La monnaie dévoilée

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°526 Juin/Juillet 1997Par : Gabriel GALAND (59) et Alain GRANDJEAN (75)Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Face au chô­mage, les experts pérorent comme des médecins de Molière, tan­dis que la famille, enten­dez l’autorité publique, applique des remèdes de bonne femme qui se révè­lent inefficaces.

Des philosophes, faute de con­nais­sances his­toriques, croient au jamais vu, dis­ser­tent sur les sociétés post-indus­trielles, les civil­i­sa­tions de loisir, procla­mant à l’occasion que l’emploi, c’est fini.

Résul­tat : on assiste au spec­ta­cle mon­strueux d’une accu­mu­la­tion de besoins non sat­is­faits (loge­ment, édu­ca­tion…) jux­ta­posée à une masse de chômeurs meur­tris par le sen­ti­ment de leur inutil­ité, quand ce n’est pas par le froid et la malnutrition.

Per­suadés que, si le chô­mage a de mul­ti­ples caus­es, l’une d’elles, et non la moin­dre, réside dans de graves dys­fonc­tion­nements moné­taires, nos cama­rades Galand et Grand­jean ont analysé cet aspect des choses.

Les ques­tions moné­taires sont dif­fi­ciles. Les écon­o­mistes sou­ti­en­nent des thès­es si con­tra­dic­toires que per­son­ne n’y com­prend rien. La haute tech­nic­ité des opéra­tions moné­taires, l’hermétisme du lan­gage compt­able qui les enrobe ajoutent au mys­tère. La gent poli­tique, effrayée, garde sur le sujet un silence prudent.

Les auteurs de La Mon­naie dévoilée clar­i­fient ce maquis. Dégageant l’essentiel, scru­tant les faits, bâtis­sant un mod­èle, ils expliquent pourquoi les remèdes ten­tés jusqu’ici pour sor­tir paci­fique­ment de la crise n’ont pas fonc­tion­né, au lieu que d’autres ont naguère don­né ailleurs les résul­tats qu’on en attendait.

Ils rap­pel­lent d’abord que la mon­naie exerce deux fonc­tions, sou­vent mélangées dans les esprits : celle d’outil de trans­ac­tion (en cir­cu­lant) et celle de réserve de pou­voir d’achat (en étant stock­ée). La masse de mon­naie cir­cu­lante, compte tenu de sa vitesse de cir­cu­la­tion – assez sta­ble à court terme – doit cor­re­spon­dre aux capac­ités de pro­duc­tion de biens et ser­vices. Trop forte, elle provoque l’inflation par la demande – celle qui ter­ri­fie les moné­taristes mais n’est, his­torique­ment et à tra­vers le monde, ni la plus fréquente ni la plus meur­trière – trop faible, la réces­sion, par “ défaut d’irrigation ”.

Actuelle­ment en France, cette masse cir­cu­lante (1 630 mil­liards de francs en 1994) est con­sti­tuée d’environ 1 % de pièces, 14 % de bil­lets et 85 % de comptes courants à vue. C’est celle que les gens de méti­er appel­lent M 1, la dis­tin­guant ain­si d’autres formes de mon­naie scrip­turaire (type sicav de tré­sorerie), mais non cir­cu­lante, pour la bonne rai­son que ses déten­teurs ne pour­raient pas tous en même temps la mobiliser.

Soit dit en pas­sant, on notera que le fameux pou­voir régalien de bat­tre mon­naie ne s’applique plus, de facon directe, qu’aux pièces (émis­es par la Mon­naie) et très indi­recte­ment aux bil­lets (émis par la Banque de France). Le reste, la mon­naie scrip­turaire, relève des ban­ques et autres organ­ismes de crédit.

C’est donc là que se situent la créa­tion et la destruc­tion de mon­naie : créa­tion lors de l’ouverture d’un crédit non adossé à un dépôt – sinon c’est prêter aux uns les disponi­bil­ités des autres, ce qui ne crée rien – et destruc­tion, lors du rem­bourse­ment par l’emprunteur de tels crédits.

En pla­fon­nant depuis 1973 le mon­tant de ce qu’on appelle les Con­cours au Tré­sor pub­lic, la loi ôte à la Banque de France la pos­si­bil­ité de créer assez de mon­naie per­ma­nente pour accom­pa­g­n­er la crois­sance économique. L’énorme sup­plé­ment néces­saire est donc créé par les ban­ques, ce dans la mesure où glob­ale­ment, ce qui ne sim­pli­fie rien, elles ouvrent des crédits non adossés à des dépôts. Cette mon­naie n’est pas per­ma­nente : elle dis­paraît des comptes lors des remboursements.

La sit­u­a­tion est, peu ou prou, la même dans tous les pays dévelop­pés. Nos auteurs la bap­tisent économie d’endettement.

Ils con­sta­tent dans les faits, et expliquent par un mod­èle, qu’un tel sys­tème est insta­ble, de par sa nature même.

On remar­quera d’abord qu’à chaque instant le mon­tant de mon­naie créée par les ban­ques est égal à la dif­férence entre le mon­tant des crédits ouverts et celui des dépôts. Cet écart mesure bien en effet le mon­tant des crédits non adossés, seuls créateurs.

En temps d’euphorie les opéra­teurs, selon leur sit­u­a­tion per­son­nelle, désé­pargnent ou emprun­tent, ce qui aug­mente la dif­férence crédits – dépôts, c’est-à-dire la masse de mon­naie cir­cu­lante. Que les choses ail­lent trop vite, et la pro­duc­tion ne peut suiv­re. L’inflation par la demande s’établit. Elle incite les opéra­teurs à désé­pargn­er (fuite devant la mon­naie) ou à emprunter (l’inflation allège les rem­bourse­ments). Le proces­sus s’amplifie de lui-même.

L’inverse se pro­duit en cas de morosité ambiante. On évite de s’endetter, l’épargne de pré­cau­tion s’accumule. L’écart entre crédits et dépôts, donc la masse moné­taire cir­cu­lante, dimin­ue. La pro­duc­tion s’ajuste en baisse, par réduc­tion du temps de tra­vail, des effec­tifs, par fer­me­tures d’usines. Là encore, le proces­sus s’auto-amplifie. S’installe la dépres­sion qui peut, en une décen­nie, dégénér­er en crise, avec son cortège de souf­frances humaines et, à la longue, de graves trou­bles sociaux.

En bref, le sys­tème tend à sécréter de la mon­naie quand il y en a plutôt trop, à en retir­er quand il n’y en a plutôt pas assez.

Les autorités moné­taires dis­posent certes de moyens con­tra­cy­cliques. Les auteurs mon­trent pourquoi ils sont peu opérants. D’abord, aller con­tre une insta­bil­ité intrin­sèque est ardu. En out­re, la créa­tion, ou destruc­tion, de mon­naie étant de fac­to assurée par un four­mille­ment d’organismes, il est malaisé d’y faire régn­er l’ordre, et même d’y seule­ment voir clair.

Enfin, les mécan­ismes de régu­la­tion sont, pour des raisons his­toriques, surtout conçus pour maîtris­er des sit­u­a­tions d’emballement. C’est mal­heureuse­ment dans la sit­u­a­tion inverse que nous nous trou­vons maintenant.

L’idée des auteurs, reprenant une thèse dejà soutenue par Mau­rice Allais, est de rem­plac­er la mon­naie d’endettement, por­teuse d’instabilité, par une mon­naie “ per­ma­nente ”, dont la créa­tion serait con­fiée à la banque cen­trale. Pour ce faire, ils pré­conisent d’ôter aux ban­ques le pou­voir d’ouvrir des crédits sans con­trepar­tie en dépôts, à quelques nuances près garder assez de sou­p­lesse pour faciliter les ajuste­ments saison­niers de la masse moné­taire (pointe de décem­bre, par exem­ple). Lucides, ils ne cachent pas que l’apparition d’une mon­naie européenne unique, et plus encore la mon­di­al­i­sa­tion de l’économie ne sont pas de nature à faciliter les choses.

Ils vali­dent leurs thès­es par l’histoire : celle de la grande infla­tion alle­mande des années 20, celle de sor­ties de crises sans infla­tion (la poli­tique du Dr Schacht dans l’Allemagne des années 30, la relance japon­aise de 1975 – 1978, après le choc pétrolier).

Écrit avec aisance de plume et clarté d’esprit, ce livre est un de ceux dont on sort autre qu’en y entrant. Ce n’est pas si fréquent. On ne saurait trop en recom­man­der la lecture.

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