CD Shubert par le quatuor Ebene et Gautier Capuçon

La musique, une religion ?

Dossier : Arts,Lettres et SciencesMagazine N°716 Juin/Juillet 2016Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Schu­bert, Nicho­las Ange­lich, Mar­tha Ange­rich et Phi­lippe Souplet 

On connaît la jolie phrase de Cio­ran, « s’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu ». Croyants ou agnos­tiques, nous éprou­vons tous sou­vent, en écou­tant de la musique – et pas seule­ment celle de Bach – le sen­ti­ment de la transcendance. 

Au fond, la musique par­tage avec la reli­gion bien des points com­muns : les prêtres-inter­ces­seurs (les musi­ciens), le rituel (les concerts et les rites qui les entourent), les textes sacrés (cer­taines œuvres musi­cales), les pro­phètes (cer­tains com­po­si­teurs) et, par-des­sus tout, la capa­ci­té magique de nous abs­traire du monde et de nous emme­ner sur des hau­teurs nor­ma­le­ment inac­ces­sibles où nous pou­vons connaître, ne serait-ce qu’un ins­tant, avec le sen­ti­ment de l’infini, la cer­ti­tude fal­la­cieuse et ras­su­rante de notre propre pérennité. 

SCHUBERT, QUINTETTE POUR CORDES ET LIEDER

Arthur Rubin­stein avait deman­dé qu’on lui jouât le moment venu, sur son lit de mort, l’ada­gio du Quin­tette en ut majeur de Schu­bert. On se sou­vient qu’Alain Cor­neau avait choi­si cette même musique pour illus­trer le par­cours ini­tia­tique de Noc­turne indien, son film d’après le roman épo­nyme de Tabucchi. 

C’est que ce chef‑d’œuvre ultime de Schu­bert sym­bo­lise, plus que toute autre musique peut-être, les erre­ments de la condi­tion humaine, entre les pas­sions, l’angoisse exis­ten­tielle et la séré­ni­té pas­sa­gère de celui qui a « cru voir », comme dit Rimbaud. 

Pour cette œuvre unique dans la musique de chambre occi­den­tale, il faut des inter­prètes d’exception. Le Qua­tuor Ébène, sans conteste le meilleur en Europe aujourd’hui, s’est asso­cié le vio­lon­cel­liste Gau­tier Capu­çon1.

Le résul­tat dépasse toutes les espé­rances et méri­te­rait tous les super­la­tifs : quelle équipe ! On peut avouer sans honte avoir eu les larmes aux yeux à l’écoute de l’ada­gio.

Mais le disque ne s’arrête pas là, cinq lie­der de Schu­bert – dont La Jeune fille et la Mort – le com­plètent, par Mat­thias Goerne – sans doute le meilleur bary­ton d’aujourd’hui, digne suc­ces­seur de Die­trich Fischer-Dies­kau – accom­pa­gné non au pia­no mais par le Qua­tuor Ébène com­plé­té par une contre­basse jouée par Lau­rène Duran­tel (arran­ge­ments du vio­lon­cel­liste du Qua­tuor, Raphaël Mer­lin) : superbe idée qui magni­fie et dra­ma­tise le roman­tisme de ces pages exquises et désa­bu­sées, bien au-delà de la musique d’amis qu’elles devaient être à l’origine.

Un très très grand disque. 

NICHOLAS ANGELICH

CD Liszt, Schumann et Chopin par Nicholas AngelichOn connaît Nicho­las Ange­lich comme inter­prète de Brahms – sans doute le plus grand aujourd’hui, dans la lignée de Leon Flei­scher – et il nous offre main­te­nant trois œuvres qui se répondent par le jeu des dédi­caces : la Sonate de Liszt dédiée à Schu­mann, les Kreis­le­ria­na de Schu­mann dédiées à Cho­pin, enfin de Cho­pin deux Études de l’opus 10 dédiées à Liszt2.

L’interprétation de la Sonate de Liszt est exem­plaire : de cette pièce extra­or­di­naire, com­plexe, éche­ve­lée et aus­si avant-gar­diste, Ange­lich donne une lec­ture d’une grande clar­té, déliée, sans rien lui enle­ver de son roman­tisme ardent et en lui confé­rant une dimen­sion qua­si méta­phy­sique nouvelle. 

Le même jeu clair et sans esbroufe pré­vaut dans les Kreis­le­ria­na, à la dif­fé­rence d’interprétations sou­vent soit écra­sées par l’abus de la pédale forte, soit trans­for­mées en exer­cices de vir­tuo­si­té pure et désincarnée. 

Au total, le jeu lumi­neux d’Angelich, qui pri­vi­lé­gie les inten­tions du com­po­si­teur par rap­port à l’ego de l’interprète, rap­pelle beau­coup celui de Richter. 

MARTHA ARGERICH ET SES AMIS

On retrouve Ange­lich avec Gau­tier Capu­çon et le cla­ri­net­tiste Paul Meyer dans le très beau trio avec cla­ri­nette de Brahms, pièce qui va bien au-delà du pro­pos, dans un ensemble d’enregistrements live au fes­ti­val de Luga­no 20153.

Comme tou­jours, la grande pia­niste s’est entou­rée de musi­ciens de plu­sieurs géné­ra­tions pour un choix éclec­tique d’œuvres peu jouées pour la plu­part et qui sont toutes des révé­la­tions, par­mi les­quelles le très roman­tique Quin­tette avec pia­no de Fer­di­nand Ries, le Trio avec pia­no n° 2 de Turi­na aux thèmes exquis, la brillan­tis­sime Sonate pour deux pia­nos de Pou­lenc, les Danses pour trois pia­nos extraites de Estan­cia d’Alberto Ginas­te­ra, Por­te­na, superbe suite pour deux pia­nos (dont Arge­rich) et orchestre de Luis Baca­lov ins­pi­rée de la musique tra­di­tion­nelle argen­tine, le Trio pour pia­no, cor et vio­lon de Brahms où l’alto rem­place le cor, d’une extrême richesse thé­ma­tique, les Six Études cano­niques de Schu­mann trans­crites pour deux pia­nos par Debus­sy, œuvre rare et belle ins­pi­rée de Bach et que jouent Arge­rich et Lilya Zil­ber­stein, et aus­si des pièces plus connues comme la suite En blanc et noir de Debus­sy, par Arge­rich et Ste­phen Kovacevich. 

Loin de cer­tains fes­ti­vals où des musi­ciens en vacances jouent approxi­ma­ti­ve­ment pour un public prêt à absor­ber n’importe quoi, cette réunion de Mar­tha Arge­rich et ses amis s’apparente bien à un rite litur­gique avec des offi­ciants ins­pi­rés qui célèbrent avec une joie com­mu­ni­ca­tive la reli­gion qu’ils par­tagent, celle de la musique. 

CD Martha Argerich & friends en live à Lugano

PHILIPPE SOUPLET – KALEIDOSTRIDE

Notre cama­rade Phi­lippe Sou­plet (85) est bien connu, hors du monde des mathé­ma­tiques qui est le sien, de ceux qui fré­quentent les clubs de jazz, comme maître du pia­no stride. 

CD Kaleidostride de Philippe SoupletIl a eu l’excellente idée de sor­tir des sen­tiers bat­tus par les grands anciens comme Fats Wal­ler et James P. John­son – à qui il rend hom­mage avec le très joli You can’t loose a bro­ken heart – et de renou­ve­ler le genre avec ses propres com­po­si­tions4.

Il reste fidèle à l’esprit du stride avec notam­ment des basses sou­te­nues et une main droite vir­tuose, mais il joue ses propres thèmes avec des har­mo­nies recher­chées et com­plexes et sur­tout des enchaî­ne­ments har­mo­niques très ori­gi­naux que ni Billy Stray­horn ni Debus­sy n’auraient imaginés. 

Il en résulte un disque réjouis­sant et d’une grande élé­gance que le pro­fane écoute avec un grand plai­sir et dont le connais­seur appré­cie chaque mesure. 

Ici, ce n’est pas de méta­phy­sique qu’il s’agit – la musique n’est pas toute reli­gion, Dieu mer­ci (si l’on ose dire) – mais d’un rite païen qui célèbre, tout sim­ple­ment, la joie de vivre. 

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1. 1 CD ERATO.
2. 1 CD ERATO.
3. 3 CD WARNER.
4. 1 CD psou­plet [at] wanadoo.fr

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