Avant la rentrée

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°587 Septembre 2003Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Saint-Pétersbourg ou Leningrad

Saint-Pétersbourg ou Leningrad

On aura beau­coup par­lé de Saint-Péters­bourg en cette année du tri­cen­te­naire, et Vale­ry Guer­guiev, l’omniprésent direc­teur du Théâtre Mariins­ky (ex-Kirov), aura diri­gé maint concert et opé­ra dans la ville réno­vée ; mais pas la 7e sym­pho­nie de Chos­ta­ko­vitch, dite Lenin­grad, que nous eûmes la chance d’entendre in situ diri­gée par Guer­guiev en 2001, et qui fut enre­gis­trée “ live ” quelques mois plus tard par le même avec le Phil­har­mo­nique de Rot­ter­dam1. Cette sym­pho­nie fut écrite pen­dant le siège de Lenin­grad (1941−1943) et créée à Lenin­grad même, en plein siège, en juillet 1942.

Chos­ta­ko­vitch était, on le sait, sur le fil du rasoir avec le régime de Sta­line, tenant un équi­libre instable entre les exi­gences de la culture offi­cielle et ses propres aspi­ra­tions. Mais là, il n’eut pas à ruser, et le résul­tat est une oeuvre que l’on peut pla­cer sans hési­ta­tion au même niveau que la Sym­pho­nie fan­tas­tique de Ber­lioz, la 6e de Mah­ler, la 8e de Bru­ck­ner, la 3e de Bee­tho­ven : une oeuvre pro­fon­dé­ment émou­vante, enthou­sias­mante – écou­tez le lent cres­cen­do de la marche du 1er mou­ve­ment – et que Guer­guiev dirige avec la même fougue com­mu­ni­ca­tive que Bern­stein diri­geant Mahler.

Perahia, Brendel, Duchâble

La mode est aux pia­nistes jeunes, russes de pré­fé­rence, à la tech­nique d’acier, cou­rant de concert en fes­ti­val, si bien média­ti­sés qu’ils en arrivent à occu­per tout l’espace musi­cal. Mais par moments des inter­prètes plus mûrs, plus rares et dis­crets, qui n’ont plus à prou­ver qu’ils sont les plus grands, viennent nous livrer le résul­tat de longues années de pra­tique d’un com­po­si­teur, d’une oeuvre. Et c’est l’enchantement de l’évidence : bien sûr, c’est comme cela qu’il faut jouer, qu’il fal­lait jouer, depuis tou­jours. Alfred Bren­del joue ain­si trois Sonates de Mozart, fa majeur, la mineur, majeur, et le plus lumi­neux des petits chefs‑d’oeuvre de Mozart, la Fan­tai­sie en ré mineur2. Le jeu est fluide, sans aucun excès, sans aucune sol­li­ci­ta­tion, ni pré­ro­man­tique, ni méca­nique brillante à la Scar­lat­ti, toute l’interprétation rési­dant dans les infi­nies nuances du toucher.

Mur­ray Per­ahia a enre­gis­tré les trois der­nières Sonates de Schu­bert, écrites dans l’année qui a pré­cé­dé sa mort, trois oeuvres, contem­po­raines du Win­ter­reise, qui se dis­tinguent de toute la musique de pia­no de Schu­bert qui les a pré­cé­dées par leur com­plexi­té et leur carac­tère sombre et énig­ma­tique3. C’est sans doute là ce que Schu­bert a écrit de plus fort, avec le Quin­tette pour cordes, loin de ses faci­li­tés par­fois un peu mièvres. Les pia­nistes les jouent sou­vent en for­çant le trait, comme s’il s’agissait de Sonates de Bee­tho­ven. Avec Per­ahia, rien de tout cela : c’est la séré­ni­té et la lumière qui dominent, comme dans Bach. L’écoute de ces oeuvres, qui d’ordinaire vous bou­le­verse, vous laisse ici avec un sen­ti­ment de grande plé­ni­tude, comme si Schu­bert avait trans­cen­dé les misères de sa pauvre vie pour atteindre, in fine, au nirvana.

Fran­çois-René Duchâble, las des tour­nées de concerts, nous tire sa révé­rence, et l’on peut se conso­ler en écou­tant ce pia­niste flam­boyant… et fran­çais jouer Liszt4 comme per­sonne aujourd’hui : Funé­railles, Conso­la­tion n° 3, la Bal­lade n° 2, par­mi des pièces plus connues (comme Méphis­to-Valse), témoignent que Liszt fut l’inventeur de la musique moderne de pia­no et le pré­cur­seur de Bar­tok et Pro­ko­fiev, entre autres.

Schumann, Brahms

Sous le titre Cla­ra Schu­mann et son temps5 sont repris en CD des enre­gis­tre­ments des années 1970–1980 par Chris­tian Ival­di et Jean Mar­tin : de Schu­mann la 1re Sonate et les Impromp­tus op.5, de Brahms la Sonate n° 2, un Scher­zo, et les Varia­tions sur un thème de Schu­mann, de Cla­ra Schu­mann, enfin, un ensemble de pièces dont les Varia­tions op. 20, des Romances, et les Pièces fugi­tives op. 15. Cet enre­gis­tre­ment témoigne que Cla­ra Schu­mann était aus­si un com­po­si­teur, inégal mais par­fois génial (les Varia­tions), et sur­tout, il montre l’extraordinaire inter­pé­né­tra­tion des musiques de trois êtres qui, dans les années 1850, étaient étroi­te­ment liés.

Mar­tha Arge­rich se consacre désor­mais à la musique de chambre et aux jeunes inter­prètes. Un disque récent pré­sente la Sonate de Brahms pour deux pia­nos (qui devait don­ner nais­sance au Quin­tette pour pia­no et cordes) avec la jeune pia­niste russe Lilya Zil­ber­stein et le Trio n° 1 de Men­dels­sohn6 avec les frères Capu­çon. Il y aurait beau­coup à dire sur le pou­voir magique d’entraînement qu’exerce un maître sur ses dis­ciples doués (on n’oubliera jamais le Double concer­to de Bach par Menu­hin et Enes­co). Dans ces deux oeuvres culte de la musique de chambre, la magie opère et c’est le bon­heur total.

Autre inter­prète jeune : le pia­niste alle­mand Peter Floer, acteur-dan­seur-com­po­si­teur, etc., qui a enre­gis­tré, sur le même disque que les Tableaux d’une expo­si­tion de Mous­sorg­ski, les David­sbünd­lertänze, l’une des oeuvres les plus étranges et les plus inté­res­santes de Schu­mann7.

Andrés Segovia

Certes, Sego­via, mort en 1987 à 94 ans, est une ins­ti­tu­tion légen­daire : sans lui, la gui­tare clas­sique ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Mais Sego­via a été, ou plu­tôt est, grâce au disque, bien plus que cela : un de ces rares inter­prètes sans les­quels notre vie ne serait pas ce qu’elle est. Des enre­gis­tre­ments des années 1954 à 1970, pour moi­tié de pièces de musique espa­gnole écrites pour la gui­tare – Sor, Ponce, Turi­na… – pour le reste de trans­crip­tions de pièces pour cla­vier ou cordes, de Bach à Debus­sy, sont publiés en CD 8. Tech­nique hors pair, tou­cher d’une extrême finesse, tout cela s’oublie dans une écoute qui nous trans­porte au sep­tième ciel : une mer­veille absolue.

Le disque du mois

Yo-Yo Ma est de ces rares musi­ciens qui, pour­tant jeunes encore, ont appro­fon­di toutes musiques, en ont extrait la quin­tes­sence, et sont dis­po­nibles pour toutes les aven­tures musi­cales. Il se lance ain­si dans l’exploration de la musique bré­si­lienne popu­laire, celle de Car­los Jobim et de Baden Powell. Toutes les craintes étaient per­mises, comme lorsque tel pia­niste indis­cu­table entre­prit de jouer des tan­gos argen­tins – et ce fut dom­mage – ou telle grande sopra­no de chan­ter Ger­sh­win, et ce fut pire.<p>Eh bien, ici, c’est la divine sur­prise : entou­ré d’excellents musi­ciens bré­si­liens – gui­tare, basse, per­cus­sion, pia­no, cla­ri­nette – Yo-Yo Ma nous donne un des plus beaux disques qu’il ait jamais enre­gis­trés9. Com­ment un vio­lon­cel­liste clas­sique, d’origine chi­noise, a‑t-il pu épou­ser les styles sub­tils des sam­bas et bos­sas-novas, et se fondre dans un ensemble rom­pu aux infi­nies nuances des déca­lages de rythme ? Mys­tère. Mais oubliez vos ques­tions, ins­tal­lez-vous sur un sofa avec, à proxi­mi­té, un bol de bon punch, et lais­sez-vous aller.

Claude Abadie

Tous les X qui aiment le jazz connaissent le Ten­tette de Claude Aba­die. Notre cla­ri­net­tiste de cama­rade, tou­jours aus­si jeune, extrait de trente ans d’archives sonores une série de CD dont le pre­mier vient de paraître10. Très elling­to­nien, il s’ouvre sur un superbe Pre­lude to a kiss, arran­ge­ment d’Abadie (comme la plu­part des arran­ge­ments du disque), et se pour­suit par des thèmes d’Horace Sil­ver, Jer­ry Mul­li­gan, Quin­cy Jones, The­lo­nious Monk, etc. Boris Vian évo­quait déjà Claude Aba­die et son orchestre dans Ver­co­quin et le Planc­ton. Sa musique n’a pas pris une ride, et vous pour­rez vous en rendre compte en allant écou­ter le Ten­tette le 5 décembre pro­chain au Petit Jour­nal Mont­par­nasse. En atten­dant, bonne ren­trée à tous, avec beau­coup de musique ! 

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1. 1 CD PHILIPS 470 845 2.
2. 1 CD PHILIPS 472 689 2.
3. 2 CD SONY S2K 87706.
4. 1 CD VIRGIN 5 45573 2.
5. 2 CD ARION ARN 268603.
6. 1 CD EMI 5 57468 2.
7. 1 CD PAN 510 161.
8. 2 CD DGG 471 697 2.
9. 1 CD SONY SK 89935.
10. 1 CD chez C. ABADIE, 16, domaine des Hoc­quettes, 92150 Suresnes.

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