La dématérialisation de l’économie : mythe ou réalité ?

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Jean-Marc JANCOVICI (81)

Un PIB dont nous voulons qu’il con­tin­ue à croître. Des ressources dont nous voulons que la con­som­ma­tion annuelle se mette à décroître — ou dont la con­som­ma­tion annuelle va décroître, que cela nous plaise ou pas1. Une aug­men­ta­tion du PIB par habi­tant qui se traduit au cours des deux derniers siè­cles, dans tous les pays du monde ou à peu près, par une aug­men­ta­tion de la con­som­ma­tion d’én­ergie, de sol, de viande, de min­erais de toute nature, etc., et par une aug­men­ta­tion non moins impor­tante de la pro­duc­tion de déchets de toutes sortes, dont le CO2. Avec, pour tous ces flux, des impass­es qui se pré­cisent pour les décen­nies à venir. Enfin cha­cun d’en­tre nous — et donc nos élus — qui aime la crois­sance chez soi le lun­di mais un peu moins chez les autres le mar­di, la pre­mière étant bonne pour nos emplois et la sec­onde mau­vaise pour nos enfants, alors qu’il s’ag­it bien évidem­ment de la même.

Que faire face à cette somme de con­tra­dic­tions ? Mais c’est évi­dent mon cher Wat­son : dé-ma-té-ria-li-ser. « Avant », impos­si­ble : notre économie se nour­ris­sait de tonnes de char­bon, d’aci­er et de ciment, et les ouvri­ers ressor­taient la gueule noir­cie des mines, des loco­mo­tives et des usines : tout cela était d’un « matéri­al­isme » évi­dent. Heureuse­ment, cette vision ne sera bien­tôt qu’un sou­venir du passé : grâce à Inter­net, l’é­conomie de ser­vices, les loisirs, les employés de bureau, les vis­ites payantes au musée2, et encore quelques autres bricoles com­plète­ment dématéri­al­isées, l’employé(e) ressort de son bureau les mains pro­pres et le pli du pan­talon — ou de la jupe — impec­ca­ble. Pfuit ! Ter­minées les con­som­ma­tions matérielles, et le PIB va pou­voir mon­ter pen­dant que les con­som­ma­tions de ressources non renou­ve­lables vont baiss­er. Met­tre tout le monde der­rière un ordi­na­teur, il suff­i­sait d’y penser. Nous serons sauvés par la ter­tiari­sa­tion de l’économie.

La vérité étant, pour repren­dre une maxime d’Al­lais (l’é­con­o­miste, pas l’écrivain !), non point l’opin­ion de la majorité, mais ce qui découle de l’ob­ser­va­tion des faits, que dis­ent ces derniers ? Il est incon­testable que la part de l’emploi dans le ter­ti­aire (en France) est passée en deux siè­cles de 15 % à 70 %, avec diminu­tion à due con­cur­rence de la part des deux autres secteurs d’activité.

Mais ce raison­nement en pour­cent­age masque com­plète­ment le fait que la part de l’emploi indus­triel a égale­ment aug­men­té sans cesse jusqu’en 1974 (au détri­ment de l’emploi agri­cole), et qu’il y a 8 mil­lions d’ac­t­ifs dans l’in­dus­trie aujour­d’hui con­tre 2 mil­lions en 1800. Si nous prenons comme ratio non pas la part de l’in­dus­trie dans l’emploi mais le nom­bre d’emplois indus­triels par hectare de sol, avons-nous tant dématéri­al­isé que cela puisque le nom­bre d’emplois indus­triels par hectare a été mul­ti­plié par quatre.

Ce pour­cent­age ne dit pas non plus si un employé du ter­ti­aire de l’an 2000 con­somme moins d’eau, d’én­ergie, ou de min­erai de cuiv­re qu’un employé de l’in­dus­trie (et des mines) d’il y a un siè­cle. Si nous prenons l’én­ergie ou l’e­space au sol, le ter­ti­aire d’au­jour­d’hui est-il moins con­som­ma­teur que l’in­dus­trie d’hier ?

L’INSEE met en effet dans les ser­vices nom­bre d’ac­tiv­ités forte­ment éner­gi­vores ou dévoreuses d’e­space, à com­mencer par les trans­ports (routi­er, mar­itime ou aérien), les zones com­mer­ciales en périphérie de ville (et les accès routiers asso­ciés), et encore tout ce qui est logis­tique, loisirs, san­té3, enseigne­ment, sports, etc. ; ces activ­ités utilisent des bâti­ments qu’il va bien fal­loir chauf­fer, desservir en élec­tric­ité, et acces­soire­ment ali­menter en objets indus­triels pour leur fonc­tion­nement. Quand on sait que bâti­ments et trans­ports, mis bout à bout, sont à l’o­rig­ine de 70 % de la con­som­ma­tion d’én­ergie en France4, on mesure que l’as­sim­i­la­tion automa­tique de cette « ter­tiari­sa­tion » à une diminu­tion de la pres­sion anthropique sur l’en­vi­ron­nement est peut-être un raison­nement un peu court. Et de fait, un employé de bureau émet, en 2005, à peu près autant de gaz à effet de serre pour son seul tra­vail (y com­pris la fab­ri­ca­tion des ordi­na­teurs et de l’im­meu­ble occupé) qu’un Français de 1960 en émet­tait tous usages confondus.

Enfin, une autre obser­va­tion mon­tre qu’il n’y a point de ter­ti­aire… sans indus­trie. Si nous pou­vons pass­er nos journées con­fort­able­ment assis sur une chaise ou der­rière un ordi­na­teur, c’est bien que dans le même temps machines et ouvri­ers con­jugués fab­riquent de plus en plus « à notre place » vête­ments, nour­ri­t­ure, matéri­aux, et plus générale­ment tous les objets de la vie de « tous les jours ». Si nous pas­sons en revue les pays de la planète, n’est-il pas frap­pant de con­stater que la pro­por­tion d’emplois dans le ter­ti­aire est, grosso modo, pro­por­tion­nelle à la con­som­ma­tion d’én­ergie par habi­tant ? La faib­lesse de la con­som­ma­tion d’én­ergie par per­son­ne con­duit-elle à voir appa­raître spon­tané­ment des armées d’employés de bureau au Mali, au Népal, ou en Mon­golie ? Pas vrai­ment ! Indus­tri­al­i­sa­tion et aug­men­ta­tion de l’emploi ter­ti­aire seraient plutôt synonymes…

Peut-on ten­ter une expli­ca­tion ? L’ap­pari­tion d’in­dus­tries sup­pose certes des emplois directe­ment rat­tachés aux flux matériels dans des usines (ouvri­ers et leur encadrement), mais il faut aus­si du monde pour dis­tribuer et admin­istr­er cette pro­duc­tion, et éventuelle­ment déplac­er, aider, ou for­mer les clients. Ces emplois — de ser­vice — crois­sent avec la pro­duc­tion matérielle. Ce qui croît aus­si avec la pro­duc­tiv­ité indus­trielle, c’est le nom­bre de paires de bras et de jambes qui vont pou­voir s’in­ve­stir dans des ser­vices « de con­fort » (enseigne­ment, garde d’en­fant, ménage, restau­ra­tion, etc.), inac­ces­si­bles sinon. Il suf­fit dès lors que la per­for­mance des machines util­isées par les ouvri­ers aug­mente plus rapi­de­ment que la pro­duc­tiv­ité des employés du com­merce et des ser­vices, et le tour est joué : c’est l’emploi ter­ti­aire qui aug­mente le plus vite, mais… au ser­vice de la ges­tion d’une pro­duc­tion indus­trielle qui aug­mente tout autant, d’où une économie pas du tout dématérialisée.


Le port indus­triel d’Anvers, Bel­gique (51°13’N – 4°25’E).

Pre­mier cen­tre indus­triel de Bel­gique et deux­ième port d’Europe après Rot­ter­dam, Anvers est situé sur les rives de l’Escaut. Chef-lieu de la province fla­mande du même nom, Anvers s’inscrit aux con­fins des réseaux flu­vi­aux, routiers et fer­rés menant vers les Pays-Bas, l’Allemagne, la France et aus­si vers la Grande-Bre­tagne. Cette sit­u­a­tion géo­graphique a déter­miné la voca­tion por­tu­aire de la ville, con­nue aus­si pour être le marché où se négo­cie 80 % de la pro­duc­tion mon­di­ale de dia­mants bruts. En 2005, plus de 160 mil­lions de tonnes de marchan­dis­es ont tran­sité sur les quelque 14 000 hectares de la zone por­tu­aire. Les trois quarts du fret étaient trans­portés en con­teneurs, une pro­por­tion iné­galée en Europe. Actuelle­ment ce grand port inter­na­tion­al est en passe de s’équiper d’un parc de 38 éoli­ennes qui pro­duira l’électricité néces­saire à 74000 foy­ers. Bien que le vent souf­fle presque partout sur la planète, l’énergie éoli­enne ne représente aujourd’hui qu’un pour cent de la con­som­ma­tion mon­di­ale d’énergie.


La pro­duc­tiv­ité ouvrière aug­mente-t-elle vrai­ment plus vite que la pro­duc­tiv­ité ter­ti­aire ? Cela se plaide : il est beau­coup plus facile d’aug­menter d’un fac­teur 10 la cadence d’une machine d’embouteillage — ou le nom­bre de con­tain­ers chargés sur un bateau — à emploi qua­si-con­stant que de mul­ti­pli­er par trois le nom­bre d’en­fants con­fiés à une assis­tante mater­nelle (600 000 emplois en France en 1998) ou à un enseignant du pri­maire et du sec­ondaire (900 000 emplois). Il sera tout aus­si ardu de mul­ti­pli­er par trois — sans recourir à des machines — le nom­bre de m2 net­toyés en une journée par un agent d’en­tre­tien (1 000 000 d’emplois : pre­mière pro­fes­sion en France) ou encore le nom­bre de clients qu’un vendeur peut servir par jour (1 000 000 d’emplois)… L’in­dus­tri­al­i­sa­tion mas­sive doit donc assez logique­ment débouch­er sur une aug­men­ta­tion des flux matériels (tant que ça passe)… et de l’emploi dans le ter­ti­aire. La sec­onde évo­lu­tion serait donc plus une mar­que d’une société de plus en plus matérielle ! Et acces­soire­ment, cela sug­gère que la sobriété énergé­tique ren­forcera la part manuelle du tra­vail et non la diminuera.

Pour com­pli­quer encore le débat, toute dis­cus­sion sur la cor­re­spon­dance entre « dématéri­al­i­sa­tion » et emploi dans le ter­ti­aire se heurte aus­si à un prob­lème de nomen­cla­ture. Faut-il con­sid­ér­er comme emploi ter­ti­aire un chauf­feur de poids lourd ou une hôtesse de l’air, l’un comme l’autre ayant un emploi bien plus dépen­dant d’une énergie abon­dante qu’un ouvri­er des mines du siè­cle dernier ? Faut-il met­tre dans les activ­ités ter­ti­aires la dis­tri­b­u­tion d’eau, pleine de pom­pes et de tuyaux partout (une sta­tion d’épu­ra­tion, cela ressem­ble bigre­ment à une indus­trie !), un entre­pôt logis­tique, ou encore un hyper­marché de ban­lieue, qui est essen­tielle­ment un con­cen­tra­teur de flux physiques (de pro­duits ven­dus, de véhicules allant et venant) ? Que don­nerait une nomen­cla­ture qui pro­poserait de class­er les emplois en fonc­tion de l’in­ten­sité énergé­tique ou l’in­ten­sité carbone ?

Après la struc­ture de l’emploi, venons-en à ce qui fait l’ob­jet d’un deux­ième malen­ten­du récur­rent quand on par­le de « dématéri­al­i­sa­tion » : l’u­til­i­sa­tion d’un ratio uni­taire pour juger d’une nui­sance glob­ale. À l’aune des ratios uni­taires tout va de mieux en mieux Madame la Mar­quise. Il faut qua­tre à cinq fois moins de terre pour pro­duire un quin­tal de blé qu’il y a un siè­cle, qua­tre fois moins d’essence pour faire fonc­tion­ner un CV de puis­sance de moteur qu’il y a vingt-cinq ans, deux fois moins d’én­ergie pour chauf­fer un mètre car­ré de bâti­ment qu’il y a trente ans (en France), à peu près dix fois moins d’én­ergie pour faire une tonne de verre, et ain­si de suite : nom­bre de ratios uni­taires s’améliorent sig­ni­fica­tive­ment sur quelques décen­nies. Il faut aujour­d’hui 25 % d’én­ergie de moins pour pro­duire un euro de PIB en France qu’il y a trente ans, et c’est ce résul­tat qui con­duit sou­vent à la con­clu­sion que l’é­conomie se « dématérialise ».
Mais… le sys­tème Terre n’en a cure, et dans le même temps que nous « dématéri­al­isons » ain­si la promesse d’en­nuis futurs aug­mente. En effet, peu chaut à notre planète que les véhicules ou les indus­tries soient uni­taire­ment plus effi­caces : ce qu’elle « voit » c’est la con­som­ma­tion glob­ale pour tout ce qui est flux de matière ou d’én­ergie, ou rejets, par exem­ple de CO2. C’est bien la quan­tité totale con­som­mée qui con­di­tionne la date du pic de pro­duc­tion pour toute ressource dont le stock ini­tial est don­né une bonne fois pour toutes5, et non la con­som­ma­tion par objet fab­riqué ou util­isé. Le graphique 2 illus­tre très bien, sur les cas par­ti­c­uliers de l’én­ergie et du CO2, cet antag­o­nisme : les ratios uni­taires bais­sent (ce qui séduit notre cervelle), mais les nui­sances glob­ales aug­mentent (et c’est la seule chose qui importe à la planète).


Fort bien, dira l’e­sprit ana­ly­tique : pour le moment, l’é­conomie va plus vite que les pro­grès uni­taires, mais, si nous nous y met­tons vrai­ment, à nous l’in­verse, la crois­sance per­pétuelle sans les ennuis de la crois­sance per­pétuelle. Peut-on dis­cuter quan­ti­ta­tive­ment cette « théorie » ?

On me par­don­nera un cer­tain tro­pisme pour les émis­sions humaines de CO2, mais c’est pour­tant cette molécule toute sim­ple qui va me servir pour la démon­stra­tion qui suit. Nos émis­sions de CO2 pos­sè­dent en effet un avan­tage incom­pa­ra­ble dans toute spécu­la­tion sur l’avenir : elles font l’ob­jet d’une dou­ble con­trainte exogène, rel­a­tive­ment facile à car­ac­téris­er. La pre­mière d’en­tre elles est dic­tée par les math­é­ma­tiques : comme le CO2 émis par l’homme est issu de la com­bus­tion des hydro­car­bu­res et du défriche­ment des sur­faces forestières, et que le stock d’hy­dro­car­bu­res est fini aux échelles de temps qui nous intéressent6, tout comme la sur­face des forêts, il est absol­u­ment cer­tain que nos émis­sions de CO2 vont pass­er par un max­i­mum, puis ten­dre vers zéro à l’in­fi­ni7. Ces émis­sions de CO2 seront donc « un jour » inférieures de moitié (et même inférieures du quart, du dix­ième…) à ce qu’elles sont aujour­d’hui, que cela nous plaise ou pas. La deux­ième con­trainte exogène est fixée par le cli­mat : pour que la con­cen­tra­tion atmo­sphérique de CO2 cesse d’aug­menter, il faut pré­cisé­ment que nos émis­sions de ce gaz rede­vi­en­nent inférieures à la moitié de ce qu’elles étaient en 1990. Certes, cette diminu­tion est cer­taine « un jour », comme le para­graphe précé­dent l’ex­pose, mais pour éviter que le change­ment cli­ma­tique ne devi­enne une force de rap­pel encore plus con­traig­nante que la géolo­gie, nous seri­ons bien avisés de par­venir à ce résul­tat le plus vite pos­si­ble, dis­ons d’i­ci 2050.

La ques­tion qui se pose alors est d’une sim­plic­ité biblique : cet impératif physique trou­ve-t-il facile­ment sa place dans la « crois­sance » telle que nous la con­cevons ? C’est une petite équa­tion toute sim­ple, que la légende attribue à un pro­fesseur japon­ais dénom­mé Kaya, qui va nous aider à répon­dre à cette ques­tion. Cette équa­tion (ci-dessous) s’ob­tient tout sim­ple­ment en mul­ti­pli­ant et en divisant les émis­sions de CO2 par, suc­ces­sive­ment, l’én­ergie con­som­mée (dans le monde), le PIB mon­di­al, et enfin la pop­u­la­tion mon­di­ale. Si nous exp­ri­mons cette équa­tion avec des mots, cela donne ce qui suit :

Émis­sions de CO2 = Inten­sité CO2 de l’én­ergie x Inten­sité énergé­tique du PIB x PIB par per­son­ne x Population.

Cette cui­sine un peu par­ti­c­ulière per­met alors d’ex­primer les émis­sions de CO2 comme le pro­duit de qua­tre ter­mes sur lesquels nous tenons des raison­nements indépen­dants : ceux qui par­lent démo­gra­phie s’in­téressent rarement à l’in­ten­sité énergé­tique du PIB ; ceux qui dis­ser­tent le plus sur la crois­sance du PIB par per­son­ne sont rarement très soucieux de savoir s’il est « CO2-com­pat­i­ble », ou s’il se con­jugue avec la pop­u­la­tion, etc. Le grand mérite d’une égal­ité, aurait dit La Palisse, c’est que les deux ter­mes doivent être égaux. De ce fait, si le terme de gauche est sous con­trainte, alors le pro­duit des qua­tre ter­mes de droite doit subir la même, et cela per­met de replac­er dans une même dis­cus­sion démo­gra­phie, PIB, énergie et CO2. En par­ti­c­uli­er, s’il est cer­tain que les émis­sions de CO2 vont être divisées par deux, et s’il est souhaitable que cela se pro­duise d’i­ci 2050, com­bi­en cela con­traint-il les ter­mes de droite 

Com­mençons par la pop­u­la­tion : de 6 mil­liards en 2000, elle s’a­chem­ine vers 9 en 2050 (du moins si aucune régu­la­tion bru­tale n’in­ter­vient). Mais comme il serait d’une portée pra­tique lim­itée de sug­gér­er une divi­sion volon­taire de la pop­u­la­tion par deux en cinquante ans pour respecter l’é­gal­ité, oublions cette marge de manœu­vre et pas­sons à la suite8.

Quid du PIB par per­son­ne ? Une aug­men­ta­tion annuelle de 2 % du PIB par habi­tant, ce qui est la borne inférieure de ce que tout élu tente d’obtenir lorsqu’il est en fonc­tion, aug­mente cette valeur d’un fac­teur 3 en cinquante ans9.

Avant d’en­gager la suite de la dis­cus­sion, nous voici donc avec un terme de gauche dont nous aime­ri­ons qu’il baisse de 50 % en cinquante ans, et un pro­duit des deux ter­mes les plus à droite qui représente une mul­ti­pli­ca­tion par 4,5 env­i­ron sur le même laps de temps. Ques­tion : les deux ter­mes restants, qui se con­juguent pour don­ner l’in­ten­sité CO2 du PIB, peu­vent-ils assur­er une divi­sion par un fac­teur 9 à 10 en cinquante ans ? Peut-on, en quar­ante-cinq ou cinquante ans, faire un dol­lar de PIB avec 10 fois moins de CO2 ?

L’in­ten­sité énergé­tique de l’é­conomie s’est améliorée de 30 % dans le monde en trente-cinq ans, péri­ode qui inclut la suite du dou­ble choc pétroli­er de 1973–1979 et la mul­ti­pli­ca­tion par 10 des prix du pét­role, une inci­ta­tion autrement plus puis­sante à faire des efforts que la morale. La pro­lon­ga­tion d’un taux de diminu­tion iden­tique amèn­erait une réduc­tion de 40 % en cinquante ans env­i­ron, et c’est peut-être faire preuve d’op­ti­misme. Comme pour l’in­ten­sité CO2 de l’é­conomie, ce ratio évolue dans le mau­vais sens depuis qua­tre à cinq ans, et ce sont les pre­miers efforts, déjà faits, les plus faciles.

La jux­ta­po­si­tion des hypothès­es précé­dentes amène « math­é­ma­tique­ment » à cette con­clu­sion sur le dernier terme : l’in­ten­sité CO2 de l’én­ergie doit être divisée par 4 (en par­al­lèle d’un dou­ble­ment de l’ap­pro­vi­sion­nement en énergie sur cinquante ans), alors que cette inten­sité a pénible­ment gag­né 10 % en trente-cinq ans (graphique ci-dessus). Facile ? Sûre­ment pas. Pos­si­ble ? Beau sujet de débat : il faudrait 6 000 à 15 000 réac­teurs nucléaires en fonc­tion­nement (450 aujour­d’hui), mul­ti­pli­er par 7 la con­tri­bu­tion de la bio­masse, affec­tant la qua­si-total­ité des forêts actuelles à un usage énergé­tique, et dans le même temps mul­ti­pli­er par 7 les lacs de bar­rage. Oublions le pho­to­voltaïque et l’éolien dans ce scé­nario : même avec de forts taux de crois­sance, pass­er des 0,05 % actuels (éolien) ou 0,005 % actuels (pho­to­voltaïque) dans le total mon­di­al à quelque chose qui soit suff­isant pour boucler l’é­gal­ité ci-dessus (en quar­ante-cinq ans) est pro­pre­ment impensable.

Il en ressort inévitable­ment cette ques­tion : comme « l’en­vi­ron­nement » (c’est-à-dire des émis­sions de CO2 divisées par deux) fini­ra par gag­n­er, et à sup­pos­er que les autres ter­mes con­jugués ne fassent pas l’ob­jet d’une divi­sion par deux, quelle est l’évo­lu­tion du PIB par per­son­ne qui pren­dra place dans ce contexte ?

_________________
1. Voir par exem­ple l’ar­ti­cle Bauquis-Le Treut-Rogeaux dans ce même numéro.
2. Cela ren­voie à une anec­dote authen­tique : lors d’un col­loque organ­isé juste avant les prési­den­tielles de 2002, un homme poli­tique con­nu avait indiqué, à la suite d’une ques­tion de l’au­teur sur la manière de décou­pler économie et flux matériels, que cela se ferait sans prob­lème parce que « les gens iraient au musée pen­dant leur temps libre, ce qui con­tribuerait au PIB ». L’épisode serait ris­i­ble (et du reste il a fait rire toute la salle) s’il n’é­tait, au fond, dra­ma­tique, car il illus­tre très bien l’im­mense faib­lesse de la réflex­ion, dans les sphères poli­tiques, sur la com­pat­i­bil­ité entre la vision « clas­sique » de l’avenir et les lim­ites physiques du monde.
3. Dans nom­bre de villes de province en France, l’hôpi­tal est le pre­mier employeur, or un hôpi­tal, cela pos­sède une grosse chaudière, voit pass­er des véhicules en quan­tité impor­tante, et com­porte nom­bre de machines, de fils et de tuyaux…
4. Mais 50 % des émis­sions de gaz à effet de serre, à cause du très faible con­tenu en CO2 de l’élec­tric­ité française. La cor­re­spon­dance entre part dans l’én­ergie et part dans le CO2 est plus forte à l’échelle mon­di­ale, 40 % de l’élec­tric­ité mon­di­ale étant faite au char­bon, et 20 % au gaz.
5. La cer­ti­tude du « pic de pro­duc­tion » pour le pét­role, le gaz, le char­bon, ou n’im­porte quel min­erai se démon­tre math­é­ma­tique­ment : c’est la sim­ple appli­ca­tion aux hydro­car­bu­res d’un théorème sur les inté­grales bornées que nous avons tous eu comme exer­ci­ce de colle…
6. S’il faut 300 mil­lions d’an­nées pour faire du char­bon ou 50 mil­lions d’an­nées pour faire du pét­role, on peut con­sid­ér­er que c’est le cas.
7. Cf. le même théorème sur les inté­grales bornées !
8. Incidem­ment, rap­pelons que nom­bre de per­son­nes, dans notre pays, sug­gèrent au con­traire qu’il faut favoris­er l’ac­croisse­ment démo­graphique pour pay­er les retraites. Dans les con­di­tions actuelles, sommes-nous sûrs que nous sommes capa­bles de léguer à ces descen­dants un cap­i­tal naturel suff­isant pour assur­er leur « crois­sance » et la nôtre en prime, puisqu’ils sont cen­sés assur­er nos vieux jours ?
9. 2,7 pour être pré­cis : 1,02 à la puis­sance 50.

Les pro­pos tenus ici n’engagent en rien le groupe X‑Environnement, dont il faut rap­pel­er que, statu­taire­ment, il ne peut avoir aucune prise de posi­tion publique au nom de tout ou par­tie de la commu​nauté polytechnicienne.

Poster un commentaire