En descendant les marches

Dossier : L'X et les humanitésMagazine N°701 Janvier 2015
Par Michaël FOESSEL

Ces march­es, heureuse­ment, je ne les descends pas seul. La République française est née des Lumières et d’une Révo­lu­tion d’abord présen­tée comme une Idée. C’est pourquoi la philoso­phie y joue un rôle par­ti­c­uli­er : elle incar­ne un savoir qui vaut émancipation.

On a longtemps cru qu’il faut faire de la philoso­phie pour devenir plus libre ou moins dupe des ensor­celle­ments du présent. Mais il est heureux, tout par­ti­c­ulière­ment pour moi qui descends ces march­es, que l’on ait aban­don­né l’idée que la philoso­phie accom­plit à elle seule les humanités.

REPÈRES

Durant un semestre, un cours d’histoire des idées et de philosophie est suivi par l’ensemble d’une promotion. Il donne lieu à une épreuve classante, comme s’il fallait autre chose que des savoirs positifs et des compétences techniques pour discerner les talents. C’est l’occasion de penser un peu, à l’idéal républicain, à la France et au modèle d’éducation publique qu’elle a voulu maintenir.
Pas seulement des « têtes bien pleines », mais aussi des « têtes bien faites ». Penser à Montaigne donc, qui corrige Descartes. Penser à la sagesse qui vient en complément de la science.

Le bric-à-brac des humanités

Avant de suiv­re mon cours, les élèves auront par­ticipé à un sémi­naire HSS. Au petit matin, ils auront enten­du par­ler d’histoire, de poésie, de soci­olo­gie, d’architecture, d’art, d’épistémologie ou, même, de gestion.

“ Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ”

Tout ce bric-à-brac des human­ités et des sci­ences sociales qui se retrou­ve seule­ment dans le souci d’explorer le monde avec d’autres critères que ceux de l’exactitude.

REPÈRES Durant un semes­tre, un cours d’histoire des idées et de philoso­phie est suivi par l’ensemble d’une pro­mo­tion. Il donne lieu à une épreuve clas­sante, comme s’il fal­lait autre chose que des savoirs posi­tifs et des com­pé­tences tech­niques pour dis­cern­er les tal­ents. C’est l’occasion de penser un peu, à l’idéal répub­li­cain, à la France et au mod­èle d’éducation publique qu’elle a voulu main­tenir. Pas seule­ment des « têtes bien pleines », mais aus­si des « têtes bien faites ». Penser à Mon­taigne donc, qui cor­rige Descartes. Penser à la sagesse qui vient en com­plé­ment de la science.

Un poème perdu au milieu des équations

Avant de descen­dre les march­es, j’ai par­ticipé à ce brouha­ha des human­ités et des sci­ences sociales. Les enseignants du départe­ment se retrou­vent tous les jeud­is, après les sémi­naires, pour pro­longer la conversation.

Michaël Foes­sel a suc­cédé à Alain Finkielkraut dans l’amphi Poin­caré. © JÉRÉMY BARANDE / EP

C’est une ren­con­tre de pro­fesseurs : il y est donc ques­tion de la réac­tion des élèves aux cours, de ce qu’ils ont aimé et de ce qui n’a pas marché, de leurs ent­hou­si­asmes ou de leur absen­téisme. C’est aus­si un peu plus que cela.

Un départe­ment lit­téraire dans une école d’ingénieurs ne fonc­tion­nerait pas sans une cer­taine sol­i­dar­ité. Les matières qui y sont enseignées sont plus ou moins sus­pectes : faute de démon­stra­tions, elles doivent faire leurs preuves.

Cela passe par la parole des enseignants, mais aus­si par le main­tien d’une ambiance sere­ine et ami­cale sans laque­lle le sen­ti­ment d’être à part, comme un poème per­du au milieu des équa­tions, ris­querait d’être pesant. Nos ren­con­tres ont lieu dans le bureau de Rose­lyne Bernard, l’assistante du département.

C’est dans ce lieu que les choses com­men­cent à devenir plus sim­ples pour moi. Les doutes qui m’ont accom­pa­g­né dans le RER s’éclipsent grâce à un con­seil, un sourire ou un encour­age­ment de Rose­lyne. Qui dira ce que notre petite com­mu­nauté lui doit ?

Il est 10 h 30 et je sais que, en sémi­naire, les élèves aux­quels je vais m’adresser auront par­cou­ru des régions où les mots et les images l’emportent sur les chiffres et les dia­grammes. C’est une région de ce genre que la philoso­phie explore et je suis ras­suré de savoir que le voy­age que je vais leur pro­pos­er n’est pas le pre­mier. Le chemin est balisé.

Platon et Kant ne suffisent pas

Il faut installer la table et le micro. Ce rit­uel, ce n’est pas le meilleur moment. Allez, je ne suis pas seul. Il y a l’écho des human­ités, je viens de le dire. Au pire, j’ai Pla­ton ou Kant dans mon sac, ils sauront mieux que moi con­va­in­cre de ce que tout cela vaut la peine.

“ Faire ses preuves, à défaut de démonstration ”

Mais je sais d’expérience que Pla­ton et Kant ne suff­isent pas : à Poly­tech­nique comme ailleurs, il faut traduire dans les ter­mes du présent ce que les philosophes ont pen­sé. Non pour revenir au présent (nous n’y sommes déjà que trop instal­lés, au point de ne plus l’apercevoir), mais pour inscrire l’actualité dans une épais­seur que masque l’urgence de réus­sir sa vie.

Tou­jours le même enjeu : par­tir de ce que l’on dit pour mon­tr­er que cela a déjà été dit, mais mieux dit parce que pen­sé. C’est d’abord cela un cours de philoso­phie : redonner un sens aux mots en les replaçant dans leur histoire.

Pla­ton et Kant ne vaudraient pas une heure de peine s’ils ne nous aidaient à mieux nous com­pren­dre, quitte à devoir avouer dans un pre­mier temps que l’on n’y com­prend rien.

Baudelaire et Mallarmé

LA PHILOSOPHIE EST UN SPORT DE COMBAT

Les derniers étudiants ont quitté la salle. Je range le micro, puis je remonte les marches. Je me dis que la philosophie est un sport de combat dans lequel on n’est jamais sûr d’avoir gagné ou perdu. Ne pas savoir n’est pas si grave, même à Polytechnique. Si mes philosophes ont fait émerger quelques lieux d’incertitudes dans un monde saturé de rationalités, ils n’auront peut-être pas été inutiles. Un dernier regard à l’amphithéâtre Arago, vide. Je me dis qu’il serait peut-être temps de m’initier à l’astronomie.

J’allume le micro en me dis­ant intérieure­ment que la philoso­phie est l’art du détour. Pour des élèves à la pen­sée vive et rapi­de, il va fal­loir con­va­in­cre. Mais là encore, je ne suis pas seul.

Dominique Rincé est dans la salle. Depuis un an, il m’aide à dis­cern­er cet être étrange qu’est le poly­tech­ni­cien. For­cé­ment étrange pour quelqu’un qui, comme moi, entre­tient une rela­tion épisodique aux sci­ences dures et qui a été exemp­té du ser­vice militaire.

C’est toute une langue à laque­lle Dominique m’a ini­tié : le « GU », la « pâle », les « binets » et les « cam­pagnes-Kès ». Surtout, Dominique Rincé est par­venu à faire réson­ner les voix de Baude­laire et de Mal­lar­mé sur le plateau de Saclay. C’est un acquis ines­timable au moment où je m’apprête à faire enten­dre celles de Pla­ton et de Kant.

Ça y est, le micro est allumé. Il va fal­loir com­mencer. Comme pre­mier thème, j’ai choisi : « Peut-on aimer la démoc­ra­tie ? » L’actualité n’est pas avare d’exemples qui prou­vent l’urgence de cette question.

Faire son cours et puis l’oublier

C’est ici que mon réc­it s’arrête. On ne racon­te pas un cours, on le fait. Et dès lors, il ne vous appar­tient plus. Je serais bien en peine, du reste, de racon­ter ce qui se passe après avoir descen­du les march­es. Pen­dant deux heures, j’essaie de faire corps avec mon dis­cours et, prob­a­ble­ment comme mes col­lègues, j’oublie aus­sitôt après. Dans cette par­en­thèse qu’est un cours, on se sou­vient seule­ment de ces instants où une phrase fait mouche.

De ceux, aus­si, où l’attention se relâche et où il faut faire marche arrière, pass­er à autre chose. Un cours est un bout de vie à part, avec ses hauts et ses bas, des temps pleins et des temps morts. Celui qui le pro­fesse capte des regards, inter­prète des gestes, espère des réac­tions, mais il est le moins bien placé pour dire ce qui se passe.

Nous vivons à l’ère de la tech­nique, il y aura des vidéos. Nous vivons à l’ère de l’évaluation, les élèves évalueront.

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