La fin de l’avantage comparatif de la révolution industrielle

Dossier : Libres ProposMagazine N°521 Janvier 1997
Par Maurice LAURÉ (36)

Ceux d’en­tre nous qui sont arrivés à l’âge d’homme au milieu de ce siè­cle, en Europe et en Amérique du Nord, ont eu très net­te­ment con­science d’ap­partenir à des peu­ples priv­ilégiés. En effet, nous viv­ions au moins dix fois plus à l’aise, dans nos pays, que le reste du monde. Pour­tant, nous nous étions effor­cés d’ap­porter nos lumières au reste de la planète, en en colonisant une grande partie.

Nous n’é­tions pas loin de croire à une supéri­or­ité sinon innée, du moins cul­turelle, car nos pro­duc­tions demeu­raient sans con­cur­rence même en régime de liber­té des échanges :
— le Tiers-monde con­tin­u­ait à acheter nos pro­duits fab­riqués à l’aide de nos salaires élevés,
— cepen­dant que nous lui achetions des matières pre­mières ou des pro­duits exo­tiques pro­duits avec des bas salaires.


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Pour ma part j’ai acquis un soupçon sur l’o­rig­ine de cet état de choses un jour où je m’ef­forçais de com­pren­dre ce qui se pas­sait pour qu’il y ait aux Indes des famines à répéti­tion. L’on envoy­ait régulière­ment aux Indi­ens dans ces occa­sions des navires chargés de sacs de blé. J’ai effec­tué un cal­cul idiot mais qui m’a cepen­dant mis sur la piste de la vérité. Je me suis dit en effet que si cha­cun des affamés con­som­mait un kilo de blé par jour, l’on aboutis­sait, après deux mois de famine, à avoir trans­porté un poids équiv­a­lent à celui des Indi­ens sec­ou­rus. Je me demandais donc si, tant qu’à faire, il ne serait pas avisé de trans­porter une fois pour toutes les Indi­ens dans un pays indus­tri­al­isé et pro­duc­teur de blé, en Amérique par exem­ple. Ce raison­nement était évidem­ment idiot puisqu’il n’est pas pos­si­ble d’empiler des Indi­ens comme on empile des sacs de blé dans les navires. Mais il me met­tait sur la piste d’une con­stata­tion qui tenait à la poli­tique d’im­mi­gra­tion qu’ap­pli­quaient les pays indus­tri­al­isés et notam­ment les États-Unis d’Amérique.

Ces derniers en effet admet­taient bien chaque année 500 000 à 1 mil­lion d’im­mi­grants, mais ils avaient soin d’é­carter cer­taines caté­gories : les pros­ti­tuées, les Asi­a­tiques et les anar­chistes. Aus­si bien, même à l’heure actuelle, les États-Unis sont peu­plés de 230 mil­lions de Blancs, de 25 mil­lions de Noirs, de 1,5 mil­lion d’Esquimaux et de 3,5 mil­lions d’Asi­a­tiques seulement.

Il y avait donc une dis­tor­sion de fait dans la liber­té de con­cur­rence réelle que l’on se tar­guait d’ap­pli­quer. On restreignait les échanges d’hommes alors qu’on exigeait le libre pas­sage pour les produits.


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En tout cas, même en admet­tant qu’il ne fût pas pos­si­ble de trans­porter mas­sive­ment des tra­vailleurs d’un con­ti­nent à un autre, pourquoi des hommes d’af­faires entre­prenants, issus des pays indus­tri­al­isés, ne se rendaient-ils pas en Asie pour faire tra­vailler les Asi­a­tiques là où ils étaient, en y appor­tant les moyens mécaniques des pays indus­triels, de façon à tir­er par­ti des bas salaires asiatiques ?

En fait je réal­i­sais fort bien les raisons de cette impos­si­bil­ité, car je vivais pré­cisé­ment à cette époque en Asie du Sud-Est. Un fait était cer­tain : il n’é­tait pas pos­si­ble d’or­gan­is­er dans ces pays des indus­tries man­u­fac­turières des­tinées à con­cur­rencer celles d’Eu­rope ou d’Amérique parce que la ges­tion de ces indus­tries aurait été beau­coup trop aléa­toire. Il fal­lait en effet un mois de bateau pour se ren­dre d’Eu­rope ou d’Amérique en Asie du Sud-Est. Les télé­com­mu­ni­ca­tions se fai­saient essen­tielle­ment par morse, et les pre­miers essais radiotélé­phoniques étaient des con­certs de cra­chouil­lis. Un indus­triel man­u­fac­turi­er établi en Asie du Sud-Est et qui aurait eu des prob­lèmes dans le fonc­tion­nement de ses machines aurait per­du un temps fou à faire venir des pièces de rechange ou à dis­pos­er de tech­ni­ciens appro­priés. En effet, l’ensem­ble très com­plexe des indus­tries d’équipement qui four­nissent les indus­tries man­u­fac­turières était extrême­ment con­cen­tré, dans les prin­ci­paux cen­tres des pays où s’é­tait pro­duite la révo­lu­tion indus­trielle (presque tou­jours auprès de bassins miniers).

C’est pourquoi les seules indus­tries man­u­fac­turières qui s’é­taient établies en Asie avaient été des indus­tries des­tinées à sat­is­faire des besoins locaux sim­ples et de grande ampleur : surtout des indus­tries tex­tiles et des brasseries.

Les rela­tions entre les pays indus­tri­al­isés et les pays asi­a­tiques n’é­taient donc pas des rela­tions de con­cur­rence : les pre­miers délivraient des pro­duits indus­triels, tan­dis que les sec­onds tro­quaient con­tre les fab­ri­ca­tions des pre­miers leurs matières pre­mières et leurs den­rées exo­tiques. C’é­tait du troc et non de la concurrence.

Un cloisonnement économique millénaire

On peut se deman­der com­ment on en était arrivé là, car dans toute l’his­toire de l’hu­man­ité jusqu’à la fin du XIXe siè­cle, l’Eu­rope et l’Asie avaient con­nu le même type de développement.

Pas plus tard qu’au XVIIIe siè­cle les civil­i­sa­tions européennes et asi­a­tiques évolu­aient encore par­al­lèle­ment les unes aux autres comme elles l’avaient fait depuis la nuit des temps, avec des hauts et des bas en faveur tan­tôt des unes tan­tôt des autres. C’é­taient des civil­i­sa­tions agri­coles et tex­tiles, où le génie humain avait con­nu de fort beaux développe­ments dans l’ar­ti­sanat et l’ar­chi­tec­ture. Dans l’un et l’autre groupe de pays, les sci­ences, la philoso­phie et la civil­i­sa­tion avaient con­nu des pro­grès ana­logues, avec des avan­tages tan­tôt pour les Arabes, tan­tôt pour les Européens, tan­tôt pour les Indi­ens et tan­tôt pour les Chinois.

Dans l’ensem­ble du monde, les gens très rich­es roulaient car­rosse et habitaient des palais tan­dis qu’une grande pop­u­la­tion de pau­vres gens vivait chiche­ment du tra­vail de la terre. Il suf­fit, pour réalis­er com­bi­en il y a peu de temps qu’il en était ain­si chez nous, de se remet­tre en mémoire le rap­port d’Arthur Young sur l’é­tat de l’a­gri­cul­ture française juste avant la révo­lu­tion de 1789 : c’é­tait un état très misérable.

Dans la deux­ième moitié du XVIIIe siè­cle, de 1750 à 1800 la puis­sance chi­noise, en par­ti­c­uli­er, pas­sait par un point cul­mi­nant. L’Em­pire du Milieu s’é­tendait alors sur 12 mil­lions de km2 et con­nais­sait une grande prospérité. Il comp­tait 200 mil­lions d’habi­tants et la flotte chi­noise fréquen­tait jusqu’aux côtes d’Afrique ori­en­tale. En com­para­i­son des 200 mil­lions de Chi­nois, la France de 1800 comp­tait 25 mil­lions d’habi­tants, la Grande-Bre­tagne 10 mil­lions, la Russie 25 mil­lions et les USA 5 millions.


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Mais, en fait, ces deux mon­des assez com­pa­ra­bles, l’Eu­ropéen et l’Asi­a­tique, étaient isolés par la dis­tance. Mal­gré les liaisons établies par Mar­co Polo ou ses prédécesseurs et mal­gré l’ex­is­tence des car­a­vanes des épices et de la soie, les échanges de marchan­dis­es d’un groupe de pays à l’autre ont con­servé très longtemps un car­ac­tère de voy­age à la grande aven­ture. Repor­tons-nous, pour le con­stater, à la sit­u­a­tion, pra­tique­ment con­tem­po­raine pour lui, qu’Alexan­dre Dumas a décrite dans Monte-Cristo : dans cet épisode mar­seil­lais qui se déroulait sous l’Em­pire et la Restau­ra­tion, le cap­i­taine de navire marc­hand Edmond Dantes, futur comte de Monte-Cristo, était par­ti aux Indes pour le compte de son arma­teur. Celui-ci jouait sa for­tune sur l’éven­tu­al­ité ou non d’un retour à bon port de ses navires. Alexan­dre Dumas nous mon­tre com­ment il fut ruiné, puis, plus tard, mirac­uleuse­ment enrichi par le retour d’un bateau organ­isé en sous-main par le héros du roman.

Il fal­lait à l’époque un min­i­mum de cinq mois pour établir la liai­son par mer entre l’Eu­rope et l’Asie du Sud-Est. Les délais ont con­tin­ué à se compter par mois entiers, même au début du XVIIIe siè­cle, lorsque sont apparus les célèbres voiliers rapi­des qu’é­taient les Clip­pers. Rapi­des mais de petit ton­nage, ces bateaux étaient con­sacrés au trans­port de pro­duits pré­cieux tels que le thé ou l’opium.

Même en 1939 “la Malle des Indes” qui était le ser­vice le plus rapi­de pour trans­porter du cour­ri­er ou quelques marchan­dis­es urgentes aux Indes met­tait quinze jours et demi bien que la pre­mière par­tie du tra­jet entre Lon­dres et Brin­disi fut accom­plie en quar­ante-huit heures et mal­gré l’ex­is­tence du canal de Suez.

Tout cela explique que la dis­tance soit demeurée un fac­teur pri­mor­dial des rela­tions inter­na­tionales une fois apparue en Europe et en Amérique la révo­lu­tion industrielle.

Le fait nouveau de la révolution industrielle

La révo­lu­tion indus­trielle, dont nous savons les puis­santes con­séquences économiques, a été le fait de la mise en oeu­vre de moyens très lourds, grâce à l’u­til­i­sa­tion de la machine à vapeur.

Ce n’est pas le fait lui-même de l’in­ven­tion de la machine à vapeur qui a déclenché la révo­lu­tion indus­trielle. La machine à vapeur en effet a été décou­verte dès 1770 par J. Watt. Mais, en 1800 encore, s’il exis­tait bien un mil­li­er de machines à vapeur, celles-ci n’é­taient util­isées que dans l’in­dus­trie sidérurgique, pour action­ner les souf­flets des hauts fourneaux. C’est en Angleterre, qu’a été prise l’ini­tia­tive de ren­dre cette machine mobile en la met­tant sur des rails, ce qui a don­né nais­sance au chemin de fer. Ce fut une révo­lu­tion con­sid­érable. En effet le chemin de fer a per­mis de déplac­er aisé­ment des mass­es très pondéreuses, ce qui a favorisé les pro­duc­tions en grandes séries et ce qui a ori­en­té, cette fois, les appli­ca­tions de la machine à vapeur vers des indus­tries forte­ment mécanisées.

Les dis­posi­tifs mécaniques qui ont été alors util­isés n’é­taient pas un apport récent de l’e­sprit humain. En effet chez Léonard de Vin­ci, au XVe siè­cle, et même chez les prédécesseurs de ce grand génie, l’on trou­ve la descrip­tion d’une mul­ti­tude de mécan­ismes à engrenages aux­quels il ne man­quait qu’une force supérieure à celle de l’homme et des ani­maux pour obtenir des pro­duc­tions de séries. Ces pro­duc­tions deve­naient réal­is­ables dès lors que l’on pou­vait appro­vi­sion­ner des matières pre­mières et du char­bon en grande quan­tité grâce au chemin de fer, et action­ner les engrenages grâce à des machines à vapeur.

Des appli­ca­tions innom­brables se sont alors dévelop­pées, desservies par une indus­trie d’équipement lourd cen­trée sur les bassins houillers, four­nisseurs de la matière pre­mière de cette civil­i­sa­tion énergé­tique. C’est un accès com­mode et rapi­de à ces indus­tries d’équipement qui fai­sait si cru­elle­ment défaut à l’Asie pour s’in­dus­tri­alis­er à l’in­star de l’Eu­rope et de l’Amérique.

Mal­gré les pro­grès des machines à vapeur puis des moteurs à essence ou à diesel, la dis­tance est restée longtemps un hand­i­cap sérieux aux échanges. En Europe même, les trans­ports sont restés longtemps un élé­ment de coût impor­tant, qui lim­i­tait le vol­ume des échanges. C’est ce qui a per­mis le main­tien d’un Octroi à Paris jusqu’en 1943, alors qu’avec les facil­ités actuelles de trans­port il serait dément de songer à fil­tr­er de la sorte la cir­cu­la­tion des marchandises.

Du fait de son éloigne­ment et des dif­fi­cultés de trans­port, l’Asie restait donc à l’é­cart de la révo­lu­tion indus­trielle. C’est une sit­u­a­tion qui a duré presque deux siè­cles. Dans cet inter­valle de temps la pro­duc­tiv­ité européenne s’est accrue d’en­v­i­ron 1,5 % l’an pen­dant cent cinquante ans, ce qui a déjà eu pour effet de porter le niveau de vie européen à 10 fois l’asi­a­tique. Et même dans les trente ans qui ont suivi, les pro­grès de pro­duc­tiv­ité en Europe ont été de 5 % l’an ce qui a porté le coef­fi­cient à 40 fois.

Il y avait donc entre les pays indus­tri­al­isés et l’Asie des échanges, mais pas de con­cur­rence. Nous expédi­ions nos pro­duits indus­triels fab­riqués avec nos hauts salaires et nous impor­tions des pro­duits qui ne con­cur­rençaient en général pas les nôtres : le caoutchouc, le coton, le soja, le jute, l’é­tain, le riz, les cuirs, la laine, le coprah, et des pro­duits arti­sanaux tels que les tapis, qui sont encore une grande spé­cial­ité de l’Ori­ent et de l’Asie.

Dans toute cette évo­lu­tion, il y avait eu l’ex­cep­tion japon­aise, due à des cir­con­stances telles qu’elle est en quelque sorte là pour con­firmer la règle. Le Japon, en effet, était demeuré her­mé­tique­ment fer­mé aux échanges jusqu’au milieu du XIXe siè­cle et il avait fal­lu que le com­modore Per­ry, un Améri­cain, aille tir­er le canon devant Tokyo pour ouvrir le com­merce avec ce pays. Une fois cet affront subi, les Japon­ais ont réa­gi de la manière vigoureuse et déter­minée que nous leur con­nais­sons. C’est en 1867 que l’empereur Mut­su Hito prit le pou­voir jusque-là exer­cé par les Shoguns : il ouvrit ain­si l’ère Mei­ji. Il déci­da la mod­erni­sa­tion du pays, ouvrit des écoles et des uni­ver­sités. En 1872 fut instal­lée la pre­mière usine tex­tile au Japon, et en 1872 égale­ment l’empereur Mut­su Hito mangea en pub­lic un plat de boeuf en daube pour con­va­in­cre ses sujets de con­som­mer désor­mais de la viande.

Le Japon recou­rut mas­sive­ment à l’aide de tech­ni­ciens occi­den­taux pour s’équiper. Par exem­ple le Corps du génie mar­itime français délégua un cer­tain nom­bre de ses mem­bres pour aider à la con­struc­tion de la marine de guerre japon­aise. Il est prob­a­ble qu’une assis­tance encore plus forte dans ce domaine fut procurée par l’An­gleterre. Dans un domaine très dif­férent, il suf­fit de se ren­dre dans la galerie du pre­mier étage de la Fac­ulté de droit de Paris, au Pan­théon, pour trou­ver le buste d’un pro­fesseur de droit de cette Fac­ulté, buste érigé par ses élèves japon­ais de l’époque 1880 pour l’en­seigne­ment qu’il était venu leur dis­penser au Japon.

Nous con­nais­sons tous les pro­grès foudroy­ants de l’in­dus­tri­al­i­sa­tion japon­aise : ils se sont spec­tac­u­laire­ment man­i­festés par la vic­toire rem­portée dès 1905 sur la Russie.

Le coup de pouce de la révolution des communications et des télécommunications

Le tableau général des rela­tions entre l’Asie, Japon excep­té, et les pays indus­tri­al­isés s’est trou­vé par­tielle­ment mod­i­fié dans les années 70 grâce à des révo­lu­tions simul­tanées dans les moyens de trans­port et de télé­com­mu­ni­ca­tion. C’est à 1970 en effet que remonte la mise en exploita­tion du Boe­ing 747. C’est à 1974 que remon­tent les Air­bus. C’est dans les pre­miers jours de 1975 que sont apparus les pre­miers fax. C’est de 1965 à 1970 qu’ont été lancés les satel­lites de télécommunications.

Ces facil­ités révo­lu­tion­naires venaient couron­ner une évo­lu­tion, elle-même sen­sa­tion­nelle, qui venait de s’ac­com­plir dans le domaine de la marine marchande. En effet, si, en 1945 encore, les bateaux marchands les plus impor­tants étaient les Lib­er­ty Ships de 10 000 tonnes, quelque dix ans plus tard les trans­ports de vrac de 100 000 tonnes étaient mon­naie courante, sans par­ler de navires pétroliers encore beau­coup plus imposants. Grâce à ces vais­seaux, qui se con­tentaient en out­re d’équipages réduits, les matières pre­mières s’é­taient mis­es à cir­culer d’une façon sans équiv­a­lence avec le passé. Cela a été, mutatis mutan­dis, un fait nou­veau sem­blable à celui de l’ap­pari­tion des chemins de fer.

Je me sou­viens per­son­nelle­ment avoir assisté, en 1966, à l’in­au­gu­ra­tion de la dernière mine de fer française qui a été mise en exploita­tion : c’é­tait en Meur­the-et-Moselle, à Saiz­erais. Nous y avions investi plusieurs mil­liards. Or le jour de l’in­au­gu­ra­tion, j’ai eu la sur­prise de voir sur le car­reau de la mine du min­erai de fer brésilien, éton­nam­ment plus riche, qui venait d’être amené par mer. Dès lors, les sidérur­gies au bord de l’eau se sont mis­es à détrôn­er les sidérur­gies clas­siques qui depuis des siè­cles s’é­taient établies, en Lor­raine en par­ti­c­uli­er, sur l’emplacement des mines de fer.

Dans les années 1970, en out­re, il était devenu pos­si­ble de com­mu­ni­quer jour et nuit de manière très audi­ble avec toutes les par­ties du monde et d’en­voy­er des dessins par fax. C’est ain­si que des Hol­landais se sont fait une spé­cial­ité de fax­er aux Philip­pines les cro­quis qu’ils pren­nent dans les défilés de mode. Ils obti­en­nent dans un très court délai des imi­ta­tions bon marché, achem­inées par fret aérien. La con­cur­rence s’est ain­si établie entre l’Asie et les anciens pays industrialisés.

Cet épisode des cro­quis de mode n’est qu’une anec­dote. En fait, les plus dynamiques des indus­triels man­u­fac­turi­ers européens à gros effec­tifs se sont immé­di­ate­ment répan­dus en Asie du Sud-Est vers les pays poli­tique­ment les plus sûrs, afin d’établir des ate­liers dont la pro­duc­tion leur serait achem­inée. De plus en plus d’Asi­a­tiques entre­prenants, la plu­part du temps Chi­nois, ont entre­pris, de leur côté, de pro­pos­er aux com­merces de dis­tri­b­u­tion des pays européens des fab­ri­ca­tions à très bas prix.

En tant que poli­tique­ment sûrs, les pre­miers pays dynamisés de la sorte ont été Hong-Kong, Sin­gapour, Tai­wan et la Corée du Sud : il s’ag­it de 70 mil­lions d’habi­tants. Les ressources humaines de ces pays se sont trou­vées sat­urées au bout de peu de temps et, avec l’aide notam­ment de la dias­po­ra chi­noise, un nou­veau groupe de pays est passé à l’in­dus­tri­al­i­sa­tion pour inon­der l’Eu­rope de fab­ri­ca­tions à bas prix : la Malaisie, la Thaï­lande et l’In­donésie : il s’ag­it déjà de 275 mil­lions d’habitants.

Depuis quinze ans, c’est la Chine, forte de 1,2 mil­liard d’habi­tants, qui est entrée dans la danse, en créant une série de “zones économiques spé­ciales”, qui con­nais­sent des pro­gres­sions annuelles com­pris­es entre 10 et 20 %.

L’Inde elle-même par­ticipe à cette course depuis la guerre du Golfe en 1990. En effet, le développe­ment indus­triel indi­en avait été très lent car le pays avait été gou­verné de manière dirigiste : l’ad­min­is­tra­tion ne s’in­téres­sait qu’à des pro­jets très lourds. Mais en 1990 la bal­ance des paiements de l’Inde s’est effon­drée, du fait de la dis­pari­tion des très impor­tants rap­a­triements de salaires effec­tués par les Indi­ens qui tra­vail­laient au Koweit. Au même moment expi­rait l’ac­cord com­mer­cial extrême­ment avan­tageux par lequel la Russie avait assuré à l’Inde (lorsqu’elle était en déli­catesse armée avec la Chine) du pét­role à bas prix.

Devant ces deux coups du sort, le suc­cesseur de Gand­hi déci­da d’abolir le dirigisme admin­is­tratif. Ce fut immé­di­ate­ment une flo­rai­son d’ini­tia­tives qui entre­prirent de se livr­er à tout ce qui pour­rait aisé­ment trou­ver pre­neur dans les grands gise­ments de pou­voir d’achat, lesquels, évidem­ment, abon­dent dans les pays industrialisés.

Nous savons tous que l’Inde con­cur­rence actuelle­ment l’Eu­rope jusque dans les domaines des logi­ciels infor­ma­tiques car les cerveaux indi­ens sont par­faite­ment adap­tés aux travaux d’in­for­ma­tique. Ce sont sou­vent de jeunes Indi­ens, aux États-Unis, qui sont util­isés, en rai­son de leurs capac­ités intel­lectuelles, dans les marchés à options. Dans le domaine des logi­ciels, le mois/homme indi­en revient à 2 000 F env­i­ron, soit 25 fois moins qu’en Europe. Aus­si des entre­pris­es très impor­tantes telles que Swis­sair ou encore de grandes ban­ques alle­man­des font main­tenant exé­cuter leurs travaux infor­ma­tiques en Inde : à la vitesse à laque­lle vont les élec­trons, cela ne prend pas plus de temps que si c’é­tait en banlieue.

Les alen­tours de l’an­née 1970 ont mar­qué à coup sûr la fin d’un inter­mède de deux siè­cles dans les rap­ports entre les pays indus­tri­al­isés et l’Asie.

Il n’y a aucune rai­son pour que cette évo­lu­tion s’ar­rête car les capac­ités humaines des Asi­a­tiques valent large­ment les nôtres. L’époque n’est pas éloignée où nos pays occi­den­taux se trou­veront dans le monde avec la seule impor­tance que leur con­fér­era le nom­bre de leurs habi­tants, soit une posi­tion encore moins avan­tageuse qu’en 1800. En effet alors qu’à l’époque, nous, français, étions huit fois moins nom­breux que les Chi­nois, nous sommes actuelle­ment vingt fois moins nombreux.

Nous vivons les derniers jours d’une ère où nous pou­vions nous flat­ter d’être par­mi les pre­miers pays du monde. Je con­seille à nos dirigeants de prof­iter encore, tant qu’ils le peu­vent, de la fac­ulté de pré­ten­dre que la France est le qua­trième expor­ta­teur mon­di­al. Per­son­nelle­ment je me sou­viens de ce que, prési­dent de la Société Générale, je pou­vais légitime­ment, il y a à peine vingt ans, dire que cette banque était la cinquième du monde par le total du bilan : toutes les ban­ques japon­ais­es, à l’époque, étaient der­rière. Vous savez ce qu’il en est advenu. Le Japon a égalé le niveau de vie français en 1980 : il est main­tenant bien au-delà. Sin­gapour a déjà rejoint notre niveau de vie. Tai­wan sera au même point que nous en l’an 2000.

La Corée du Sud, bien moins peu­plée que la France, est le numéro un mon­di­al des tubes cathodiques et des puces à mémoires. L’on prévoit qu’elle sera le seul pays, en l’an 2000, avec les États-Unis, à fab­ri­quer les nou­veaux com­posants de l’époque : les Coréens, dans ce domaine, ont dépassé les Japon­ais. L’OCDE, auprès de laque­lle la Corée vient de pos­er sa can­di­da­ture, éval­ue que ce pays sera à la fin du siè­cle, dans qua­tre ans, le sep­tième par ordre de puis­sance économique : der­rière l’I­tal­ie mais devant le Canada.

Tai­wan, qui n’a pour­tant que 22 mil­lions d’habi­tants, pos­sède les deux­ièmes réserves moné­taires mon­di­ales, après le Japon, en or : 90 mil­liards de $. Il est le numéro un mon­di­al de la pro­duc­tion de PVC et le numéro trois mon­di­al de l’élec­tron­ique et de l’informatique.

D’autres pays, plus tar­di­ve­ment indus­tri­al­isés, font égale­ment la preuve de leur capac­ité dans des domaines autres que l’u­til­i­sa­tion pure et sim­ple d’une main-d’oeu­vre peu qual­i­fiée. C’est en Malaisie que le groupe japon­ais Hitachi a situé ses lab­o­ra­toires de recherche fon­da­men­tale pour la pro­duc­tion de cli­ma­tiseurs et je crois que le français Thom­son y exé­cute lui aus­si des travaux de recherche, dans la pro­duc­tion audio.

Nous sommes donc dans une péri­ode de tran­si­tion où les échanges sont encore gou­vernés par l’ex­is­tence de salaires bien plus faibles en Asie mais ne le seront pas tou­jours, car les salaires s’ac­crois­sent à mesure que l’Asie s’in­dus­tri­alise. Le drame est que, dom­inés par un esprit mer­can­tiliste, nous croyons tir­er avan­tage, dans cette péri­ode tran­si­toire, du main­tien du libre-échange alors qu’en fait cela désar­tic­ule nos économies, ce dont nous souf­frirons cru­elle­ment lorsque cette sit­u­a­tion excep­tion­nelle aura pris fin.

Tout se passe en effet comme si, en Asie, un bar­rage avait retenu 2 mil­liards d’hommes à bas salaire qui, grâce au bar­rage, ne nous con­cur­rençaient pas. Tout d’un coup, en 1970, le bar­rage a cédé. Depuis, le flux se déverse sur nos économies, engen­drant chez nous un chô­mage que l’on a ten­dance à vouloir com­bat­tre par une réduc­tion du temps de tra­vail, comme s’il était défini­tive­ment acquis que nous dis­poserons éter­nelle­ment de fab­ri­ca­tions asi­a­tiques à bas salaires. Or, il y aura un reflux : les salaires asi­a­tiques aug­menteront, et il nous fau­dra acheter de nou­veau cher ce que nous aurons dés­ap­pris de fab­ri­quer. Il nous fau­dra remet­tre nos pop­u­la­tions au tra­vail après avoir eu tant de mal à le leur faire réduire.

L’engrenage inexorable du chômage pour les vieux pays industrialisés

Nous allons analyser le mécan­isme qui est à l’oeu­vre de façon à com­pren­dre ce à quoi con­duit une telle rup­ture de bar­rage. Toute­fois, avant d’en venir à des cal­culs d’épici­er, je ne saurais trop soulign­er à nou­veau la con­sid­éra­tion qui est fon­da­men­tale. C’est que les dif­fi­cultés aux­quelles nous sommes soumis provi­en­nent de dis­par­ités qui s’é­vanouiront. Ce n’est l’af­faire que de quelques décen­nies pour voir dis­paraître les phénomènes aux­quels nous ten­tons de nous adapter.

Les effi­cac­ités rel­a­tives de la main-d’oeu­vre européenne et de la main-d’oeu­vre asi­a­tique finiront par se trou­ver dans des rap­ports tout à fait sem­blables à ce qu’ils sont entre les divers pays européens. Il est donc déraisonnable d’ac­cepter comme une loi de l’évo­lu­tion uni­verselle un trou­ble qui ne peut que bris­er nos ressorts nationaux. En effet, si nous par­venons à nous accom­mod­er de ce trou­ble, en apprenant à tra­vailler moins, nous man­querons du ressort néces­saire pour brûler ce que nous aurons adoré et nous remet­tre à tra­vailler davantage.

A — Le mécanisme des pertes d’emplois

La con­cur­rence asi­a­tique est de plus en plus le fait d’en­tre­pre­neurs asi­a­tiques, et non plus seule­ment de trans­ferts d’ac­tiv­ités hors d’Eu­rope par les entre­pre­neurs européens. Nous allons cepen­dant raison­ner sur le sché­ma d’un trans­fert d’ac­tiv­ité. Cela rend le raison­nement beau­coup plus sim­ple, sans mod­i­fi­er pour autant les rap­ports de prix et les flux des valeurs qui en con­stituent l’aspect économique. En effet, si un con­fec­tion­neur français, par exem­ple, sous-traite ses fab­ri­ca­tions auprès d’ate­liers asi­a­tiques, toutes les don­nées économiques et com­mer­ciales sont les mêmes que s’il achetait auprès de con­fec­tion­neurs asi­a­tiques ori­en­tés vers l’Europe.

Con­sid­érons donc le cas d’un indus­triel français qui décide de faire exé­cuter en Asie des opéra­tions de fab­ri­ca­tion qui auraient occupé, chez nous, 100 ouvri­ers. Si, dans le pays asi­a­tique en ques­tion, le salaire est 20 fois moin­dre qu’en France, l’in­dus­triel sup­port­era le coût de 5 salaires français. Mais, en me bas­ant sur des cas réels, je tiendrai compte du fait que les dif­fi­cultés et les frais d’une fab­ri­ca­tion à dis­tance aboutis­sent à quadru­pler, à par­tir d’une base aus­si faible, le coût de la main-d’oeu­vre asiatique :

  • en rai­son des frais de trans­port des matières pre­mières et des pro­duits finis,
  • en rai­son des com­mis­sions à vers­er aux inter­mé­di­aires et des frais de banque,
  • en rai­son, aus­si, d’un pour­cent­age de rebuts pour défaut de qual­ité plus élevé qu’en France,
  • en rai­son, enfin, de frais de voy­age et de coordination.


J’ad­mets donc que, par­ti du coût de 5 salaires français, l’in­dus­triel débourse finale­ment l’équiv­a­lent de 20 salaires français, alors qu’il évite de sup­port­er le coût de 100 emplois français. Quelle est la situation ?

Le plus sûr est que 100 emplois n’ont pas été créés en France, ou ont été sup­primés. Sur quoi peut-on compter en échange ?

En pre­mier lieu, le pays asi­a­tique auquel nous ver­sons des salaires égaux à 5 salaires français peut, avec cet argent, nous acheter des pro­duits de haute tech­nolo­gie. Mais même si tout n’é­tait que salaires dans la haute tech­nolo­gie, cela ne met­trait au tra­vail que 5 ouvri­ers français, dans des métiers vers lesquels il n’est pas facile d’ori­en­ter quelques-uns des 100 ouvri­ers qui man­quent de tra­vail dans la con­fec­tion. Peut-être un com­plé­ment résul­terait-il des dépens­es des inter­mé­di­aires qui ont touché des com­mis­sions. Mais il n’y a guère de con­trepar­tie à espér­er, en ter­mes d’emplois, du verse­ment des intérêts ban­caires, du paiement des frais de voy­ages et de trans­ports, et bien moins encore de la mise au rebut d’une par­tie des fabrications.

Certes, si l’in­dus­triel français sup­porte le coût de 20 emplois au lieu de 100, il trans­fère vraisem­blable­ment à sa clien­tèle l’é­conomie réal­isée, dont le mon­tant pour­rait idéale­ment servir à rémunér­er 80 emplois, en France.

Si cette clien­tèle française se pré­cip­ite, avec ce pou­voir d’achat sup­plé­men­taire, sur des offres attrayantes per­mis­es par un foi­son­nement d’ini­tia­tives pro­duc­tri­ces dans notre pays, le mal peut être à peu près réparé : il ne sub­siste plus comme séquelle que les déperdi­tions causées par la dif­fi­culté d’adapter l’of­fre et la demande de main-d’oeu­vre quand les métiers évolu­ent plus rapi­de­ment qu’a­vant. Il faudrait, évidem­ment, que les ini­tia­tives sal­va­tri­ces soient orig­i­nales, de manière à ce qu’elles ne tombent pas trop rapi­de­ment, elles aus­si, sous le coup de la con­cur­rence asiatique.

Mal­heureuse­ment c’est cette capac­ité d’adap­ta­tion grâce à un foi­son­nement ren­for­cé d’ini­tia­tives créa­tri­ces qui nous fait défaut. L’é­cart entre les besoins et les pos­si­bil­ités, dans ce domaine, est d’au­tant plus cru­elle­ment ressen­ti qu’au même moment nos capac­ités de cette nature sont mis­es à con­tri­bu­tion par un autre phénomène lui-même de nature révo­lu­tion­naire : l’ex­plo­sion infor­ma­tique. Celle-ci dégage des emplois dans tous les métiers à la fois, et ceci avec une forte con­cen­tra­tion sur des per­son­nels d’ap­ti­tudes très voisines. Cela n’a rien de com­mun avec les effets tra­di­tion­nels du pro­grès tech­nique, qui sont beau­coup plus dif­fus, facil­i­tant ain­si les péréqua­tions entre les disponi­bil­ités dégagées et les nou­veaux besoins de secteurs en progrès.

Les résul­tats sont là : de 1970 à 1992, les indus­tries français­es du textile/habillement et du cuir-chaus­sures ont per­du un demi-mil­lion d’emplois, soit 56 % de leurs effec­tifs, alors que le reste des indus­tries man­u­fac­turières ne per­daient que 15 % de leurs effectifs.

Le tex­tile et l’ha­bille­ment ont une valeur de sym­bole, mais les exem­ples de délo­cal­i­sa­tions fructueuses (pour les entre­pris­es) abon­dent dans tous les domaines : le petit out­il­lage, les arti­cles de camp­ing, les con­necteurs et, bien enten­du, last but not the least, le matériel audio et vidéo, voire les semi-con­duc­teurs, lorsque les Améri­cains, les Japon­ais et les Coréens nous lais­sent un créneau dans cette tech­nique aux pro­grès fulgurants. 

B — Le mal atteint aussi les autres vieux pays industrialisés

Presque tous les pays d’Eu­rope con­nais­sent actuelle­ment les mêmes dif­fi­cultés. Cela n’empêche pas leurs pro­fes­sion­nels et leurs dirigeants d’af­fich­er avec réso­lu­tion la con­vic­tion que seul le libre-échange est, pour notre con­ti­nent, le moyen de relever le défi de la “mon­di­al­i­sa­tion”. Deux puis­santes caté­gories d’ac­teurs de l’é­conomie pèsent dans ce sens :

  • d’une part les con­som­ma­teurs qui ne veu­lent per­dre aucune occa­sion d’a­cheter moins cher,
  • d’autre part les pro­duc­teurs. Ceux-ci éprou­vent en effet légitime­ment la crainte d’être élim­inés par des con­cur­rents qui recourent déjà ou qui peu­vent recourir à la sous-trai­tance asi­a­tique. Et comme les pro­duc­teurs, après tout, peu­vent très bien con­tin­uer à faire des affaires en pro­duisant ailleurs que dans leur pays, ils font cho­rus avec les consommateurs.


Les syn­di­cats de tra­vailleurs qui, nor­male­ment, devraient être en pre­mière ligne sur ces ques­tions, se bor­nent à revendi­quer sans se préoc­cu­per de ce avec quoi les reven­di­ca­tions pour­ront être sat­is­faites. De la sorte, le con­sen­sus libre-échangiste est un arti­cle de foi. Il a même une doc­trine qui n’a rien à envi­er à l’é­goïsme mercantiliste.

Cette doc­trine s’ap­puie sur le fait que nos échanges du nou­veau type avec l’Asie sont fructueux puisque nous lui ven­dons (ce qui n’est pas tou­jours prou­vé, du reste) autant que nous lui achetons. Nous faisons même, paraît-il, une bonne affaire en expor­tant des “pro­duits à haute valeur ajoutée”. Cette qual­i­fi­ca­tion tech­nocra­tique sert d’al­i­bi : on nég­lige le fait que “haute valeur ajoutée” va de pair avec haut salaire et que, par con­séquent, même dans des échanges équili­brés du point de vue moné­taire, nous sommes automa­tique­ment très défici­taires en emplois.

En fait, l’Eu­rope tout entière souf­fre du même mal que notre pays. En admet­tant même que le salut soit dans la haute tech­nolo­gie, elle est très loin d’at­tein­dre cet objec­tif. C’est en effet le con­traire qui se pro­duit. Si l’on con­sulte le livre blanc pub­lié par la Com­mis­sion européenne, on con­state que l’Eu­rope n’a amélioré sa posi­tion que dans les métiers à crois­sance lente : le matériel fer­rovi­aire, les machines tex­tiles, l’a­battage et le tra­vail de la viande, la tan­ner­ie, la dis­til­la­tion d’alcool.

Au con­traire, tou­jours selon la Com­mis­sion européenne, l’Eu­rope est en perte de vitesse sur les marchés en crois­sance rapi­de : la bureau­tique, l’in­for­ma­tique, l’élec­tron­ique, les instru­ments d’op­tique, les matériels médi­caux et chirurgicaux.

C’est un fait con­stant que les tech­nolo­gies nou­velles ont tou­jours engen­dré un pour­cent­age de crois­sance con­sid­érable­ment plus impor­tant que les tech­nolo­gies anci­ennes. Or qui, actuelle­ment, est plus impliqué que l’Eu­rope dans les tech­nolo­gies nou­velles (le Japon et les USA mis à part) ? Ce sont pré­cisé­ment les Asiatiques. 

C — Les pays industrialisés qui s’en tirent

Au pre­mier rang fig­ure, évidem­ment, le Japon. Il s’en tire parce que, depuis le sec­ond con­flit mon­di­al, il a pré­cisé­ment été en pointe pour l’ap­pli­ca­tion des décou­vertes les plus récentes, et a excel­lé à les utilis­er pour sat­is­faire de nou­veaux besoins. Il a fait preuve, lui, d’un foi­son­nement d’ini­tia­tives créa­tri­ces. Ne serait-ce qu’en rai­son de sa sit­u­a­tion géo­graphique, le Japon a été l’un des pre­miers pays à implanter des ate­liers en Asie. Mais l’o­rig­i­nal­ité et la qual­ité de ses spé­cial­ités ont fait qu’il a sus­cité encore plus de clien­tèle dans les pays d’ac­cueil qu’il ne con­cé­dait, à ces pays, de place sur son marché.

Les USA, quant à eux, témoignent de ce qu’un ensem­ble indus­triel tra­di­tion­nel peut ne pas être atteint comme le nôtre par le chô­mage, en dépit d’une atti­tude libre-échangiste très forte mais à con­di­tion de pra­ti­quer une poli­tique sociale dif­férente. Les USA, en effet, admet­tent le libre-échange, mais ils s’ap­pliquent simul­tané­ment à eux-mêmes un libéral­isme pur et dur :

  • le chô­mage est indem­nisé pen­dant une courte durée seule­ment, et la perte du pou­voir d’achat n’est pas com­pen­sée en pro­por­tion de la sit­u­a­tion antérieure ;
  • le SMIC, qui est resté longtemps sans être révisé, est extrême­ment bas.


Aus­si, la main-d’oeu­vre libérée aux USA, par la con­cur­rence des pays asi­a­tiques, accepte les emplois qu’elle trou­ve c’est-à-dire bien sou­vent des emplois faible­ment rémunérés dans des ser­vices à la per­son­ne. Les USA ont ain­si vu fleurir une mul­ti­tude de petits emplois, à tel point que, sta­tis­tique­ment, le salaire moyen améri­cain a chuté con­sid­érable­ment. Pour­tant les salaires élevés ont con­tin­ué à exis­ter, et même, à se mul­ti­pli­er, dans les métiers des tech­nolo­gies nou­velles. C’est en effet une flo­rai­son d’ini­tia­tives qui s’est man­i­festée aux USA pour tir­er par­ti du pou­voir d’achat libéré par les impor­ta­tions asiatiques.

Ces mul­ti­tudes d’ini­tia­tives, incon­nues en Europe, provi­en­nent d’un autre aspect du libéral­isme pur et dur : le niveau rel­a­tive­ment bas de la pres­sion fis­cale, qui n’est que les deux tiers du niveau européen. Il est symp­to­ma­tique de con­stater que ce niveau des deux tiers se retrou­ve au Japon et (par excep­tion) dans un pays européen : la Suisse, qui est pré­cisé­ment la seule à ne pas con­naître le chô­mage des pays envi­ron­nants. Elle a pour­tant le niveau de vie le plus élevé du monde.

Au lieu de cela, en Europe, en général, fleu­rit le con­cept de l’É­tat-prov­i­dence. En France par exem­ple nous n’avons eu de cesse que d’amélior­er, même en valeur rel­a­tive, le mode de cal­cul du SMIC, qui est passé de la moitié env­i­ron du salaire moyen en 1970 aux deux tiers actuelle­ment. L’as­sis­tance au chô­mage est mul­ti­forme, la fis­cal­ité est écras­ante et les procé­dures admin­is­tra­tives qu’elle fait naître sont rigoureuses et lour­des. Ces procé­dures foi­son­nent, mais l’ini­tia­tive privée est enser­rée dans un corset. Il en résulte que nous per­dons de plus en plus d’ini­tia­tive au lieu d’en redou­bler, comme ce serait néces­saire. Un indice est le pour­cent­age des brevets déposés par la France, pour­cent­age qui ne fait que baisser.

La paralysie née de cette sit­u­a­tion se nour­rit d’elle-même. Des impôts exagérés engen­drent le besoin d’aides nou­velles qui ne peu­vent être dis­pen­sées qu’en recourant à de nou­veaux impôts. Le secteur du loge­ment est un exem­ple de cette sit­u­a­tion. En effet, le loge­ment locatif est large­ment pénal­isé par le fait que l’ac­tiv­ité de bailleur est en dehors du champ de la TVA. Il en résulte non pas un allége­ment mais une sur­charge. En effet, la non-appar­te­nance au domaine de la TVA prive les pro­prié­taires de la pos­si­bil­ité de déduire la TVA frap­pant le prix de con­struc­tion des loge­ments qu’ils louent. Autrement dit les loge­ments leur revi­en­nent à 120 % du prix qu’ils sup­port­eraient aux USA, où les seules tax­es, qui tien­nent lieu de TVA, ne les frap­pent pas ou, encore, plus près de nous, au Roy­aume-Uni et au Dane­mark où les loge­ments sont au taux zéro, c’est-à-dire au régime des exportations.

Chez nous, les 20 % de TVA (en pour­cent­age du prix net) se réper­cu­tent avec la même pro­por­tion sur les frais financiers que les pro­prié­taires sup­por­t­ent pen­dant les soix­ante-dix ans de vie de l’im­meu­ble. Or, même au taux de 3,5 % qui est le taux réel moyen de ren­de­ment dans l’im­mo­bili­er, une somme ini­tiale de 1, réper­cutée petit à petit avec les intérêts, pen­dant soix­ante-dix ans, fait sup­port­er aux locataires une charge totale de 2,7. Par con­séquent, en exonérant les loca­tions de la TVA, non seule­ment l’É­tat renchérit les loy­ers, mais encore il ne touche que 1 là où les locataires paient 2,7. Comme, de ce fait, les loy­ers sont élevés, l’É­tat est obligé d’aider d’une façon mul­ti­forme l’ac­qui­si­tion de loge­ments, ou les locataires eux-mêmes. Il y con­sacre beau­coup plus de 100 mil­liards par an, ce qui néces­site, évidem­ment, d’autres impôts encore.

Notre fis­cal­ité est telle­ment com­plexe qu’elle ne peut être aisé­ment remise en cause. Aus­si tous les secteurs de l’é­conomie s’empêtrent finale­ment dans un immo­bil­isme stérile.

Y a‑t-il tout de même une solution pour les vieux pays industrialisés ?

En reprenant l’analyse de ce qui est en train de se pass­er en Asie du Sud-Est, nous allons con­stater que même des pays adeptes de l’É­tat- prov­i­dence comme le nôtre pour­raient éviter de recevoir des coups de boutoirs aus­si puis­sants que ceux que nous recevons et que ceux que nous sommes appelés à recevoir.

Voyons ce qui se passe dans une économie asi­a­tique en phase d’in­dus­tri­al­i­sa­tion : cette économie, à par­tir du moment où l’on y entre­prend des fab­ri­ca­tions indus­trielles, acquiert un car­ac­tère dual. Elle est désor­mais com­posée, pen­dant toute la phase de tran­si­tion qui débute, d’un secteur indus­triel nou­veau, d’une part, et d’un secteur tra­di­tion­nel, d’autre part.

Le secteur tra­di­tion­nel fonc­tionne tou­jours avec la très faible pro­duc­tiv­ité antérieure, et con­tin­ue à nous fournir les matières exo­tiques tra­di­tion­nelles, aux prix tra­di­tion­nels. Au con­traire, le secteur indus­triel tra­vaille avec une pro­duc­tiv­ité très proche de la nôtre. Mais ces deux secteurs ont leur marché du tra­vail en com­mun. De la sorte, bien que les tra­vailleurs des secteurs indus­triels soient fondés à exiger des salaires beau­coup plus élevés pour le tra­vail qu’ils accom­plis­sent, ils ne le peu­vent, sinon ils seraient aus­sitôt rem­placés par des conci­toyens issus du secteur tra­di­tion­nel, et avides d’avoir enfin du travail.

Il faudrait théorique­ment, pour gér­er une sit­u­a­tion de ce genre, deux taux de change : l’un pour le secteur tra­di­tion­nel, qui serait le taux de change tra­di­tion­nel, actuelle­ment en vigueur, et l’autre pour le secteur indus­triel, car la mon­naie dans laque­lle se vendent les fab­ri­ca­tions de ce secteur mérit­erait d’être négo­ciée à un taux beau­coup plus élevé au regard des mon­naies des pays évolués. 

A — La théorie économique et les précédents

C’est là une sit­u­a­tion qui n’a rien à voir avec celle que Ricar­do pre­nait en con­sid­éra­tion lorsqu’il démon­trait que le libre-échange con­duit à l’en­richisse­ment mutuel des nations qui l’ap­pliquent. En effet Ricar­do raison­nait pour les économies de son époque qui étaient des économies européennes actives, certes, mais homogènes, économies dont l’évo­lu­tion sécu­laire avait été suff­isam­ment pro­gres­sive pour que toutes les pro­duc­tions com­pat­i­bles avec le niveau du marché de l’emploi aient déjà été entreprises.

Plus par­ti­c­ulière­ment il raison­nait sur l’ex­em­ple des échanges entre l’An­gleterre et le Por­tu­gal. Il con­statait que l’An­gleterre avait une effi­cac­ité par­ti­c­ulière pour pro­duire des draps alors que le Por­tu­gal était placé dans des cir­con­stances priv­ilégiées, de son côté, pour pro­duire du por­to. Aus­si con­sid­érait-il qu’il était à la fois de l’in­térêt des Anglais et de l’in­térêt des Por­tu­gais d’échang­er libre­ment leurs matières tis­sées et leurs vins, de façon à ce que ce soit dans chaque cas le plus effi­cace des deux qui l’emporte : les con­som­ma­teurs ne pou­vaient qu’en prof­iter, sans que cela ne cause de dom­mages aux producteurs.

C’est un raison­nement auquel il n’y a rien à redire. Mais il est évi­dent égale­ment que la sit­u­a­tion de “rup­ture de bar­rage” dans laque­lle nous nous trou­vons actuelle­ment n’a rien à voir avec le cas dépeint par Ricardo.

Si les théories de cet émi­nent écon­o­miste sont sou­vent évo­quées comme des arti­cles de foi, c’est parce que tout sys­tème d’en­seigne­ment mono­lithique con­duit rapi­de­ment à une pen­sée unique. Les soi- dis­ant experts réci­tent ce qu’ils ont appris, alors que si Ricar­do vivait de notre temps il jugerait la sit­u­a­tion autrement que ceux qui se réfèrent à ses pro­pres juge­ments tirés de l’ob­ser­va­tion du com­merce entre l’An­gleterre et le Por­tu­gal au XIXe siècle.

Sans doute Ricar­do noterait-il que toute opéra­tion d’échange inter­na­tion­al est destruc­trice d’emploi dans des pays à salaires élevés qui com­mer­cent avec des pays à salaires plus bas. Seule­ment si un pays à salaires élevés et inca­pable de réa­gir con­tre les pertes d’emplois en affir­mant sa supré­matie dans des spé­cial­ités nou­velles devant lesquelles les pays moins rich­es doivent s’in­clin­er, les mécan­ismes du marché tirent sa mon­naie et ses rémunéra­tions vers le bas. Pour demeur­er riche, en valeur rel­a­tive, il faut se dis­tinguer par un ensem­ble de qual­ités dont les pays moins rich­es ne sont pas capa­bles de faire preuve.

Dans le cas présent, ce n’est pas un ensem­ble de qual­ités intrin­sèques, émi­nentes au point de jus­ti­fi­er un revenu 10 à 20 fois plus élevé, qui nous dis­tingue des pays asi­a­tiques. Les habi­tants de ces pays nous valent bien, pour l’in­tel­li­gence, avec même, en plus, l’ardeur qui com­mence à faire défaut aux nan­tis que nous sommes. Ce qui nous dis­tin­guait, jusqu’i­ci, c’é­tait l’im­pos­si­bil­ité tech­nique de trans­planter dans les pays asi­a­tiques les équipements de la Révo­lu­tion indus­trielle car il aurait fal­lu le faire d’un seul bloc, comme le Japon l’avait fait, et à une époque où les tech­niques étaient bien moins sophistiquées.

Or bru­tale­ment, en 1970, les facil­ités des com­mu­ni­ca­tions et des télé­com­mu­ni­ca­tions sont dev­enues telles que la trans­plan­ta­tion est dev­enue pos­si­ble, et ceci isolé­ment méti­er par méti­er, à l’ini­tia­tive de tous les chefs d’en­tre­pris­es qui avaient intérêt à tir­er par­ti de l’aubaine.

La sit­u­a­tion est telle que, con­for­mé­ment aux vues très justes de Ricar­do, nous ten­dons vers une égal­i­sa­tion des sit­u­a­tions indi­vidu­elles avec ceux des pays asi­a­tiques — et ils sont nom­breux — qui présen­tent une unité nationale. Mais rien ne nous oblige à admet­tre que, par l’ef­fet d’un malen­con­treux appétit de lucre, nous viv­ions cette égal­i­sa­tion sous le signe des pertes d’emplois et du chômage.

Il est par­faite­ment pos­si­ble de trans­met­tre son savoir à d’autres nations sans admet­tre, pour autant, qu’un épisode obligé du développe­ment de leur économie con­siste à se servir de notre pro­pre marché comme d’un débouché d’ap­point, alors qu’elles ne sont pas encore par­v­enues à la matu­rité de leurs salaires et de leurs prix de revient.

C’est une sit­u­a­tion que les USA, vain­queurs en 1945, ont su par­faite­ment gér­er. Leur économie était en avance sur les économies européennes au point que, abstrac­tion faite des destruc­tions dues à la guerre, la pro­duc­tiv­ité du tra­vail aux USA était, en moyenne, trois fois supérieure à l’eu­ropéenne. Les USA, à l’époque, n’ont pas choisi de dop­er l’é­conomie européenne en ouvrant leur marché aux ventes de celle-ci.

Bien au con­traire, mis à part le souci généreux qui l’an­i­mait, le général Mar­shall était préoc­cupé, en 1947, de raviv­er l’é­conomie améri­caine, qui ne tra­vail­lait plus pour la guerre, et à laque­lle l’Eu­rope, en grande par­tie sin­istrée, ne pas­sait pas de com­man­des (en dépit de ses besoins). Aus­si le “Plan Marschall” con­sista-t-il en des dons grâce aux­quels les pays européens ont été équipés, certes, mais en main­tenant et, même, en favorisant la crois­sance aux USA.

Le Gou­verne­ment des USA allouait son aide en accep­tant de pren­dre en charge celles des com­man­des de matériel d’équipement des Européens qu’il agréait. Ces com­man­des étaient payantes pour les entre­pris­es européennes, ce qui ne leur don­nait donc pas d’a­van­tage com­mer­cial indu. Les sommes ain­si ver­sées par elles étaient créditées en compte au béné­fice du gou­verne­ment améri­cain. Celui-ci les util­i­sait à des dons aux États européens lorsqu’il jugeait que ces derniers accom­plis­saient eux-mêmes des efforts suffisants.

Les entre­pris­es européennes devaient faire leur affaire de négoci­er, et de pay­er les achats de licences néces­saires. Sou­vent leurs four­nisseurs améri­cains prof­i­taient de l’oc­ca­sion pour se réserv­er des pris­es de par­tic­i­pa­tions, voire pour livr­er eux-mêmes les pre­mières marchan­dis­es des­tinées à ali­menter le marché européen.

Il est bien cer­tain que si les USA avaient, à cette époque, abais­sé leurs bar­rières douanières, nom­bre d’hommes d’af­faires se seraient employés à tir­er par­ti des bas salaires européens. Les lacunes de la pro­tec­tion tar­i­faire ont même per­mis ponctuelle­ment de telles con­cur­rences. Cela a été le cas pour le lavage à la main des den­telles de prix, portées par les dames améri­caines : il a existé une organ­i­sa­tion pour expédi­er ces den­telles en Europe par fret aérien, afin qu’elles puis­sent être con­fiées à des lavandières moins onéreuses que les américaines.

En sens inverse, du reste, la Panam, qui voulait se pré­val­oir de traiter ses pas­sagers avec la meilleure cui­sine, ame­nait par avion à Paris des poulets du Ken­tucky, que Max­im’s cuisi­nait et met­tait en boîte et elle les rame­nait, tou­jours par avion, en Amérique. C’est que l’é­cart de pro­duc­tiv­ité dans l’A­gri­cul­ture, entre les USA et la France, était tel qu’il dépas­sait l’é­cart entre les salaires.

Ce n’est donc pas la pos­si­bil­ité physique d’u­tilis­er la main-d’oeu­vre européenne qui a fait défaut. C’est la poli­tique améri­caine qui ne l’a pas per­mis. Par exem­ple juste avant l’in­stau­ra­tion du Plan Mar­shall, il y avait bien eu un accord com­mer­cial entre la France et les USA : l’ac­cord Blum-Byrnes de mai 1946 : il con­sis­tait, en échange d’un recours financier, à ouvrir le marché français aux pro­duits améri­cains, et non pas l’inverse.

Ce n’est que vingt ans après, le Plan Mar­shall ayant réus­si, que la con­cur­rence européenne devint gênante pour les USA, qui achevaient de vivre les “gold­en six­ties” de l’ère Kennedy. Ain­si les Améri­cains de l’époque avaient-ils su aider un con­ti­nent entier à se hiss­er à leur niveau sans ouvrir pour autant leur pays à une con­cur­rence qui aurait été anor­male et en y trou­vant au con­traire l’oc­ca­sion de con­quérir des posi­tions durables dans l’é­conomie européenne. 

B — Ce qui pourrait être une solution pratique

Une solu­tion, inter­ven­tion­niste comme l’a été le Plan Mar­shall, mais imprat­i­ca­ble, con­sis­terait à exiger des pays asi­a­tiques en voie de muta­tion qu’ils perçoivent à leur pro­pre prof­it des droits d’ex­por­ta­tion sur leurs fab­ri­ca­tions indus­trielles de manière à en aug­menter le prix. Cela serait à la fois à notre avan­tage puisque nous subiri­ons une con­cur­rence moins vio­lente et à l’a­van­tage de ces pays puisque les ressources publiques qu’ils en tir­eraient leur per­me­t­traient de s’équiper plus rapi­de­ment. Mais il est bien évi­dent qu’une telle propo­si­tion ne serait pas accep­tée par les pays en cause : ils préfèrent jouir des avan­tages d’une con­cur­rence automa­tique­ment gag­nante car ils peu­vent ain­si accom­plir facile­ment de grandes enjam­bées dans l’adap­ta­tion aux activ­ités indus­trielles mod­ernes, sans avoir à atten­dre patiem­ment qu’un poten­tiel de con­som­ma­tion de même nature ne soit dévelop­pé chez eux.

France 1950 — 1993. : Chômeurs au sens du​Bureau inter­na­tion­al du tra­vail (BIT) en milliers.
Sources : OCDE
France 1950 — 1993. : Valeurs du coef­fi­cient k : valeur glob­ale des impor­ta­tions extra­com­mu­nau­taires de “ pro­duits man­u­fac­turés divers ” rap­portée au salaire horaire ouvri­er moyen (1975 = 1).
Sources : OCDE

Mais il existe un autre moyen de par­venir au même résul­tat. Ce serait que les pays indus­tri­al­isés qui ont tout à red­outer de la con­cur­rence épisodique mais destruc­trice que nous avons décrite étab­lis­sent chez eux des droits d’en­trée, à la con­di­tion expresse que le pro­duit de ces droits, au lieu de tomber dans le bud­get général, soit entière­ment des­tiné à sub­ven­tion­ner nos expor­ta­tions, notam­ment de biens d’équipement, à des­ti­na­tion des pays dont nous auri­ons taxé les impor­ta­tions chez nous.

Au fond tout le prob­lème, pour éviter les méfaits d’un libre-échange dévoyé, avec les pays asi­a­tiques, con­siste à établir des com­pen­sa­tions dont l’ef­fet soit de rap­procher, dans les échanges que nous pra­tiquons avec eux, les coûts de nos salaires avec ceux exis­tant que ces pays pra­tiquent pour leurs fab­ri­ca­tions indus­trielles. En effet la per­cep­tion effec­tuée à l’im­por­ta­tion sur les pro­duits asi­a­tiques équiv­audrait à major­er les niveaux des salaires qui y sont con­tenus, tan­dis que la sub­ven­tion accordée à nos impor­ta­tions équiv­audrait à dimin­uer les salaires con­tenus dans nos pro­duits exportés. Il est bien évi­dent que, pour résoudre le prob­lème de l’emploi créé par la con­cur­rence asi­a­tique, il faut raison­ner en ter­mes de nom­bre d’emplois et non pas en ter­mes moné­taires comme nous le faisons depuis Col­bert (c’est une habi­tude qui colle à la peau).

Il n’est pas ques­tion d’ar­riv­er à un équili­bre par­fait, dont l’ef­fet serait presque d’an­nuler les nou­velles impor­ta­tions asi­a­tiques : il suf­fi­rait d’établir des droits dont le pro­duit per­me­t­trait un sub­stantiel abaisse­ment du prix des expor­ta­tions que nous feri­ons en Asie pour com­penser le coût de nos achats.

Les taux des droits à établir n’au­raient rien de démen­tiel. En effet, dans notre type d’é­conomie, le coût du pro­duit indus­triel moyen com­porte 40 % de sa valeur en salaires et en charges sociales, dans l’en­tre­prise man­u­fac­turière. Si les pro­duits asi­a­tiques con­cur­rents sont fab­riqués avec des salaires 10 fois moins élevés, le pour­cent­age des salaires qui se trou­vent dans les pro­duits importés n’est plus que de 4 % du prix de revient du pro­duit en Europe au lieu de 40 %. Il ne serait donc pas mal venu d’établir (sur les 60 + 4 = 64 F du prix d’im­por­ta­tion) des droits de douane d’un mon­tant de 25 ou 30 %. En effet tout se passerait comme si les 4 % avaient été portés à 29 ou 34 %, ce qui lais­serait encore de la marge en faveur de l’im­por­ta­tion. Mais les 25 ou 30 % qui auraient été perçus équiv­audraient à 6 ou 7 fois le salaire asi­a­tique, de telle sorte que tout se passerait, lorsque les Asi­a­tiques nous com­man­deraient des équipements, comme s’ils con­sacraient à cette acqui­si­tion 7 ou 8 fois le salaire d’un de leurs tra­vailleurs, ce qui nous per­me­t­trait, en échange du salaire de 10 tra­vailleurs asi­a­tiques, de met­tre au tra­vail 7 ou 8 ouvri­ers pour la fab­ri­ca­tion d’équipements au lieu d’un seul actuellement.

Il est bien cer­tain qu’une solu­tion de ce genre ne peut pas être instau­rée par un pays isolé. La France fait par­tie de l’Eu­rope et la moin­dre des choses serait que la mesure soit prise au plan européen. Il est bien cer­tain aus­si qu’une telle mesure serait d’une appli­ca­tion com­plexe. Elle néces­sit­erait l’ex­is­tence d’une véri­ta­ble admin­is­tra­tion du Plan Mar­shall, qui suiv­rait pays par pays et pro­duit par pro­duit l’évo­lu­tion de l’in­dus­tri­al­i­sa­tion asi­a­tique de manière à établir sur chaque type de pro­duit ce qu’il faudrait de com­pen­sa­tion, mais pas trop.

Il faudrait égale­ment que cette Admin­is­tra­tion veille à ce que les Douanes européennes effectuent les mêmes prélève­ments sur les pro­duits asi­a­tiques lorsque ces pro­duits sont incor­porés dans les fab­ri­ca­tions d’autres pays — y com­pris par exem­ple dans les pro­duits améri­cains. Nous savons en effet que les pro­duits améri­cains, encore plus sou­vent que les nôtres, incor­porent des fab­ri­ca­tions asiatiques.

Une telle sit­u­a­tion dégénér­erait en con­flit com­mer­cial avec les USA si ceux-ci ne voulaient pas démor­dre de leur posi­tion actuelle. Mais dans un tel con­flit com­mer­cial nous tien­dri­ons le bon bout, car le sys­tème que nous établiri­ons don­nerait une très forte prime aux expor­ta­tions de biens et d’équipements de l’Eu­rope vers les pays asi­a­tiques : ce ne sont pas les USA qui pour­raient, comme nous, sub­ven­tion­ner de 70 à 80 % les salaires de leurs ouvri­ers tra­vail­lant pour l’ex­por­ta­tion en Asie.

C — Insertion de cette politique commerciale dans une géopolitique européenne

Crois­sance com­parée et cumulée de l’emploi dans les secteurs pub­lic et privé, en Amérique du Nord, Com­mu­nauté européenne et au Japon, en mil­lions, de 1973 à 1992.
Sources : OCDE

Envis­agé sous l’an­gle géopoli­tique, le prob­lème ne s’ar­rête pas là. En effet nous sommes décidé­ment à une époque sin­gulière. Nous vivons, du fait de l’in­dus­tri­al­i­sa­tion de l’Asie, un cat­a­clysme économique que n’ont pas con­nu les généra­tions antérieures. Mais dans le même temps l’en­richisse­ment que nous avons accu­mulé, joint à l’in­suff­i­sance de notre natal­ité, nous créent de graves prob­lèmes d’im­mi­gra­tion, en prove­nance du Maghreb et des pays de l’Est. Les USA sont dans le même cas. Pour eux, il s’ag­it de l’im­mi­gra­tion en prove­nance du Mex­ique et de l’Amérique latine. Pour les Japon­ais eux-mêmes la men­ace d’im­mi­gra­tion vient des pays asiatiques.

Il est clair que face à de tels prob­lèmes chaque groupe de pays doit chercher à le résoudre au mieux. Mal­heureuse­ment les bar­rages à l’im­mi­gra­tion ne sont plus aus­si effi­caces qu’autre­fois. Les Améri­cains en ont subi la démon­stra­tion puisqu’ils étaient allés jusqu’à dress­er un bar­rage élec­tri­fié le long de leur fron­tière avec le Mex­ique et que cela n’a pas empêché les immi­grants de pass­er. Aus­si ont-ils choisi avec réal­isme une nou­velle voie, qui con­siste à aider à ce que la délo­cal­i­sa­tion de leurs pro­pres entre­pris­es se fasse par préférence sur les ter­ri­toires des pays dont ils red­outent l’im­mi­gra­tion. C’est pourquoi ils ont établi entre eux-mêmes et le Cana­da d’une part, et le Mex­ique d’autre part, le marché com­mun de l’ALE­NA. L’ex­is­tence de ce marché com­mun incite les entre­pris­es améri­caines à inve­stir au Mex­ique, ce qui devrait y fix­er les tra­vailleurs mex­i­cains. Ain­si ces derniers n’au­raient plus besoin d’en­tr­er aux USA pour trou­ver du tra­vail et de meilleurs salaires.

Ce type de prob­lème se pose aus­si à la France et aux autres pays d’Europe.

Tant qu’à admet­tre le libre-échange et à admet­tre que nos entre­pris­es puis­sent se délo­calis­er, il con­viendrait de faire en sorte qu’elles se délo­calisent par préférence au Maghreb ou dans les pays de l’Est. Con­cer­nant le Maghreb une telle évo­lu­tion serait d’au­tant plus aisée que la bar­rière lin­guis­tique n’ex­iste pra­tique­ment pas. Nous auri­ons égale­ment beau­coup moins à red­outer les ini­tia­tives con­cur­ren­tielles de ces pays après les avoir aidés que ce n’est le cas des pays asi­a­tiques, dont la pugnac­ité indus­trielle et com­mer­ciale est beau­coup plus red­outable que celle des pays d’Islam.

Pour conclure

Je viens de délivr­er une inter­pré­ta­tion raison­née des phénomènes que nous sommes en train de vivre. Je vais ain­si à l’en­con­tre de la pen­sée unique. J’ig­nore dans quelle mesure les déten­teurs de la pen­sée unique sont absol­u­ment insen­si­bles aux phénomènes que je viens de décrire. Je suis cer­tain en tout cas que le fait d’ad­hér­er à la pen­sée unique est, pour eux, un grand élé­ment de con­fort. Il per­met à la fois de tenir des dis­cours poli­tiques atten­tifs au bien-être du con­som­ma­teur et de par­ticiper à des réu­nions inter­na­tionales où des négo­ci­a­teurs dépourvus de véri­ta­bles respon­s­abil­ités économiques célèbrent en chœur les ver­tus du libre-échange tout en chipotant sur des points particuliers.

Mais je suis loin d’être seul à dénon­cer les dan­gers dont je viens de mon­tr­er l’ex­is­tence. D’autres le font vigoureuse­ment à par­tir de don­nées dif­férentes. C’est ain­si que le pro­fesseur Mau­rice Allais, notre seul prix Nobel d’É­conomie poli­tique, dénonce les méfaits du libre-échange, exer­cé dans les con­di­tions actuelles avec les pays du Sud-Est asi­a­tique. Mau­rice Allais ne part pas de la recon­sti­tu­tion his­torique que j’ai faite : il fonde ses juge­ments sur des courbes qui font appa­raître des cor­réla­tions révélatrices.

L’une, qui est la courbe du chô­mage dans notre pays, mon­tre quelle en a été l’ac­céléra­tion à par­tir du milieu des années 70. L’autre courbe est celle du développe­ment des impor­ta­tions français­es en prove­nance des pays extérieurs au Marché unique : elle mon­tre que c’est à la même époque que ces échanges avaient pris leur élan. La cor­réla­tion entre ces deux courbes for­ti­fie Mau­rice Allais dans la recom­man­da­tion de nous pro­téger con­tre les fab­ri­ca­tions est-asi­a­tiques, à l’é­gard desquelles il estime que les con­di­tions du libre-échange ne sont pas réu­nies. Mau­rice Allais n’est pas un adepte de la pen­sée unique. Aus­si, en dépit de ses références, n’est-il pas con­sulté par les autorités. Ses cris d’alarme n’éveil­lent pas d’échos.

Venant d’un hori­zon totale­ment dif­férent, M. James Gold­smith sou­tient les mêmes thès­es. M. James Gold­smith est un homme d’af­faires fran­co-anglais qui a amassé une véri­ta­ble for­tune en achetant et en reven­dant à bon escient des entre­pris­es en Europe puis en Amérique du Nord. Retiré après for­tune faite, il con­sacre ses loisirs à aver­tir ses conci­toyens français et anglais des dan­gers de nos rela­tions com­mer­ciales avec les pays du Sud-Est asi­a­tique. Il n’est pas un théoricien mais il a un for­mi­da­ble flair, dont la pra­tique a prou­vé les qual­ités. Il n’est pas con­sulté pour autant. Aus­si est-il entré en poli­tique, pour ten­ter de se faire entendre.

(*) Activ­ités du Par­lement européen
Com­paru­tion de M. Bange­mann le 8 novem­bre 1994 devant la Com­mis­sion des Rela­tions économiques extérieures
Quant à la Chine, M. Bange­mann est de l’avis que dans les secteurs man­u­fac­turi­ers où la Chine est très forte (bicy­clettes, cer­tains types de chaus­sures et de jou­ets, etc.) on ne devrait pas essay­er de l’ar­rêter par le biais de restric­tions à l’im­por­ta­tion, mais de “lui don­ner cette chance de se dévelop­per dans ces secteurs” en même temps, l’in­dus­trie européenne devrait décider d’a­ban­don­ner les domaines où elle n’est man­i­feste­ment pas com­péti­tive et s’ori­en­ter vers d’autres secteurs plus promet­teurs pour l’avenir.

Je verse encore au dossier une planche de courbes pub­liées par l’OCDE, illus­trant un aspect de la dif­férence des com­porte­ments entre les pays de l’U­nion européenne, par­ti­sans de l’É­tat-prov­i­dence, et le Japon ain­si que les USA, pays libéraux purs et durs. Ces courbes font ressor­tir les évo­lu­tions respec­tives, dans ces dif­férents pays, des effec­tifs du Secteur privé d’une part et du Secteur pub­lic d’autre part. Il est bien clair que les USA, depuis vingt ans, ont exclu­sive­ment créé des emplois privés. Au con­traire, dans la Com­mu­nauté européenne, les emplois sup­plé­men­taires ont presque con­stam­ment été des emplois publics alors même que le nom­bre des emplois privés a sou­vent diminué.

Enfin, la dernière annexe* est un exem­ple de man­i­fes­ta­tion de la pen­sée unique. C’est un extrait d’une déc­la­ra­tion de M. Bange­mann, com­mis­saire européen, en faveur d’im­por­ta­tions à par­tir de la Chine. À l’en­ten­dre, on pour­rait croire que le prob­lème est de se mon­tr­er com­préhen­sifs en faveur de ces pau­vres Chi­nois, qui ont, par acci­dent, la chance d’être per­for­mants pour la fab­ri­ca­tion des bicy­clettes, des chaus­sures et des jou­ets. Quant à nous, nous n’au­ri­ons qu’à ori­en­ter vers des sujets plus nobles les fac­ultés que nous tenons de la providence…

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