Pianistes

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°528 Octobre 1997Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Fred­er­ic Chiu, trente-trois ans, vit à Paris, tech­nique tran­scen­dante, intel­li­gence de la musique, sen­si­bil­ité, pianiste excep­tion­nel de la (rel­a­tive­ment) jeune généra­tion. Deux dis­ques témoignent de ses capac­ités hors du com­mun. D’abord, Chopin, les dix Études de l’Opus 10, et qua­tre Ron­dos1. C’est très fort, très prenant, cela rap­pelle Sam­son François (écoutez l’Étude 6 en mi bémol mineur, que vous jouez cer­taine­ment, cama­rades pianistes). À not­er : Chiu écrit lui-même les notices de ses enreg­istrements, ce qui est raris­sime, et elles sont remar­quables, ce qui l’est encore plus.

Ensuite, Prokofiev, les six pièces de l’Opus 52, les deux Sonatines de l’Opus 54, et trois pièces de l’Opus 592. Si Chopin c’est Delacroix, Prokofiev est Male­vitch, nav­iguant entre l’abstrait et le très fig­u­ratif, et se livrant en per­ma­nence à des exer­ci­ces de style. Les pièces enreg­istrées sont fortes, très con­stru­ites, poly­tonales, pas sim­ples, le Prokofiev que l’on aime. Chiu en donne une véri­ta­ble expli­ca­tion de texte, qui fait appa­raître des œuvres par­fois dif­fi­ciles comme des évi­dences. On aimerait l’entendre dans Bach.

Andras Schiff joue les Trois con­cer­tos de Bar­tok3 avec le Budapest Fes­ti­val que dirige Ivan Fis­ch­er. Il s’agit d’œuvres dif­fi­ciles (à l’exception du 3e Con­cer­to, plus clas­sique), qui sup­posent une longue fréquen­ta­tion avant d’être apprivoisées par l’interprète et par l’auditeur. On peut les plac­er audessus des Con­cer­tos de Prokofiev, très au-dessus de ceux de Rach­mani­nov : le som­met du con­cer­to mod­erne de piano.

Il faut un Hon­grois pour jouer Bar­tok, comme seul un Argentin peut jouer le tan­go. Schiff évite le piano-per­cus­sion, joue ruba­to quand il le sent ain­si, et nous donne rien de moins que l’interprétation de référence.

Les Vari­a­tions sur un thème de Pagani­ni sont ce que Rach­mani­nov a écrit de mieux pour le piano : c’est hyper bril­lant, léger, intel­li­gent, bour­ré de trou­vailles har­moniques et ryth­miques. Andrei Gavrilov en donne une ver­sion superbe de dés­in­vol­ture, avec le Philadel­phia Orches­tra dirigé par Ric­car­do Muti, et joue, sur le même disque4, le 2e Con­cer­to, qui est comme une (très) belle pros­ti­tuée aux charmes de laque­lle on s’en voudrait de ne pas avoir su résister.

Mur­ray Per­ahia est un des très rares, aujourd’hui, qui pos­sède ce respect infi­ni de la musique telle qu’elle est écrite et ce souci non de briller mais de trans­met­tre avec humil­ité, ce que l’on ne peut faire que si l’on domine totale­ment à la fois son ego et l’œuvre que l’on joue.

C’est dans cet esprit qu’il joue5 des Suites de Haen­del, pièces très fines, moins intel­lectuelles que Bach et qui coulent de source, et des sonates de Scar­lat­ti (Domeni­co), mul­ti­col­ores et com­plex­es mais non ambitieuses, que Scar­lat­ti décrivait lui-même comme “ un jeu plaisant avec l’Art ”. Si l’on recher­chait aujourd’hui un impos­si­ble suc­cesseur à l’irremplaçable Richter, Per­ahia serait un bon candidat.

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1. 1 CD HARMONIA MUNDI 907 201.
2. 1 CD HARMONIA MUNDI 907 189.
3. 1 CD TELDEC 0630 13158 2.
4. 1 CD EMI Red Line 24356 99622.
5. 1 CD SONY SK 62 785.

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