La fiscalité écologique doit conserver le souci de la justice sociale

Dossier : Fiscalité : les nouvelles formulesMagazine N°687 Septembre 2013
Par Alain LIPIETZ (66)

La fis­cal­ité écol­o­giste existe déjà de fac­to, mais se trou­ve dis­per­sée sur quan­tité de mesures isolées, la prin­ci­pale pièce étant la TIPP, Taxe intérieure sur les pro­duits pétroliers, dev­enue TICPE, Taxe intérieure sur les pro­duits énergé­tiques. Cela con­stitue du reste une dif­fi­culté quand il s’agit de les réformer, du fait de leurs orig­ines dif­férentes, de la manière égale­ment dis­parate dont ces mesures ont été pris­es, de leur « jus­ti­fi­ca­tion » à l’époque de leur adoption.

REPÈRES
Après la crise de 1929, des écon­o­mistes comme Keynes, des indus­triels « fordistes » ou des poli­tiques tels que Roo­sevelt ont lancé un mod­èle de développe­ment con­sis­tant à soutenir la demande par un accroisse­ment de la part du « pub­lic » dans la répar­ti­tion des revenus, et aus­si de la part des salaires, notam­ment au moyen de con­ven­tions collectives.
Mais si la crise d’aujourd’hui ressem­ble par bien des aspects à celle des années 1930, s’y ajoutent une com­posante « énergie-cli­mat » et une com­posante « ali­men­ta­tion-san­té ». À la dimen­sion « roo­sevel­ti­enne » d’un nou­veau New Deal s’ajoute aujourd’hui une dimen­sion écologique, un Green Deal. Pre­mière taxe de nature « écologique », l’ancêtre de la TIPP a été créé en 1928 comme une taxe à la con­som­ma­tion ordi­naire, en rem­place­ment de l’impôt sur le sel et non comme une taxe anti-CO2.

Les logiques de l’écotaxe

Toute éco­taxe a deux effets, deux « div­i­den­des ». Elle incite le con­tribuable-pol­lueur à dimin­uer sa base fis­cale (la quan­tité de pol­lu­tion pro­duite), et elle ali­mente le bud­get pub­lic. Elle peut obéir à trois logiques différentes.

Aug­menter le prix pour mod­ér­er l’usage

La taxe dis­sua­sive entend empêch­er de per­turber un équili­bre écologique. Elle aboutit donc à « tuer » sa pro­pre base fis­cale. Si elle réus­sit, elle ne rap­porte plus rien.

La taxe d’internalisation est des­tinée à réin­té­gr­er cer­taines « exter­nal­ités néga­tives » dans le « sig­nal-prix » envoyé aux usagers qui ne peu­vent pas se pass­er d’une activ­ité polluante.

Par exem­ple, la taxe à l’essieu sig­nale le coût du pas­sage des camions qui abî­ment la chaussée. La taxe d’internalisation est ardue à établir et se con­fond fréquem­ment avec la taxe dis­sua­sive. En fait, on aug­mente qual­i­ta­tive­ment le prix, par la fis­cal­ité, pour mod­ér­er l’usage, et le « sec­ond div­i­dende » tombe dans l’escarcelle de l’État sans être affec­té spé­ci­fique­ment à la réparation.

La taxe répara­trice est explicite­ment des­tinée à « répar­er » les dégâts dont la lim­i­ta­tion est visée par le pre­mier div­i­dende. Par exem­ple, sur l’eau con­som­mée, on sait fix­er un taux de rede­vance en fonc­tion du coût externe que con­stituent l’action et le fonc­tion­nement des agences de bassin.

Pour fonc­tion­ner de manière con­ven­able, une taxe répara­trice doit être mod­ulée par un sys­tème de bonus-malus. Sinon, elle risque d’encourager les gaspillages puisqu’elle mutu­alise les coûts externes engen­drés par l’action « irre­spon­s­able » du pol­lueur, et donc peut con­duire chaque assu­jet­ti à une forme de déresponsabilisation.

Une forme de progressivité

Juguler les gaspillages
Nos con­som­ma­tions d’énergie ne répon­dent pas suff­isam­ment à de vrais besoins et appel­lent à une véri­ta­ble réflex­ion, allant bien au-delà du fiscal.
Carence qu’illustrent par exem­ple les grands écrans numériques instal­lés pour la pub­lic­ité dans le métro. Ces écrans sont très con­som­ma­teurs, alors que l’effet d’accroche sur le pas­sant devient rapi­de­ment mar­gin­al. On peut trou­ver des formes de tar­i­fi­ca­tion avec pro­gres­siv­ité, capa­bles de juguler de tels gaspillages, mais le plus sim­ple serait encore de les interdire.

La grande cri­tique adressée a une éco­taxe est qu’elle n’est pas « sociale », en ce sens d’abord qu’elle n’est pas pro­gres­sive (même si l’on pol­lue d’autant plus que l’on con­somme), et surtout qu’elle frappe indis­tincte­ment des ménages « cap­tifs » qui n’ont pas les moyens de dimin­uer leur pol­lu­tion. Une manière d’agir serait de traiter les prob­lèmes de pol­lu­tion sur le même mode que l’impôt sur les revenus, avec une forme de progressivité.

Ain­si, un ménage dans une ville européenne ne peut vivre sans une quan­tité d’eau et d’énergie min­i­males, aux­quelles vien­dront s’ajouter des couch­es sup­plé­men­taires de con­som­ma­tions pro­gres­sive­ment moins néces­saires. À par­tir de ce con­stat, il serait pos­si­ble de con­venir d’une quan­tité min­i­male fixe de con­som­ma­tion d’eau ou d’énergie qui serait gra­tu­ite. Puis les con­som­ma­tions sup­plé­men­taires seraient soumis­es au principe d’une tar­i­fi­ca­tion à taux pro­gres­sive­ment plus élevé.

Le prix des énergies fossiles

Actuelle­ment, la TICPE est un out­il très puis­sant. Elle rap­porte la moitié de ce que rap­porte l’impôt sur le revenu. Mais elle entre en con­cur­rence avec cette autre sorte d’imposition sur les car­bu­rants qu’est la rente pétrolière, à savoir les marges que prélèvent les pays pro­duc­teurs, mais aus­si les com­pag­nies pétrolières. La fix­a­tion du prix des éner­gies fos­siles sur le marché mon­di­al déter­mine large­ment le prix à la pompe, indépen­dam­ment de toute visée écologiste.

Néan­moins, des études ont mon­tré que les pics de prix élevés ont un impact sur les com­porte­ments des con­som­ma­teurs, qui réduisent leur con­som­ma­tion et roulent alors moins ou moins vite. Cela a été con­staté très net­te­ment lors de la mon­tée accélérée du prix de l’essence de 2003 jusqu’au pic d’août 2008, où les gens ont réfléchi et repris con­science du besoin d’économiser le carburant.

Un forfait gratuit

Reste la ques­tion des revenus modestes.

La TIPP flottante
Un moyen pour l’État de repren­dre le con­trôle du rôle inci­tatif du prix de l’essence à la pompe serait un retour à la TIPP flot­tante, expéri­men­tée de 2000 à 2002, qui varie en sens inverse des fluc­tu­a­tions du prix du pét­role importé, pour main­tenir un total réguli­er. La fis­cal­ité sur l’énergie doit se fix­er un hori­zon tel que la somme de la TIPP et du prix payé à l’arrivée au ter­mi­nal pétroli­er ou à la sor­tie de la raf­finer­ie s’inscrive sur une pente régulière­ment ascen­dante, car les entre­pris­es et les ménages doivent anticiper que le coût de l’essence va et doit aug­menter, lente­ment mais sûrement.

Ici inter­vient la piste d’un for­fait gra­tu­it : la col­lec­tiv­ité leur restitue un « chèque-énergie », ou aug­mente les min­i­ma soci­aux. Nous devrons aus­si tenir compte, par des com­pen­sa­tions, des ménages con­fron­tés à d’autres con­traintes, telles que le fait de vivre éloigné, en mon­tagne ou à la campagne.

Ce type de fis­cal­ité mod­ulée, certes dis­sua­sive envers les excès de con­som­ma­tion, présente toute­fois le risque d’aléa moral, c’est-à- dire de dére­spon­s­abilis­er (je paye : je pol­lue) ou d’engendrer des luttes d’influence pour se faire recon­naître comme cas par­ti­c­uli­er béné­fi­ciant d’exemptions.

Lorsque l’on tient trop compte de ces cas par­ti­c­uliers exemp­tés de pay­er leurs exter­nal­ités, on con­solide leurs béné­fi­ci­aires dans l’idée : Je ne paie pas parce que je ne peux pas, donc je peux abuser. Peut-on encour­ager les ménages, mêmes les plus mod­estes, à agir sans con­science de leurs responsabilités ?

Conserver le souci du social

Je ne paie pas parce que je ne peux pas, donc je peux abuser

Ces prob­lèmes ne sont pas insol­ubles, mais nous con­fron­tent à une dif­fi­culté, dès lors que l’on con­serve le souci du social, sans renon­cer à être raisonnable­ment exigeant sur la fis­cal­ité écologique, et que l’on se refuse à brimer exces­sive­ment la lib­erté de cha­cun par de pures et sim­ples inter­dic­tions. Même si la cote n’est pas par­faite­ment tail­lée, l’important est de com­mencer à la tailler.

Car, au fond, ce seront tou­jours les plus pau­vres qui pâtiront de la dégra­da­tion sans entrav­es d’un envi­ron­nement gra­tu­it. Les plus rich­es, eux, ont à la fois les moyens de le pol­luer – et de s’enfuir vers un autre envi­ron­nement, le week-end ou à leur retraite.

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