La place de la musique dans votre vie

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°700 Décembre 2014Rédacteur : Jean SALMONA (56)

En écoutant nos cama­rades Claude Abadie (38), François May­er (45), Fran­cis Behr (59), François de Lar­rard (78), Philippe Sou­plet (85), Frédéric Mor­lot (01) et quelques autres, le 15 novem­bre dernier au Petit Jour­nal Mont­par­nasse dans le cadre de la soirée Jazz X, on pre­nait con­science que la musique n’était pas pour eux un hob­by, une occu­pa­tion, mais une par­tie inté­grante, essen­tielle, de leur exis­tence, sans laque­lle leur vie non seule­ment n’aurait pas de sens mais ne pour­rait se concevoir.

Si vous avez la chance d’être, comme eux, ce que l’on pour­rait appel­er des hommes et des femmes-musique – point n’est besoin pour cela d’être musi­cien – vous con­sid­ér­erez comme une « divine sur­prise » le pre­mier des enreg­istrements que voici.

Chambristes inspirés

Le 7 novem­bre 2013, à la salle Pleyel, Mena­hem Pressler et le Quatuor Ébène jouaient, pour le 90e anniver­saire du pianiste, deux quin­tettes pour piano et cordes : celui de Dvo­rak et le Quin­tette « La Tru­ite » de Schu­bert. Ce con­cert donne lieu à la pub­li­ca­tion d’un CD et un DVD jumelés1.

Arrê­tons-nous au Quin­tette de Dvo­rak que vous avez peut-être con­sid­éré, jusqu’à ce jour, comme une œuvre de la musique roman­tique par­mi d’autres, avec ses homo­logues de Brahms et Schu­mann. Vous l’écoutez et vous êtes éton­nés et sub­jugués, il y a là un petit et inex­plic­a­ble mir­a­cle ; puis vous regardez le DVD et vous com­prenez immédiatement.

D’abord, Pressler a atteint à une sorte de sérénité absolue, cette paix de l’âme acquise au cours d’une vie de musique (dont cinquante- trois ans à la tête du Beaux-Arts Trio qu’il avait fondé). On le lit sur son vis­age, sur l’immobilité de son corps, cet épanouisse­ment auquel aspirent tous les musi­ciens mais qu’ils n’atteignent dans de rares cas, qu’au soir de leur vie, comme Rubin­stein ou Abbado.

Puis les jeunes musi­ciens du Quatuor Ébène, un des deux ou trois meilleurs du monde aujourd’hui, sont comme apprivoisés et inspirés par la présence de Pressler. Le pianiste et le quatuor ne font qu’un ; les attaques sont simul­tanées au cen­tième de sec­onde, les nuances les plus infimes réal­isées ensem­ble sans même un regard.

Et le Quin­tette de Dvo­rak devient ce qu’il était et que vous n’aviez sans doute pas réal­isé : un chef‑d’œuvre absolu de finesse et de sen­si­bil­ité, au-dessus de ceux de Brahms et Schumann.

La sérénité raris­sime de Pressler se man­i­feste égale­ment dans son accom­pa­g­ne­ment de Christoph Pré­gar­di­en dans qua­tre lieder extraits du Voy­age d’hiver de Schu­bert, extra­or­di­naire­ment émou­vants. Et la fas­ci­na­tion qua­si hyp­no­tique exer­cée par Pressler sur les Ébène se démon­tre, s’il en était besoin, dans l’Andan­ti­no du Quatuor de Debussy qu’ils jouent en hom­mage à Pressler : aérien, inspiré, au-delà de l’audible, plus fort encore que leur célèbre enreg­istrement de référence (avec les quatuors de Rav­el et Fauré).

Il n’y a pas si longtemps que la belle pianiste géorgi­en­ne Kha­tia Buni­atishvili s’est imposée dans notre univers musi­cal comme un météore, la seule en mesure de suc­céder à Martha Argerich.

CD : Renaud Capuçon et Khatia BuniatishviliEt pour­tant, il y a plus de vingt ans qu’elle a don­né, à l’âge de six ans, ses pre­miers con­certs. Fougue par­fois proche de la pos­ses­sion, touch­er aux nuances infinies de couleurs, iden­ti­fi­ca­tion avec la musique qu’elle joue au point d’en être hal­lu­ci­nante, le tout servi par une tech­nique d’acier sem­blable à celle du grand Berezovsky.

C’est aux côtés de notre Renaud Capuçon nation­al, dont le tal­ent de vio­loniste n’a d’égal que la mod­estie et la gen­til­lesse, qu’elle joue la Sonate de Franck, la 3e Sonate de Grieg et les Qua­tre Pièces roman­tiques de Dvo­rak2.

Vous avez enten­du la Sonate de Franck des dizaines de fois, voire plus ; vous décou­vrez ici une ver­sion nou­velle, tour à tour sen­suelle et dia­bolique, rien moins que sage, de nature à effarouch­er mainte habituée des salons de musique de chambre.

La 3e Sonate de Grieg, ten­dre ou flam­boy­ante selon les mou­ve­ments, est une révéla­tion. Autre révéla­tion, les déli­cieuses Pièces roman­tiques de Dvo­rak con­clu­ent un disque excep­tion­nel à bien des égards.

La guerre, encore

Aubert Leme­land aura été un com­pos­i­teur hors normes du XXe siè­cle français, opposé à l’écriture sérielle et fidèle à une cer­taine tra­di­tion, dis­ons celle du groupe des Six. Notre cama­rade Jean-Pierre Fer­ey a joué et joue encore un rôle majeur, en tant qu’éditeur et pianiste, pour faire con­naître sa musique.

CD : 1918 – L’Homme qui titubait dans la guerreUn nou­veau disque de sa mai­son Skar­bo présente la Suite des Bal­lades du Sol­dat, inspirée par des let­tres de sol­dats améri­cains pen­dant la guerre de 1939–45, ain­si que la tran­scrip­tion pour deux pianos et réc­i­tante de la 10e Sym­phonie, basée sur des let­tres de sol­dats alle­mands pen­dant le siège de Stal­in­grad3.

Pièces fortes et émou­vantes mais sobres et pudiques, par­fois austères, que l’on peut com­par­er aux sym­phonies de Chostakovitch : deux manières, la française et la russe, d’évoquer l’innommable, la guerre. Sur le même disque, des Vari­a­tions et Marines d’Été, autre thème cher à Lemeland.

Sous le titre 1918 – L’Homme qui titubait dans la guerre la com­positrice française Isabelle Aboulk­er a écrit un ora­to­rio sur un livret d’Arielle Augry, enreg­istré par divers solistes, le chœur Capric­cio et l’Orchestre de la Musique de la Police nationale dirigé par Jérôme Hilaire4.

Cette œuvre poignante et forte est – mal­gré le sujet – rafraîchissante et rob­o­ra­tive à plus d’un titre : le livret est sim­ple et clair, presque naïf, comme l’étaient pour la plu­part les sol­dats de la Grande Guerre, avec de beaux textes ajoutés de Blaise Cen­drars, Jean Cocteau, Louis- Fer­di­nand Céline, Romain Rol­land, Erich Maria Remar­que, entre autres.

Et surtout, la musique, dans la droite ligne de Poulenc et Auric, délibéré­ment tonale et sans com­plexe, très jolie, est un sym­pa­thique pied de nez à cer­taines chapelles d’aujourd’hui, où ce qui n’est pas com­pliqué et ennuyeux n’a pas droit de cité.

De temps en temps il faut savoir respirer.

_________________________
1. 1 CD + 1 DVD Erato
2. 1 CD Erato
3. 1 CD Skarbo
4. 1 CD Triton

Poster un commentaire