Le flamboyant Charles Munch

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°743 Mars 2019
Par Jean SALMONA (56)

Il est rare que la vérité rat­trape le ter­rain per­du sur la légende.
Ste­fan Zweig, Amerigo

Les chefs d’orchestre aujourd’hui se mul­ti­plient et il n’est de semaine qu’on ne décou­vre un ‑nou­veau nom, y com­pris à la tête des grandes for­ma­tions d’envergure mon­di­ale. Il n’en a pas tou­jours été ain­si, et longtemps un petit nom­bre de grands chefs a dom­iné la scène musi­cale tels Klem­per­er, Toscani­ni, Kleiber, Böhm, Wal­ter, Furtwän­gler, Kara­jan, Szell, et plus près de nous Celi­bidache, Bern­stein, Abba­do, Boulez, ‑Baren­boïm, Rat­tle, Gergiev. Bien enten­du, des légen­des se sont fait jour sur leur façon de ‑diriger. Mais en musique, à la dif­férence des autres arts, les enreg­istrements sont là qui per­me­t­tent de cern­er la réal­ité au plus près.

Charles Munch et la musique française

Né en Alsace alors alle­mande et devenu français après la Grande Guerre, Munch se pas­sionne pour la musique française dont il va révo­lu­tion­ner l’interprétation. Cette musique qui s’interprète tra­di­tion­nelle­ment avec mesure et dis­tance, Munch va lui con­fér­er les couleurs vio­lentes de l’expressionnisme. Le Con­cer­to pour la main gauche de Rav­el, dans les deux ver­sions avec Alfred Cor­tot (1939) et Jacques Févri­er (1942), place un piano per­cu­tant à la Bar­tok (plus pré­cis chez Févri­er que chez Cor­tot) dans une atmo­sphère som­bre et inquié­tante. Ces deux ver­sions fig­urent dans un cof­fret qui réédite les enreg­istrements de Munch réal­isés jusqu’en 1968 à la tête de l’Orchestre de la Société des con­certs du Con­ser­va­toire et de l’Orchestre de Paris qui lui suc­cé­da, puis de l’Orchestre des con­certs Lam­oureux et aus­si de l’Orchestre national.

Ces enreg­istrements sont con­sacrés, pour l’essentiel, à la musique française dont Munch était le spé­cial­iste, avec quelques excep­tions : la 1re Sym­phonie de Brahms, le 5e Con­cer­to pour vio­lon de Mozart avec Jacques Thibaud – une rareté où l’on décou­vre le style ten­dre et chaud de celui qui fut le plus grand vio­loniste français d’entre les deux guer­res, dis­paru trag­ique­ment comme on le sait ; le Con­cer­to pour piano n° 20 de Mozart avec Jean Doyen, inter­pré­ta­tion exem­plaire avec un orchestre dis­cret et un piano en demi-teintes, l’une des plus mozar­ti­ennes qu’il nous ait été don­né d’entendre, un petit délice inat­ten­du ; et aus­si le 5e Con­cer­to de Beethoven avec Mar­guerite Long et le 1er Con­cer­to de Tchaïkovs­ki avec Kos­tia Kon­stan­ti­noff, curiosités sur lesquelles on ne s’étendra pas. Et enfin, last but not least, la can­tate Meine Seele rühmt und preist de Bach.

Ce sont les pièces de musique française qui font tout l’intérêt de ce cof­fret, et qui sont toutes l’occasion de décou­vertes : décou­vertes d’interprètes oubliés, de com­pos­i­teurs mécon­nus, et surtout d’interprétations inouïes. Par­mi les clas­siques du réper­toire, deux inter­pré­ta­tions de la Sym­phonie fan­tas­tique de Berlioz, de 1949 (Orchestre nation­al) et 1967 (Orchestre de Paris), ultra-roman­tiques et pour­tant rigoureuses, qui à elles seules fondent la légende Munch ; de Debussy, La Mer ; de Rav­el, un Daph­nis et Chloé (suite 2), cha­toy­ant et mer­veilleuse­ment lyrique, le Con­cer­to en sol avec Nicole Hen­ri­ot injuste­ment oubliée, les deux ver­sions du Con­cer­to pour la main gauche déjà citées, la Rap­sodie espag­nole, le Boléro, la Pavane et La Valse, inter­pré­ta­tion explo­sive que n’oublient pas ceux qui ont eu la chance de l’entendre en sit­u­a­tion ; les Con­cer­tos pour vio­lon­celle de Saint-Saëns et Lalo avec le grand André Navar­ra, le 4e Con­cer­to pour piano de Saint-Saëns avec Cor­tot, la Berceuse pour vio­lon et orchestre de Fau­ré avec Denise Soriano.

Mais Munch a su aus­si met­tre son tal­ent au ser­vice d’œuvres moins con­nues et l’on peut décou­vrir ain­si de Rous­sel la Suite en fa majeur et les Sym­phonies 3 et 4 ; de Dutilleux la
Sym­phonie n° 2 et Métaboles ; de Honeg­ger les Sym­phonies 2 et 4 et la can­tate La Danse des morts ; et aus­si le Con­cer­to pour vio­lon d’Ernest Bloch – oppor­tune résur­rec­tion d’une œuvre majeure –, des pièces des com­pos­i­teurs exquis et créat­ifs Mar­cel Delan­noy, Louis Aubert, Gus­tave Samazeuilh, André Jolivet, toutes œuvres qui sor­tent – enfin – des oubli­ettes où les mol­lahs du dodé­ca­phon­isme et leurs aya­tol­lahs les avaient jetées.

Les pianos sont pianis­si­mo, les forte for­tis­si­mo, le lyrisme l’emporte sur la mesure. Fougue et rigueur à la fois. Charles Munch est bien fidèle à sa légende de thu­riféraire de la musique française dont il aura renou­velé l’interprétation. Au total, Munch aura bien été l’un des grands chefs du XXe siècle.

13 CD WARNER

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