l’art dans la culture aborigène

Cepen­dant, pour les Aborigènes, le Temps du Rêve n’ap­par­tient nulle­ment au passé : il con­stitue une réal­ité bien vivante, sorte de créa­tion con­tin­ue que l’art a pour fonc­tion de célébr­er et de per­pétuer en met­tant en scène les grands ancêtres, leur légende ou les paysages qu’ils ont créés.

Dave Ross Pwerle, Chemins du rêve (acrylique sur toile, 1998)
Dave Ross Pwer­le, Chemins du rêve (acrylique sur toile, 1998). Orig­i­naire d’Utopia dans le Grand Désert cen­tral, l’artiste des­sine, à l’aide de motifs sim­ples mais savam­ment com­binés, les pistes suiv­ies au Temps du Rêve par les Grands Ancêtres de son clan.
Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob, Paris (D.R.). Col­lec­tion par­ti­c­ulière. © PHOTO PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

Dans les îles de Melville ou de Bathurst, sur la côte nord, les Aborigènes priv­ilé­giaient, depuis des mil­lé­naires, la con­fec­tion de totems en bois d’eu­ca­lyp­tus qu’ils déco­raient de motifs géométriques réal­isés à l’aide de pig­ments naturels, tels l’ocre, le kaolin et le char­bon. En Terre d’Arn­hem (Aus­tralie septen­tri­onale), c’é­tait la paroi des grottes et l’é­corce des arbres qui étaient pris­es pour sup­ports à des représen­ta­tions d’e­sprits ou d’an­i­maux sacrés vus comme aux rayons X. Ils s’in­scrivaient sur des fonds tan­tôt mono­chromes tan­tôt con­sti­tués de hachures à valeur sym­bol­ique et clanique (rarrk).

Dans les com­mu­nautés du désert, on dessi­nait et peignait sur le sol avec des bâton­nets enduits de pig­ments naturels des motifs géométriques racon­tant la créa­tion du monde et met­tant en scène la vital­ité de la Nature : des cer­cles con­cen­triques présen­taient, vus du ciel, les sites où les Grands Ancêtres s’é­taient arrêtés ; des empreintes plus ou moins réal­istes sym­bol­i­saient la grenouille, le kan­gourou ou l’émeu qui ser­vaient de totems aux clans des artistes les représen­tant ; des lignes ondulées fig­u­raient le ruis­selle­ment des eaux de pluie per­me­t­tant de sur­vivre dans le désert, ou des branch­es d’ar­bustes lour­des de fruits nourriciers. Sous forme de ” U ” étaient représen­tés les ini­tiés aux mys­tères de cette créa­tion et ain­si le passé dont on fai­sait mémoire se con­fondait-il avec le présent de sa célébra­tion — les pein­tures réal­isées garan­tis­sant mag­ique­ment un avenir où la pro­tec­tion des Ancêtres ne ferait pas plus défaut que les moyens de sub­sis­tance pro­duits par la Nature

Iden­tité du passé du présent et de l’avenir, le Temps du Rêve con­stitue en fait l’e­space men­tal dans lequel se meu­vent, encore aujour­d’hui, tous les Aborigènes, et par­ti­c­ulière­ment les artistes qui pro­jet­tent dans leurs œuvres cette con­cep­tion mys­tique du monde — où tous les plans se con­fondent et où s’abolis­sent les perspectives.

Le développement de l’art aborigène contemporain

Resté mal­gré tout assez con­fi­den­tiel, l’art aborigène doit son développe­ment et sa recon­nais­sance sur la scène inter­na­tionale à l’Aus­tralien Geof­fey Bar­don (1940–2003). Nom­mé insti­tu­teur dans la colonie de peu­ple­ment de Papun­ya (Désert cen­tral) en 1970, ce pro­fesseur de dessin fut très vite fasciné par les pein­tures sur sol réal­isées par les Aborigènes pour célébr­er le ” Rêve de la Four­mi à miel “. Il deman­da à ses jeunes élèves de repro­duire les motifs de celui-ci sur les murs de leur école.

Amy Johnson Jirwulurr, Certains Animaux ont des chants secrets (acrylique sur toile, 1996).
Amy John­son Jir­wu­lurr, Cer­tains Ani­maux ont des chants secrets (acrylique sur toile, 1996). L’artiste met ici en scène des grands ancêtres aborigènes (ani­maux et plantes) réu­nis près d’un étang sacré où des céré­monies en célèbrent encore aujourd’hui le souvenir.
Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob, Paris (D.R.). Col­lec­tion Muséum d’histoire naturelle de Lyon. © PHOTO PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

Cette réal­i­sa­tion atti­ra l’at­ten­tion d’ini­tiés pro­pre­ment dits, qui, pour préserv­er et trans­met­tre le mes­sage sacré de ce rêve, le peignirent sur papi­er, car­ton et con­tre­plaqué, en se ser­vant d’abord de bâton­nets enduits de pig­ments naturels. Bar­don leur four­nit ensuite des toiles, des pinceaux et de la pein­ture syn­thé­tique. Il les inci­ta aus­si à se grouper en coopéra­tive. Leurs œuvres pou­vaient désor­mais être trans­portées et com­mer­cial­isées. Elles ren­con­trèrent très vite l’en­goue­ment du public.

D’autres com­mu­nautés s’or­gan­isèrent sur le mod­èle de Papun­ya : Utopia, Yuen­du­mu, Kin­tore, autour de Papun­ya, et Laja­manu plus au nord dans le Ter­ri­toire-du-Nord ; Bal­go dans le Grand Désert de sable à la fron­tière du Ter­ri­toire-du-Nord et de l’É­tat d’Aus­tralie-Occi­den­tale ; War­mun dans le Kim­ber­ley (côte nord-ouest). D’abord priv­ilège des hommes, cette pein­ture fut aus­si pra­tiquée par des femmes. Cer­taines intro­duisirent même des pra­tiques orig­i­nales comme le recours à la séri­gra­phie (batik, à Utopia à par­tir de 1977). Dès lors, l’art des com­mu­nautés du désert n’a cessé de se dévelop­per et des artistes comme Clif­ford Pos­sum Tjapalt­jar­ri, Dave Ross Pwer­le, Emi­ly Kame Kng­war­r­eye ou Lin­da Syd­dick Napal­jar­ri ont accédé à une répu­ta­tion qui a désor­mais dépassé les fron­tières de l’Aus­tralie. Partout dans le monde, leurs œuvres d’une excep­tion­nelle qual­ité sont entrées dans les musées (musée nation­al des Arts d’Afrique et d’Océanie, à Paris, par exem­ple) et dans les col­lec­tions particulières.

Dans le même temps, incitées à mieux se faire con­naître par le suc­cès des artistes du désert, les com­mu­nautés de la côte nord dévelop­pèrent à leur tour la pein­ture sur écorce (puis sur toile) et leur stat­u­aire. Comme dans le désert, ces com­mu­nautés se servirent de ces œuvres pour affirmer la valeur de leur cul­ture, voire appuy­er des reven­di­ca­tions ter­ri­to­ri­ales7.

Art aborigène et art occidental australiens : les deux faces d’un même art profondément original

Modernité de l’art aborigène

Mal­gré un attache­ment vis­céral des com­mu­nautés à leurs tra­di­tions esthé­tiques, il ne faudrait pas croire que l’art aborigène soit resté figé dans la per­pé­tu­a­tion de son passé. C’est au con­traire un art très vivant, qui évolue sans cesse : depuis les années 1980, des com­mu­nautés de pein­tres n’ont cessé de se con­stituer, pro­posant une vision tou­jours nou­velle du Temps du Rêve, comme par exem­ple le groupe des artistes d’Ampilatwatja.

Dean Bowen, The Big Little Man (Bronze, 1999).
Dean Bowen, The Big Lit­tle Man (Bronze, 1999). Cette sculp­ture mon­u­men­tale évoque un sol­dat du Corps expédi­tion­naire aus­tralien et néo-zélandais (Anzac) qui a com­bat­tu en France lors de la Guerre de 1914–1918.
Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob, Paris (D.R.). © PHOTO DEAN BOWEN/COURTESY

C’est aus­si un art qui se mon­tre ouvert aux autres cultures.

Pour preuve, les tableaux ” syn­cré­tiques ” de Lin­da Syd­dick Napal­jar­ri qui fait se ren­con­tr­er mythes orig­inels, sou­venirs de son enfance passée dans une mis­sion chré­ti­enne et clins d’œil à la vie occi­den­tale. Sous son pinceau, les Grands Ancêtres aborigènes se retrou­vent nim­bés d’une gloire à la manière des icônes byzan­tines ou pren­nent l’aspect éton­nant d’un E.T. à la Spielberg.

De leur côté, les artistes de la côte nord ont intro­duit des élé­ments fig­u­rat­ifs dans leurs œuvres tra­di­tion­nelle­ment abstraites pour les ren­dre plus acces­si­bles au pub­lic, sans pour autant révéler leurs secrets ancestraux.

Plus générale­ment, les artistes aborigènes du désert ont par­faite­ment su s’adapter à la pein­ture acrylique et au sup­port de la toile, ne serait-ce que pour des raisons de dif­fu­sion de leur œuvres. Cer­tains se sont même mis à des tech­niques qui leur étaient étrangères comme l’aquarelle.

Enfin, la dimen­sion en grande par­tie abstraite de l’art aborigène cor­re­spond bien sûr aux ten­dances pro­fondes de l’art con­tem­po­rain, volon­tiers non-fig­u­ratif et priv­ilé­giant formes et couleurs : elle per­me­t­trait même de par­ler à son pro­pos d’un art essen­tielle­ment mod­erne, qui sem­ble par­ticiper du même mou­ve­ment que celui qui ani­me l’art con­tem­po­rain en général et l’é­cole occi­den­tale aus­trali­enne en par­ti­c­uli­er8.

L’art occidental australien contemporain

Ann Thomson, CR-7 (huile sur bois, 1994).
Ann Thom­son, CR‑7 (huile sur bois, 1994). Pein­tre d’inspiration abstraite, l’artiste mêle dans le tour­bil­lon de sa toile couleurs et formes pleines d’énergie et les com­bine avec des élé­ments emprun­tés au mar­quage des balles de laine australienne.
Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob, Paris (D.R.). © PHOTO PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

En effet, de la même manière que l’art aborigène entre­tient des liens avec l’art occi­den­tal, l’art occi­den­tal aus­tralien n’a cessé depuis les années 1980 de s’en­richir du dia­logue qu’il entre­tient avec le reste du monde : non seule­ment la tra­di­tion des voy­ages d’artistes en Europe et aux Amériques s’est main­tenue, mais l’Aus­tralie a aus­si accueil­li des artistes orig­i­naires du monde méditer­ranéen ou moyen-ori­en­tal comme Wilma Tabac­co, née en Ital­ie, ou Hos­sein Vala­manesh, orig­i­naire d’Iran.

Christopher Croft, Koala Dreaming (aquarelle et technique mixte, 2000).
Christo­pher Croft, Koala Dream­ing (aquarelle et tech­nique mixte, 2000). Cette oeu­vre appar­tient à une série de planch­es ani­mal­ières où le pein­tre a imag­iné de représen­ter les “ rêves ” des ani­maux les plus car­ac­téris­tiques de la faune australienne.
Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob, Paris (D.R.). © PHOTO PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

Néan­moins, si elle man­i­feste un esprit très inter­na­tion­al, l’é­cole occi­den­tale se nour­rit, peut-être plus net­te­ment qu’ailleurs, des réal­ités et des mythes fon­da­teurs du pays : ain­si Dean Bowen ou William Robin­son évo­quent-ils avec humour la vie quo­ti­di­enne aus­trali­enne en met­tant en scène bush­men et nageurs dans leurs sculp­tures et céramiques.

De même, Ann Thom­son récupère le let­trage des balles de laine aus­trali­enne pour les inscrire dans le tour­bil­lon de sa palette pleine d’én­ergie. Et si Matthew John­son utilise des boîtiers de CD pour con­stituer ses séries de pein­tures vit­raux, c’est avant tout pour saisir et ren­dre la lumière de son pays d’adoption.

Ajou­tons enfin que des ponts exis­tent désor­mais entre l’é­cole occi­den­tale et la cul­ture aborigène, dont cer­tains artistes anglo-sax­ons défend­ent les droits à une exis­tence autonome : ain­si Fiona Mac Don­ald a‑t-elle conçu sa Mer de mains, ensem­ble mul­ti­col­ore de mains en plas­tique, qu’elle a plan­té dans le désert, en sol­i­dar­ité avec les Aborigènes dépos­sédés de leurs ter­res. De même, le pho­tographe d’o­rig­ine anglaise Alas­tair Mc Naugth­on a longtemps vécu dans la com­mu­nauté aborigène de Coo­nana d’où il a rap­porté d’é­ton­nants clichés.

Un art double

Ces rela­tions entre école occi­den­tale et monde aborigène dépassent le sim­ple engage­ment d’artistes en faveur des droits de l’homme : bien des pein­tres ” occi­den­taux ” ont trou­vé dans l’art aborigène une inspi­ra­tion ou le moyen de renou­vel­er leur pro­pre technique.

Walangari Karntawarra Jakamarra, Le Rêve du serpent (acrylique sur toile, 1996).
Walan­gari Karntawar­ra Jaka­mar­ra, Le Rêve du ser­pent (acrylique sur toile, 1996). Par ses motifs inspirés des arts déco­rat­ifs anglais de la fin du XIXe siè­cle, cette oeu­vre est car­ac­téris­tique de l’art urbain aborigène.
Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob, Paris (D.R.). © PHOTO : PHILIPPE DE FORMANOIR/COURTESY

C’est ain­si que Christo­pher Hodges recourt dans ses toiles à la sym­bol­ique aborigène des cer­cles con­cen­triques, ou que les œuvres de Ros­alie Gas­coigne retrou­vent le point de vue ” satel­li­taire ” des pein­tres du désert pour représen­ter ses scènes de ” cir­cu­la­tion urbaine “. De son côté, Wilma Tabac­co sem­ble réécrire, dans l’on­du­la­tion des lignes col­orées qui font vibr­er ses toiles, l’im­age des dunes de sable telles qu’on les décou­vre chez un Heli­copter Tjun­gur­rayi ou plus générale­ment chez les artistes de l’é­cole de Bal­go. De même, en évo­quant les ” rêves ” des ani­maux les plus typ­iques de la faune aus­trali­enne (koala, ornitho­rynque), Christo­pher Croft adresse un clin d’œil humoris­tique au monde du Temps du Rêve.

Inverse­ment, il existe aus­si des artistes aborigènes, dits ” urbains ” : le plus sou­vent issus de la ” généra­tion volée “9, ils vivent dans les villes, à majorité anglo-sax­onne, et ont dévelop­pé dans ce con­texte un art — par­fois très con­tes­tataire, comme chez Richard Bell — emprun­tant ses tech­niques à la tra­di­tion occi­den­tale. C’est le cas de Walan­gari Karntawar­ra Jaka­mar­ra, qui a suivi des études d’his­toire de l’art à l’u­ni­ver­sité, et s’in­spire de cer­tains courants occi­den­taux pour évo­quer le Temps du Rêve. On men­tion­nera égale­ment l’œu­vre hyper­réal­iste de Lin Onus, célèbre pour ses instal­la­tions de din­gos (chiens du désert) en fibre de verre et peints des couleurs aborigènes fon­da­men­tales (rouge, jaune, noir, blanc).

Ces cor­re­spon­dances objec­tives ou voulues entre art aborigène et art occi­den­tal ont une valeur sym­bol­ique bien plus pro­fonde : elles sig­ni­fient que l’un et l’autre n’ex­is­tent que comme les deux faces d’une même réal­ité esthé­tique. En effet, les représen­tants des deux com­mu­nautés parta­gent le plus sou­vent un rap­port char­nel à la terre aus­trali­enne qui les a vus naître et où ils vivent. Ce qu’ils expri­ment, les uns par l’évo­ca­tion de mythes plurim­il­lé­naires, les autres par celle de ” légen­des ” mod­ernes, c’est un rap­port sin­guli­er à un pays à la fois très ancien et très récent dont le car­ac­tère dou­ble trou­ve pré­cisé­ment son expres­sion dans l’art aus­tralien con­tem­po­rain : art à deux vis­ages, égale­ment fasci­nants et sin­guliers, où l’Aus­tralie se donne à décou­vrir et se construit.


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1.
Cf. Robert Hugh­es, The Art of Aus­tralia (Lon­dres : Pen­guin books, 1970, p. 32).
2. Sur les pein­tres aus­traliens en France, voir, par exem­ple, de Jean-Claude Lesage, Pein­tres aus­traliens à Éta­ples (Éta­ples : A.M.M.E. édi­tions, 2000).
3. Sur ce Robin des bois aus­tralien, voir la toute récente Véri­ta­ble His­toire du Gang Kel­ly de l’Aus­tralien Peter Carey, dont la tra­duc­tion vient de paraître (Paris : Plon, ” Feux croisés “, 2003).
4. Cf. par exem­ple l’in­térêt d’An­dré Bre­ton pour les écorces peintes de la côte nord et son arti­cle, “Main pre­mière”, en pré­face à l’ou­vrage de Karel Kup­ka, Un Art à l’é­tat brut (Lau­sanne : Éd. Claire­fontaine, 1962). Cet arti­cle est repro­duit dans André Bre­ton, Per­spec­tive cav­al­ière (Paris : Gal­li­mard, coll. “L’imag­i­naire” n° 341, 1996).
5. Cf. Wal­ly Caru­a­na, L’Art des Aborigènes d’Aus­tralie (Paris : Thames & Hud­son, 1994).
6. Sur la civil­i­sa­tion aborigène, voir, par exem­ple, de Stephen Muecke et Adam Shoe­mak­er, Les Aborigènes d’Aus­tralie (Paris : Gal­li­mard, coll. “Décou­vertes”, 2002).
7. Les autorités aus­trali­ennes accep­tèrent en effet de voir dans les toiles ou les écorces évo­quant des sites sacrés la preuve d’un droit ter­ri­to­r­i­al immé­mo­r­i­al des Aborigènes sur ces sites.
8. On appelle “art occi­den­tal aus­tralien” l’art non aborigène.
9. On appelle “généra­tion volée” les jeunes Aborigènes enlevés à leur com­mu­nauté et con­fiés à des familles anglo-sax­onnes dans le cadre de la poli­tique d’as­sim­i­la­tion for­cée menée par le gou­verne­ment aus­tralien après la Sec­onde Guerre mondiale.

La galerie “Arts d’Australie-Stéphane Jacob “: Vis­ite sur ren­dez-vous : 179, boule­vard Pereire, 75017 PARIS, tél. : 01.46 .22.23;20.
 site : www.artsdaustralie.com

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