La culture générale est indispensable à la formation des futurs dirigeants

Dossier : L'X et les humanitésMagazine N°701 Janvier 2015
Par Bertrand COLLOMB (60)

Depuis quelques années, l’importance de la culture géné­rale pour une for­ma­tion com­plète des cadres et diri­geants d’entreprise est davan­tage sou­li­gnée. L’activité de l’entreprise se situe de plus en plus, même pour des cadres de niveau moyen, dans des pays dif­fé­rents, de culture, de tra­di­tion et d’histoire différentes.

On ne peut se conten­ter d’apprendre des codes simples de com­por­te­ment. Une culture his­to­rique et géo­gra­phique est de plus en plus néces­saire à une com­pré­hen­sion plus en profondeur.

REPÈRES

Naguère, les anciens élèves des grandes écoles d’ingénieurs monopolisaient les postes de dirigeants d’entreprise. Aujourd’hui, les écoles de gestion occupent une place de plus en plus importante. Cette évolution reflète la place croissante du marketing et de la finance dans les facteurs de succès des entreprises, au détriment de la production ou même de la technologie. Mais, dans les deux cas, il s’agit de formations professionnelles.
La France est encore loin du modèle britannique, où l’on peut, après avoir fait des études de philosophie, devenir banquier ou industriel.

Philosophie et curiosité

La socié­té civile inter­agit de plus en plus avec l’entreprise, qui ne peut vivre sur ses seules cer­ti­tudes tech­niques ou éco­no­miques. Le débat prend sou­vent des aspects phi­lo­so­phiques ou idéo­lo­giques que l’ingénieur ou le com­mer­çant doivent accep­ter, com­prendre et inté­grer dans leurs pro­grammes d’action.

“ Une interrogation sur la relation de l’entreprise avec la société ”

La com­mu­ni­ca­tion fait appel à un déchif­fre­ment des res­sorts de la pen­sée humaine sur lequel phi­lo­sophes, psy­cho­logues et socio­logues ont beau­coup tra­vaillé, et dont la com­pré­hen­sion donne plus de pro­fon­deur et de per­ti­nence à l’action.

RECRUTEURS CONTRE PATRONS

Les chefs d’entreprise affirment souvent l’importance de la culture générale, mais leurs recruteurs, parfois en contradiction avec les déclarations de leurs patrons, mettent trop souvent l’accent sur l’embauche de cadres immédiatement utilisables et contribuent à ce qu’une préparation professionnelle conçue de façon étroite prenne souvent le dessus sur d’autres considérations.

L’innovation, si fon­da­men­tale dans le suc­cès de l’entreprise, sup­pose une curio­si­té qui doit fran­chir les limites des fonc­tions ou des métiers, car c’est sou­vent dans ces franges qu’elle se déve­loppe. Et ceux qui s’intéressent à davan­tage que leur seul domaine de spé­cia­li­té ont plus de chances d’être par­mi les innovateurs.

Enfin, à l’intérieur même de l’entreprise se déve­loppe, notam­ment dans les jeunes géné­ra­tions, une inter­ro­ga­tion sur le sens de l’action de l’entreprise, sur sa rela­tion avec la socié­té, à laquelle l’éducation de nos cadres clas­siques ne les a pas préparés.

D’autres sujets que les sciences

Ces consi­dé­ra­tions devraient conduire à don­ner une place plus grande aux huma­ni­tés, ou à ce qu’on peut appe­ler la culture géné­rale, dans la for­ma­tion de nos cadres. Plu­sieurs écoles ont déjà com­pris ce besoin. Cer­taines ont orga­ni­sé des débats entre phi­lo­sophes et chefs d’entreprise.

L’École poly­tech­nique, qui avait tou­jours conser­vé une épreuve « lit­té­raire » à son concours d’entrée, a été la pre­mière à mettre sur pied, après les inter­ro­ga­tions de Mai 68, un dépar­te­ment Huma­ni­tés et sciences sociales assez ori­gi­nal, avec des centres d’intérêt très diver­si­fiés et des pro­fes­seurs émi­nents, qui per­met aux élèves d’aborder d’autres sujets que les sciences fondamentales.

D’autres ont orga­ni­sé, pour des cadres déjà en poste dans l’entreprise, des ses­sions de culture géné­rale sur des sujets appa­rem­ment fort éloi­gnés des pro­blèmes de l’entreprise. Mais une action plus éner­gique est néces­saire, si l’on veut vrai­ment don­ner à la culture géné­rale une place plus impor­tante dans la for­ma­tion des diri­geants d’entreprise.

Sciences sociales et management

Au-delà même de la culture géné­rale, on peut aus­si consi­dé­rer les huma­ni­tés, et plus spé­ci­fi­que­ment les sciences sociales, comme un élé­ment essen­tiel dans la for­ma­tion au management.

“ Le management a été reconnu comme une discipline scientifique autonome ”

L’enseignement du « mana­ge­ment » est la spé­cia­li­té des écoles de ges­tion, et les élèves des écoles d’ingénieurs com­plètent sou­vent leur for­ma­tion par des cours de mana­ge­ment. Le mana­ge­ment a été désor­mais recon­nu comme une dis­ci­pline scien­ti­fique auto­nome, que le CNRS appelle la ges­tion, et qui étu­die la façon dont peuvent être orga­ni­sées et gérées les organisations.

Mais le mana­ge­ment ne peut se réduire à des recettes vali­dées par l’expérience, ou à la recherche de cor­ré­la­tions entre appli­ca­tion de cer­taines méthodes et résul­tats de l’entreprise, même si trop sou­vent ce for­mat d’études de cor­ré­la­tion sta­tis­tique est impo­sé dans la recherche en ges­tion, notam­ment outre-Atlantique.

La com­pré­hen­sion des orga­ni­sa­tions et de leur mana­ge­ment est bien meilleure lorsque sont connues les bases de phi­lo­so­phie, psy­cho­lo­gie ou socio­lo­gie, voire d’histoire des rela­tions sociales. Or nos cadres, ingé­nieurs ou même ges­tion­naires, sont assez peu expo­sés à ces disciplines.

Le phénomène bureaucratique

POUR UN ENSEIGNEMENT STRUCTURÉ

L’un de nos meilleurs analystes des entreprises internationales et de leurs relations avec différents types de culture, Philippe d’Iribarne, était, de formation, ingénieur du corps des Mines. Pour comprendre son champ d’investigation, il a dû s’initier, en autodidacte doué, à la philosophie, la sociologie et l’ethnologie, ce qui du reste ne lui a pas procuré que des amis chez les spécialistes universitaires de ces disciplines. Sans que chacun doive suivre son exemple, je crois que les écoles, d’ingénieurs comme de gestion, devraient accorder une place beaucoup plus importante, notamment dans les premières années, à un enseignement des sciences sociales solide et structuré.

Lorsqu’un jeune ingé­nieur d’entretien évoque les dif­fi­cul­tés qu’il a avec les ser­vices de pro­duc­tion, en décri­vant la mau­vaise foi évi­dente de ses inter­lo­cu­teurs, ou leur sur­pre­nante irra­tio­na­li­té, et conclut péremp­toi­re­ment que « tout, fina­le­ment, est affaire de per­sonnes », on se prend à vou­loir lui expli­quer que les com­por­te­ments qu’il déplore reflètent des rôles, des posi­tions et des objec­tifs dif­fé­rents dans l’organisation, et que, s’il était à leur place, il réagi­rait sans doute de la même façon.

Lorsqu’un autre se plaint de l’irrationalité de syn­di­cats qui veulent main­te­nir des règles para­ly­santes dont les inté­res­sés eux-mêmes se plaignent, on aurait envie de lui faire lire Michel Cro­zier et Le Phé­no­mène bureau­cra­tique pour qu’il com­prenne les effets para­doxaux de la recherche d’une pro­tec­tion contre l’arbitraire des chefs.

Certes, cer­tains cher­cheurs en ges­tion connaissent et intègrent dans leurs recherches les acquis des sciences sociales, comme le montrent notam­ment les tra­vaux du Centre de recherche en ges­tion de Poly­tech­nique. Mais les sciences sociales sont, le plus sou­vent, encore peu pré­sentes dans l’enseignement de ges­tion lui-même, et les élèves y sont rela­ti­ve­ment peu exposés.

Un antidote

“ Les sciences sociales sont une ressource stratégique pour l’entreprise ”

Le dépar­te­ment Huma­ni­tés et sciences sociales de l’École poly­tech­nique a, on l’a vu, des acti­vi­tés très inté­res­santes. Une élève explique dans un autre article com­bien les sémi­naires du jeu­di matin sont pour elle « un moment libé­ra­teur et un gage d’ouverture d’esprit », sorte d’antidote à un ensei­gne­ment scien­ti­fique trop car­té­sien, moment où ima­gi­na­tion et créa­ti­vi­té peuvent se don­ner libre cours.

Mais cette des­crip­tion enthou­siaste montre aus­si que les sciences sociales ne sont pas consi­dé­rées comme une part entière du cur­sus pro­fes­sion­nel de base, néces­saire à tous ceux qui vont occu­per des postes de res­pon­sa­bi­li­té dans les entreprises.

Des points de vue complémentaires

Ayant eu le pri­vi­lège d’être élu à l’Académie des sciences morales et poli­tiques, qui com­prend, outre quelques « pra­ti­ciens », les meilleurs spé­cia­listes des dif­fé­rentes sciences sociales, j’ai été frap­pé de consta­ter com­bien, sur les sujets d’économie et d’entreprise, les points de vue de ces diverses dis­ci­plines enri­chis­saient le débat en appor­tant des points de vue dif­fé­rents et complémentaires.

“ Les sciences sociales ne sont pas considérées comme une part entière du cursus de base ”

C’était par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant pen­dant l’année que nous avons consa­crée à la posi­tion de la France dans le monde. Les réus­sites des entre­prises, les com­por­te­ments spé­ci­fiques des Fran­çais dans la mon­dia­li­sa­tion et les dif­fi­cul­tés de notre pays ont été analysés.

On ne peut com­prendre la situa­tion fran­çaise à par­tir de seules consi­dé­ra­tions éco­no­miques ou par simple com­pa­rai­son avec d’autres pays. Il faut d’abord connaître les ori­gines et les causes des réac­tions fran­çaises, depuis les phi­lo­sophes du siècle des Lumières, la bataille pour la Répu­blique, l’histoire syn­di­cale et les contro­verses sociales.

La dif­fi­cul­té est, du reste, lorsqu’on a tout com­pris, de ne pas en déduire que les pesan­teurs socio­lo­giques, ou, comme cer­tains res­pon­sables poli­tiques se plai­saient à le dire, la « fra­gi­li­té » de notre pays, sont telles qu’aucun chan­ge­ment réel n’est possible.

Phi­lippe d’Iribarne concluait au contraire, à par­tir d’une telle ana­lyse, que nos com­pa­triotes peuvent par­fai­te­ment être moti­vés pour le chan­ge­ment et accep­ter de grands défis, à condi­tion que l’on n’ignore pas d’où ils viennent et qu’on uti­lise des approches spé­ci­fiques, non néces­sai­re­ment cal­quées sur ce qui fonc­tionne dans d’autres pays.

LA RESTAURATION DE L’ÉTHIQUE

On peut discuter sur le point de savoir si la crise de 2008 était d’abord le résultat de systèmes mal construits ou mal régulés, qui donnaient des incitations perverses aux intervenants, ou s’il y a eu une perte du sens de l’éthique dans une large partie du monde des affaires, notamment mais pas uniquement financier.
Mais il me paraît clair qu’une vision trop étroitement technique, qu’elle soit financière ou juridique, a obscurci la capacité de jugement des acteurs. On a vu qu’une banque traditionnellement respectée n’avait pas compris que créer et vendre des produits, spécialement conçus pour avoir un risque élevé de perte de valeur, n’était pas seulement une contribution, sans doute légale, à la liquidité du marché, mais posait un problème éthique de bon sens.
Preuve qu’une technicité trop aiguisée, moralement justifiée par la théorie de la bienfaisance absolue du marché, aboutit à des comportements nocifs. Tout ce qui élargit l’horizon et montre les différents points de vue selon lesquels les réalités économiques peuvent s’examiner facilitera cette restauration de l’éthique, sans laquelle la régulation ne sera sans doute pas suffisamment efficace.

Un champ d’observation

Au-delà de la for­ma­tion, les entre­prises peuvent béné­fi­cier direc­te­ment des tra­vaux des sciences sociales, si elles acceptent d’en être le champ d’observation.

L’Anvie1, asso­cia­tion créée à l’initiative de Hubert Curien pour « faire des sciences humaines et sociales une res­source stra­té­gique pour l ’entre­prise », et dont j’eus la chance d’être le pre­mier pré­sident, a ain­si déve­lop­pé les rela­tions entre his­to­riens, géo­graphes, phi­lo­sophes, lin­guistes, socio­logues et entre­prises, autour des pro­blèmes concrets ren­con­trés par ces entre­prises dans leur déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal, dans leurs rela­tions sociales ou leurs rap­ports avec la société.

Son action, finan­cée pour l’essentiel par les entre­prises, com­prend à la fois des recherches spé­ci­fiques menées en entre­prise, ou des ate­liers réunis­sant des cher­cheurs avec des res­pon­sables d’entreprise sur un sujet d’intérêt commun.

La per­ma­nence de cette action, plus de vingt ans après sa créa­tion, montre l’intérêt qu’entreprises et cher­cheurs y trouvent.

Exercer une pression

Il y a donc bien, dans les entre­prises, à la fois un désir et un besoin de ce que l’on appelle huma­ni­tés et sciences sociales. Et cela pour­rait mieux se tra­duire dans la for­ma­tion des diri­geants. Les entre­prises devraient exer­cer une pres­sion plus claire et sou­te­nue dans ce sens.

Les res­pon­sables de la for­ma­tion nous diront sans doute que c’est encore ajou­ter quelque chose à des cur­ri­cu­lums déjà char­gés par les dis­ci­plines « techniques ».

Mais trou­ver le bon équi­libre, et faire ren­trer dans quelques années de for­ma­tion ce qui deman­de­rait une vie entière, c’est bien leur métier et ils savent le faire.

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1. Anvie : Asso­cia­tion natio­nale pour la valo­ri­sa­tion des sciences sociales en entre­prises, créée en 1991, pré­si­dée actuel­le­ment par Antoine Fré­rot, pré­sident-direc­teur géné­ral de Veolia.

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