La paupérisation des jeunes

Dossier : PopulationsMagazine N°602 Février 2005Par : Bernard LEGRIX, économiste et chargé de mission à l’INSEE

Les enquêtes sur les reve­nus fis­caux, par ménage et par uni­té de consom­ma­tion, sont rela­ti­ve­ment pré­cises, elles portent sur la période 1970–1996 et montrent la fin de la crois­sance et la stag­na­tion actuelle (tableau 1).

Ces reve­nus moyens annuels sont en francs constants 1996, afin de faci­li­ter les com­pa­rai­sons. Les uni­tés de consom­ma­tion sont défi­nies selon l’é­chelle INSEE : une uni­té pour le pre­mier adulte du ménage, 0,5 uni­té pour les autres « 14 ans et plus » et 0,3 uni­té pour chaque « moins de 14 ans ».

Cette échelle sou­lève la contes­ta­tion de plu­sieurs audi­teurs : « Dans l’é­chelle d’Ox­ford, au lieu de 0,5 et 0,3 on a 0,7 et 0,5 res­pec­ti­ve­ment ce qui semble beau­coup plus réa­liste ! » Mon­sieur Legris défend l’é­chelle de son Ins­ti­tut, laquelle est aus­si celle d’Eu­ro­stat et de l’OCDE, l’es­sen­tiel étant évi­dem­ment de bien savoir de quelle échelle on se sert. Recon­nais­sons cepen­dant que l’é­chelle INSEE a pour incon­vé­nient de gom­mer les dif­fé­rences et d’être défa­vo­rable aux familles nombreuses.

Tableau 1
Reve­nu fis­cal moyen par ménage et par uni­té de consom­ma­tion (U. C.) (France, 1970–1996)
1970 1975 1979 1984 1990 1996
Reve­nu fis­cal par ménage 115 900 142 300 155 500 158 300 168 200 164 100
Évo­lu­tion annuelle moyenne + 4,2% + 2,3% +0,4% +1,0% ‑0,4%
Reve­nu fis­cal par U.C. 63 700 80 300 91 200 93 300 100 100 101 100
Évo­lu­tion annuelle moyenne + 4,7% + 3,2% + 0,6% + 1,1% + 0,2%

Tableau 2
Reve­nu fis­cal annuel moyen par uni­té de consom­ma­tion pour la tranche d’âge 25–29 ans (France, 1970–1996)
1970 1975 1979 1984 1986 1996
69 200 81 700 86 800 84 000 88 100 ; 80 100
Reve­nus en francs constants 1996.


Mal­gré cet incon­vé­nient le tableau montre net­te­ment que, pour la période consi­dé­rée, le reve­nu fis­cal par uni­té de consom­ma­tion pro­gresse plus vite que celui par ménage, lequel est même décrois­sant en der­nière période. Cette évo­lu­tion reflète la dimi­nu­tion du nombre moyen d’u­ni­tés de consom­ma­tion par ménage. On voit là une illus­tra­tion du réflexe clas­sique : en période de stag­na­tion les ménages pro­tègent leur niveau de vie en ayant moins d’en­fants… Certes le rap­port des deux reve­nus passe seule­ment de 1,82 à 1,62 en vingt-six ans, mais comme chaque ménage compte de toute façon au moins une uni­té de consom­ma­tion la dimi­nu­tion est consi­dé­rable (un ménage sans enfant a déjà 1,5 uni­té de consommation…).

Le gra­phique par âge est encore plus inté­res­sant (voir ci-après, en figure 1) : de 1970 à 1979 il y a pro­gres­sion sen­sible des reve­nus fis­caux dans toutes les classes d’âge, mais depuis cette der­nière date les reve­nus des jeunes cessent de pro­gres­ser et même, pour les plus jeunes, régressent for­te­ment tan­dis que les plus de cin­quante ans conti­nuent leur progression.

Les chiffres com­mu­ni­qués après l’ex­po­sé per­mettent de mesu­rer l’am­pleur du phé­no­mène (tableau 2).

La com­pa­rai­son avec le tableau n° 1 montre des jeunes au-des­sus de la moyenne natio­nale pen­dant le début des années soixante-dix, mais la situa­tion se ren­verse dès 1979 et ne fait que se dété­rio­rer de plus en plus for­te­ment finis­sant même par une baisse fla­grante en francs constants.

Tableau 3
Pour­cen­tage des ménages à bas reve­nus (France, 1970–1996)
1970 1975 1979 1984 1990 1996
Ensemble 16,6 14,1 9,9 8,3 8,4 8,9
Retraités 31,4 23,0 13,5 7,2 9,8 8,3
Salariés 3,9 3,7 4,5 4,5 4,5 6,9
Âge de la per­sonne de référence
Moins de 30 ans 4,2 4,9 5,4 8,1 8,1 10,9
De 30 à 49 ans 5,5 4,7 3,8 5,0 4,9 6,7
De 40 à 49 ans 9,5 10,0 9,3 8,1 6,9 9,0
De 50 à 59 ans 14,6 14,5 13,4 13,1 11,3 9,1
De 60 à 69 ans 24,9 20,1 11,7 11,5 9,6 7,8
De 70 à 79 ans 36,3 27,6 13,2 5,2 8,8 8,8
80 ans et plus 42,9 35,9 19,7 5,5 14,5 13,8
Champ : ménages dont le reve­nu fis­cal est posi­tif ou nul, et le reve­nu dis­po­nible stric­te­ment posi­tif (hors ménages d’étudiants).
Source : INSEE-DGI, enquêtes Reve­nus fiscaux.


La situa­tion des 20–24 ans est encore plus pré­oc­cu­pante, cepen­dant les com­pa­rai­sons concer­nant cette tranche d’âge sont ren­dues plus dif­fi­ciles à cause de la forte varia­tion du nombre des étu­diants sur la période 1970–1996 considérée.

Mon­sieur Legris conti­nue son expo­sé avec les mêmes chiffres et des com­pa­rai­sons non plus par âge mais par géné­ra­tion (ou par « cohorte » pour uti­li­ser le mot démo­gra­phique tra­di­tion­nel, dési­gnant l’en­semble de ceux nés la même année : la cohorte 1965 a 20 ans en 1985 et 34 ans aujourd’hui).

Ces der­nières com­pa­rai­sons sont très inté­res­santes pour dis­cer­ner si les évo­lu­tions actuelles sont dues à des effets de calen­drier (plus grande lon­gueur des études, etc.) ou bien au contraire si elles sont struc­tu­relles comme semblent l’in­di­quer plu­sieurs élé­ments dont l’un des plus puis­sants est l’al­lon­ge­ment de l’es­pé­rance de vie : rares aujourd’­hui sont ceux qui reçoivent leur héri­tage avant qua­rante-cinq ou cin­quante ans…

Un audi­teur fait remar­quer que cet impor­tant fac­teur de pau­pé­ri­sa­tion des jeunes pour­rait cepen­dant être com­bat­tu par des lois intel­li­gentes comme le pas­sage direct d’une par­tie de l’hé­ri­tage des grands-parents aux petits-enfants. Recon­nais­sons que c’est à l’âge des res­pon­sa­bi­li­tés fami­liales, vers 25–40 ans, que l’on a le plus besoin d’être aidé finan­ciè­re­ment, et non vers 55 ou 65 ans. Cepen­dant Mon­sieur Legris se demande si de telles lois sur l’hé­ri­tage auraient grand effet : « À mon sens la pau­pé­ri­sa­tion des jeunes est prin­ci­pa­le­ment une ques­tion de fai­blesse des salaires et d’ac­cès au mar­ché du travail. »

L’o­ra­teur ter­mine sa pré­sen­ta­tion en sou­li­gnant l’im­por­tance de la com­po­si­tion socioé­co­no­mique des géné­ra­tions suc­ces­sives, l’a­min­cis­se­ment de la pyra­mide des âges des per­sonnes en acti­vi­té (arri­vées plus tar­dives, départs plus pré­coces), la baisse de l’offre d’emplois non qua­li­fiés, baisse évi­dem­ment défa­vo­rable aux plus jeunes, mais aus­si l’ac­tuel phé­no­mène de file d’at­tente pour les diplô­més, phé­no­mène qui fait que beau­coup de jeunes ont un sen­ti­ment de sur­qua­li­fi­ca­tion pour l’emploi qu’ils occupent.

Pour cou­ron­ner et clore son expo­sé Mon­sieur Legris pré­sente un der­nier tableau plein d’in­for­ma­tions (tableau 3).

Par défi­ni­tion les bas reve­nus sont ceux qui sont infé­rieurs à la moi­tié du reve­nu médian. Cet indi­ca­teur est donc rela­tif et non abso­lu. Il est faible dans les socié­tés éga­li­taires, même pauvres, et éle­vé dans les socié­tés inéga­li­taires, même riches.

L’exa­men de la pre­mière ligne montre une évo­lu­tion vers l’é­ga­li­té jus­qu’en 1984 puis une cer­taine stagnation.

L’exa­men des autres lignes montre à l’é­vi­dence le pas­sage mas­sif de la pau­vre­té des vieux vers les jeunes et l’a­mé­lio­ra­tion déci­sive de la condi­tion des retrai­tés. Rai­son pour laquelle ce rap­port a été jugé ten­dan­cieux par les asso­cia­tions de retrai­tés qui n’ont pas man­qué de pro­tes­ter ! Il faut par­fois du cou­rage pour exer­cer son métier…

FIGURE 1
Évolu­tion du reve­nu fis­cal moyen par uni­té de consom­ma­tion selon l’âge du chef de ménage (France 1970–1996)
Évolution du revenu fiscal moyen par unité de consommation selon l’âge du chef de ménage (France 1970-1996)
Reve­nus en francs 1996 constants.
Enquêtes reve­nus fis­caux 1970, 1975, 1979, 1984, 1990, 1996, DGI-INSEE.

Débat et questions

Bien que l’ex­po­sé ait duré un peu plus long­temps que pré­vu il a été sui­vi de bout en bout par l’au­di­toire avec une atten­tion pas­sion­née, ce qui est logique étant don­né l’im­por­tance du sujet traité.

Bien enten­du les objec­tions n’ont pas manqué.

A) Importance de la fraude fiscale ? Cette étude n’est-elle pas essentiellement basée sur les déclarations de revenus ?

Réponse : Oui, mais ce qui compte pour cette étude com­pa­ra­tive c’est la varia­tion de la fraude sur la période consi­dé­rée. Or les son­dages et les contrôles montrent que ces varia­tions sont faibles et de sens par­fois oppo­sés (la fraude dépend essen­tiel­le­ment des moyens dont dis­pose l’ad­mi­nis­tra­tion fiscale).

B) Et les allocations familiales ? Elles sont une part non négligeable du revenu des jeunes or elles ont beaucoup baissé ces dernières années.

Réponse : C’est exact, par rap­port au SMIC les allo­ca­tions fami­liales ont bais­sé des deux tiers en trente ans. Mais cela ne fait que confir­mer ce que je viens de vous pré­sen­ter, la pau­pé­ri­sa­tion des jeunes en est encore plus accen­tuée. Cepen­dant recon­nais­sons que les allo­ca­tions fami­liales concernent peu les plus jeunes elles ne com­mencent guère que vers trente ans.

C) Et l’endettement ? Et les revenus du capital ? L’endettement est surtout le fait des jeunes qui veulent devenir propriétaires de leur logement, les revenus du capital sont essentiellement entre les mains des plus âgés.

Réponse : Je ne pré­tends bien sûr pas avoir fait une étude par­faite et inat­ta­quable, je n’ai fait qu’a­na­ly­ser un aspect de la réa­li­té. C’est déjà très com­pli­qué comme cela. Bien enten­du vous avez rai­son et tous ces élé­ments entrent en ligne de compte.

La suite du débat porte sur les études qu’il fau­drait mener à bien. Plu­sieurs par­ti­ci­pants insistent sur la néces­si­té d’exa­mi­ner la liai­son entre fécon­di­té et reve­nu des jeunes, sur­tout le reve­nu rela­tif des jeunes par rap­port aux per­sonnes âgées et aux retraités.

Ils regrettent que l’IN­SEE n’ose pas s’a­ven­tu­rer dans cette direc­tion mais Mon­sieur Legris met en avant la com­plexi­té de la ques­tion, cepen­dant son étude nous montre excel­lem­ment qu’une pro­fonde dété­rio­ra­tion rela­tive (et même pour finir abso­lue) de la condi­tion des jeunes a accom­pa­gné en France, en trente ans, la chute de la nata­li­té de 2,7 à 1,7 enfant par femme.

L’é­tude de Mon­sieur Ber­nard Legris pour la France confirme donc celles de Jacques Bichot pour la Sarre, l’Al­le­magne de l’Est et Israël et celle, si détaillée, de Phi­lippe Bour­cier de Car­bon pour les États-Unis d’Amérique.

Ce der­nier, qui est en train d’exa­mi­ner le cas du Cana­da, sou­ligne que les sta­tis­tiques amé­ri­caines et cana­diennes per­mettent des études selon l’âge depuis les années 1920 ou 1930 alors qu’en France il est bien dif­fi­cile de remon­ter avant 1970…

Recon­nais­sons que cette liai­son entre fécon­di­té et reve­nu des jeunes est une ques­tion essen­tielle et sans doute même déci­sive pour l’a­ve­nir de nos sociétés.

Un signe favo­rable tou­te­fois : les jour­naux se mettent à en par­ler, en par­ti­cu­lier le Spie­gel dans un numé­ro remar­quable d’août dernier.

Ce domaine com­mence à deve­nir « poli­ti­que­ment correct ».

Bibliographie

► Publications de l’INSEE

Séries synthèses
Reve­nus et patri­moines des ménages,
édi­tion 1995, syn­thèses n° 1, INSEE,
édi­tion 1996, syn­thèses n° 5, INSEE,
édi­tion 1997, syn­thèses n° 11, INSEE,
édi­tion 1998, syn­thèses n° 19, INSEE,
édi­tion 1999, syn­thèses n° 28, INSEE.

► Économie et statistiques

« Le niveau de vie rela­tif des per­sonnes âgées », J.-M.Hourriez et B. Legris, Éco­no­mie et sta­tis­tique, n° 283–284, 1995.
 » Les tra­jec­toires des jeunes : tran­si­tions pro­fes­sion­nelles et fami­liales », Éco­no­mie et sta­tis­tique, n° 283–284, 1995.
« Les jeunes » Éco­no­mie et sta­tis­tique, n° 304–305, 1997.
« Le salaire du tren­te­naire : ques­tion d’âge ou de géné­ra­tion ? », C. Bau­de­lot et M. Gol­lac, Éco­no­mie et sta­tis­tique, n° 304–305, 1997.
« Les effets d’âge et de géné­ra­tion sur le niveau et la struc­ture de la consom­ma­tion », M. Bodier, Éco­no­mie et sta­tis­tique, n° 324–325, 1999.

► Données sociales

« Le niveau de vie par géné­ra­tion », B. Legris et S. Lol­li­vier, Insee Pre­mière, n° 423, jan­vier 1996.
« Inéga­li­tés de niveaux de vie et géné­ra­tions », S. Lol­li­vier, 1998.

► Autre publication

« Reve­nu et niveau de vie d’une géné­ra­tion à l’autre », C. Cham­baz, E. Mau­rin et J.-M. Hour­riez, Revue éco­no­mique, vol. 47, n° 3, 1996.

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