L’Europe et les industries de service

Dossier : L'EuropeMagazine N°586 Juin/Juillet 2003
Par Gérard MESTRALLET (68)

Le secteur de l’én­ergie a longtemps été perçu comme essen­tielle­ment tech­nique, plan­i­fié et régulé, et le mono­pole a été longtemps jus­ti­fié pour des raisons économiques fon­da­men­tales. Au milieu des années 1980, les inno­va­tions tech­nologiques, et notam­ment la per­cée des tur­bines à gaz, qui per­me­t­tent de pro­duire économique­ment de l’élec­tric­ité avec des unités de taille plus réduite, ont boulever­sé le paysage énergé­tique et mar­qué la fin des ren­de­ments crois­sants, rai­son d’être du mono­pole dans la pro­duc­tion. Dans le secteur des réseaux, les télé­com­mu­ni­ca­tions ont con­nu une évo­lu­tion comparable.

La crise du marché de l’én­ergie en Cal­i­fornie a pu faire naître des inter­ro­ga­tions sur l’op­por­tu­nité des mesures de libéralisation.

Elle souligne en réal­ité les lim­ites d’une libéral­i­sa­tion par­tielle : seule en effet, la pro­duc­tion avait été libéralisée.

Le débat le plus impor­tant doit porter sur les formes de la libéral­i­sa­tion, car la con­cur­rence béné­ficiera tou­jours au con­som­ma­teur, qu’il soit indi­vidu­el ou indus­triel. Aujour­d’hui, l’en­jeu majeur est d’or­gan­is­er cette con­cur­rence dans des con­di­tions saines, loyales non dis­crim­i­na­tives, pro­pre à ouvrir de façon opti­male le secteur et à répon­dre aux besoins du consommateur.

Se fix­er pour objec­tif l’avène­ment d’un marché par­fait de l’élec­tric­ité serait une illu­sion. Par sa nature même, l’élec­tric­ité n’est pas une com­mod­ité comme une autre : elle ne se stocke pas. Et cela a des con­séquences : la néces­sité d’as­sur­er à tout instant, pour des raisons physiques, l’é­gal­ité entre pro­duc­tion et con­som­ma­tion. Celle-ci ne résulte jamais d’un véri­ta­ble équili­bre instan­ta­né entre offre et demande, mais bien de l’ac­tion d’in­ter­mé­di­aires (dis­patch­ing ou opéra­teur de réseau indépendant).

Dans ces con­di­tions il faut trou­ver le chemin cri­tique per­me­t­tant de réus­sir la libéral­i­sa­tion. Trois thèmes peu­vent être évo­qués dans cette perspective.

  • Le pre­mier a trait au bon fonc­tion­nement des réseaux. Il ne faut pas oubli­er qu’à l’o­rig­ine les réseaux en Europe n’ont pas été dimen­sion­nés pour accueil­lir des échanges com­mer­ci­aux inten­sifs. Les inter­con­nex­ions ont été établies his­torique­ment dans une logique de sec­ours tech­nique entre des sys­tèmes ter­ri­to­ri­aux jux­ta­posés et non dans une per­spec­tive d’échanges com­mer­ci­aux général­isés. Flu­id­i­fi­er le marché européen impli­quera de con­stru­ire des capac­ités de trans­port trans­frontal­ières sup­plé­men­taires, à con­di­tion toute­fois qu’elles aient une véri­ta­ble jus­ti­fi­ca­tion économique.
  • Le sec­ond porte sur la notion de ” juste prix ” et sur la tar­i­fi­ca­tion opti­male. Les con­traintes d’in­ter­con­nex­ions lim­i­tent forte­ment les capac­ités de tran­sit et ren­dent ter­ri­ble­ment com­plexe toute tar­i­fi­ca­tion cohérente et équitable des tran­sits. Les États-Unis appliquent avec suc­cès dans la zone Penn­syl­vanie, New Jer­sey, Mary­land la tar­i­fi­ca­tion nodale : le niveau de prix est déter­miné par un pro­gramme d’op­ti­mi­sa­tion sous la con­trainte de non-sat­u­ra­tion des lignes. Il s’ag­it de livr­er en pri­or­ité les acteurs qui sont le plus prêts à pay­er pour être livrés, en util­isant les moyens les moins coû­teux et en ten­ant compte des capac­ités de trans­mis­sion lim­itées du réseau. Il fau­dra un mod­èle européen.
  • Enfin, il est clair que l’Eu­rope aura un rôle gran­dis­sant à jouer. Cer­tains sujets ne relèvent pas du principe de sub­sidiar­ité et doivent trou­ver une tra­duc­tion dans des instances européennes. Il est illu­soire de penser que les réseaux nationaux iront jusqu’à coor­don­ner la ges­tion des flux d’én­ergie et leur poli­tique d’in­vestisse­ment, car cha­cun d’en­tre eux raisonne par rap­port à son marché national.


Or, ce sont pré­cisé­ment les réseaux qui déti­en­nent l’une des clefs du bon fonc­tion­nement du marché européen de l’én­ergie qui se met en place. À cette fin, il est indis­pens­able que ces réseaux soient juridique­ment séparés des pro­duc­teurs. Pour ces raisons, un régu­la­teur européen devrait pou­voir coex­is­ter avec les régu­la­teurs nationaux. Nous en sommes encore loin.

Quel est aujourd’hui le paysage européen et le jeu des grands acteurs ?

Il reste encore frag­men­té. Les capac­ités d’in­ter­con­nex­ion, notam­ment, freinent la réal­i­sa­tion d’un marché unique de l’élec­tric­ité. Ceci a pour con­séquence de main­tenir de nom­breux sous-marchés pos­sé­dant leurs car­ac­téris­tiques pro­pres (Ital­ie, Espagne, Benelux, Roy­aume-Uni), mais égale­ment des niveaux de prix hétérogènes, compte tenu des dif­férences entre parcs de pro­duc­tion. Toute­fois, l’ou­ver­ture du marché s’ac­célère et cer­tains grands opéra­teurs pren­nent des posi­tions européennes, voire mon­di­ales. D’autres se posi­tion­nent sur des activ­ités de niches.

Anticiper la création de ce grand marché européen de l’énergie a été au cœur de la stratégie de Suez.

Nous avons réu­ni de grandes entre­pris­es français­es et belges (Suez, Lyon­naise des Eaux, Société Générale de Bel­gique) pour con­stituer un des grands acteurs mon­di­aux de l’én­ergie et de l’environnement.

Suez est aujour­d’hui l’un des dix pre­miers acteurs mon­di­aux privés dans l’én­ergie. Le Groupe dis­pose d’une capac­ité de pro­duc­tion d’én­ergie de 50 000 MW, dont la moitié en Europe, et de réseaux de trans­port de gaz d’une capac­ité de 100 mil­liards de mètres cubes.

En Europe, le Groupe est le six­ième acteur sur le marché européen de l’élec­tric­ité en ter­mes de capac­ité instal­lée et de vol­umes de vente, avec 7 % du marché con­ti­nen­tal ; le six­ième dans le gaz avec 4 % du tran­sit européen.

Quel est notre modèle d’entreprise ?

Il se con­stru­it autour de deux axes majeurs.

1) Une présence sur l’ensem­ble de la chaîne de valeur énergé­tique : pro­duc­tion d’élec­tric­ité, équili­brage, trans­port, dis­tri­b­u­tion, achat et vente d’élec­tric­ité et de gaz naturel, ser­vices énergé­tiques asso­ciés. Cette large palette de com­pé­tences est un atout majeur pour le Groupe : son offre est com­péti­tive et, le cas échéant, com­binée. Le porte­feuille d’ac­t­ifs est, quant à lui, opti­misé par la recherche du meilleur équili­bre entre act­ifs physiques (con­trats élec­triques, ter­minaux gaziers) et les posi­tions de vente. La ges­tion est cen­tral­isée et des lim­ites très strictes sont fixées aux engage­ments de trad­ing.

2) La con­ver­gence gaz-élec­tric­ité est un fac­teur clé de com­péti­tiv­ité des acteurs du marché de l’én­ergie. Aujour­d’hui en Europe, un six­ième de l’élec­tric­ité est pro­duit avec le gaz naturel ; dans moins de vingt ans, ce sera sans doute plus du tiers. (Il y aura donc une prime aux acteurs intégrés.)

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Quelles perspectives en France ?

La France représente aujour­d’hui après l’Alle­magne le sec­ond marché d’Eu­rope. Elle compte deux des grands acteurs mon­di­aux du secteur.

Il n’est pas évi­dent de pren­dre posi­tion sur le marché français. Si l’on veut pren­dre pied sur le marché français, on ne peut pas se con­tenter du trad­ing. Con­traire­ment à Enron, nous n’avons jamais pen­sé qu’il était pos­si­ble de sépar­er le méti­er d’in­dus­triel — et les act­ifs qui vont avec — de la com­mer­cial­i­sa­tion de l’élec­tric­ité. Ceci, bien enten­du, en rai­son de la nature du bien que l’on vend, l’élec­tric­ité. Ensuite, nous croyons en revanche qu’il est pos­si­ble d’op­ti­miser la per­for­mance d’un porte­feuille d’ac­t­ifs via le trad­ing, et c’est le sens de la Bourse française de l’élec­tric­ité (Pow­ernext).

Compte tenu des con­traintes d’in­ter­con­nex­ion et de la sur­ca­pac­ité du parc français, nous ren­forcer sur le marché français impli­quait de se rap­procher de pro­duc­teurs indépen­dants, et c’est ce que nous avons fait en con­clu­ant des accords com­mer­ci­aux avec la Com­pag­nie nationale du Rhône (CNR) et la Société hydroélec­trique de Mon­tagne (SHEM), dont la puis­sance instal­lée avoi­sine 3 700 MW (soit env­i­ron 3,5 % du parc français). D’autres élec­triciens se sont engagés dans cette voie, comme Ende­sa avec la SNET, fil­iale des Char­bon­nages de France.

Je voudrais revenir un instant sur le risque d’in­ter­pré­ta­tion erronée du proces­sus de libéral­i­sa­tion. Il est, hélas, pos­si­ble que l’on attribue à l’ou­ver­ture des marchés les hauss­es prévis­i­bles de la fac­ture d’élec­tric­ité résul­tant de l’ac­croisse­ment des charges de ser­vice pub­lic ou du finance­ment des retraites. Cette vision des choses est inex­acte, car la con­cur­rence est une chance pour les con­som­ma­teurs, que ce soit en matière de prix ou de qual­ité de l’of­fre. SUEZ s’ap­pli­quera pour sa part à en apporter la preuve.

En con­clu­sion, je souhaitais soulign­er que ser­vice pub­lic ne se con­fond pas avec entre­prise publique. La France apporte, par son his­toire économique, la preuve du con­traire. Le secteur privé dès le XIXe siè­cle, la ges­tion de ser­vices publics dans le trans­port fer­rovi­aire, l’élec­tri­fi­ca­tion, la dis­tri­b­u­tion d’eau dans de bonnes con­di­tions pour le con­som­ma­teur et pour le développe­ment du pays. À par­tir du milieu du XXe siè­cle, le secteur pub­lic a pris le relais dans l’én­ergie et les trans­ports et s’est acquit­té de sa tâche de façon sat­is­faisante. En Bel­gique, le secteur privé de l’élec­tric­ité a tou­jours exé­cuté avec rigueur les mis­sions de ser­vice pub­lic qui lui étaient fixées. En clair, lorsque l’É­tat fixe avec net­teté le règles du jeu du ser­vice pub­lic, celles-ci sont appliquées effi­cace­ment par les opéra­teurs qu’ils soient publics ou privés. Cette règle sim­ple est un des enjeux de la libéral­i­sa­tion du secteur de l’én­ergie, mais aus­si du mod­èle européen.

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