Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme-Lejeune

La bioéthique et les trois petits singes

Dossier : BiotechnologiesMagazine N°590 Décembre 2003Par : Jean-Marie Le MÉNÉ, président de la Fondation Jérôme-Lejeune

Il était une fois un roi qui était atteint d’un ter­rible mal. Les méde­cins convinrent que le seul remède pos­sible serait de lui faire une greffe à par­tir d’un être humain sélec­tion­né. Le roi ordon­na de recher­cher un homme cor­res­pon­dant à la des­crip­tion des méde­cins. Fina­le­ment, on trou­va un jeune pay­san qui rem­plis­sait toutes les condi­tions et, après avoir don­né de l’argent à ses parents, on l’emmena à la Cour. Là, le juge pro­mul­gua un décret aux termes duquel il était per­mis de faire cou­ler le sang d’un sujet inno­cent lors­qu’il s’a­gis­sait de rendre la san­té au roi.

Au moment où le bour­reau allait pro­cé­der à l’exé­cu­tion, le jeune gar­çon tour­na son visage vers le ciel et se mit à rire. Le roi, stu­pé­fait, lui deman­da les rai­sons de son allé­gresse. L’en­fant répon­dit : « Le devoir des parents est de pro­té­ger leurs enfants, celui du juge d’en­tendre les plai­gnants et celui du roi de défendre ses sujets. Mais mes parents m’ont voué à la mort, le juge m’y a condam­né et le roi y trouve son avan­tage. Je ne cherche plus refuge qu’en Dieu. »

Le roi fut ému aux larmes par ces paroles et s’é­cria : « Ma mort est pré­fé­rable au sang d’un inno­cent. » Il embras­sa l’en­fant, lui confé­ra de grands biens et lui ren­dit la liber­té. On raconte que, dans la même semaine, le roi recou­vra la santé.

Ce conte du poète per­san Saa­di (XIIIe siècle) est très bioé­thique avant l’heure. On y trouve déjà tous les ingré­dients de nos modernes tour­ments : argent, pou­voir, immor­ta­li­té… À y regar­der de près, les choses ont-elles vrai­ment chan­gé depuis cette époque ? Rien n’est moins sûr. Le mythe de l’ogre n’est pas mort et les puis­sants se repaissent encore de chair fraîche pour s’en­ivrer des illu­sions de l’é­ter­nelle jeu­nesse. Le can­ni­ba­lisme embryon­naire devient un témoi­gnage reven­di­qué de soli­da­ri­té entre les géné­ra­tions. Le thème de la trans­gres­sion est en per­ma­nence res­ser­vi à de doctes assem­blées qui finissent par tran­cher héroï­que­ment dans des direc­tions neutres. Et l’argent per­met tou­jours de tout ache­ter, y com­pris la vie d’un congé­nère dont le jeune âge dépré­cie la cote.

La seule chose qui change, c’est le dénoue­ment de l’his­toire. Celle de Saa­di connaît une heu­reuse fin puisque le sou­ve­rain, par un acte intel­li­gent et cou­ra­geux, renonce à une mons­truo­si­té et y gagne sa propre gué­ri­son. Mais notre his­toire bioé­thique à nous, Occi­den­taux du XXIe siècle, c’est-à-dire l’ins­crip­tion légis­la­tive de notre apti­tude à agir dans le domaine de la vie (bio) confor­mé­ment à la sagesse humaine (éthique), est en passe de tour­ner court.

En effet la bioé­thique se meurt de faire comme les trois petits singes d’i­voire trô­nant sur les vieilles com­modes colo­niales. Elle se sui­cide en fer­mant la bouche, les yeux et les oreilles sur ce qui consti­tue son objet propre et son bien le plus pré­cieux, à savoir la vie humaine. À par­tir de trois exemples d’ac­tua­li­té ins­pi­rés par la dis­cus­sion légis­la­tive en cours – l’ins­tru­men­ta­li­sa­tion de l’embryon, le clo­nage et le dépis­tage anté­na­tal – nous nous inter­ro­ge­rons sur une dérive condui­sant à la perte du sens mais qu’il serait simple de stop­per à condi­tion de le vouloir.

L’homme indicible

Le fait qu’il n’y ait plus de mot pour dire l’homme n’est pas la moindre bizar­re­rie de notre époque. Le nom de l’homme est deve­nu impro­non­çable, inar­ti­cu­lable, indi­cible, inef­fable, inex­pri­mable, indé­fi­nis­sable, innom­mable. Par­cou­rez les médias qui couvrent la pers­pec­tive légis­la­tive pro­chaine d’au­to­ri­ser la des­truc­tion de l’embryon humain à des fins de recherche. Il est ques­tion de pré-embryons, d’embryons pré­im­plan­ta­toires, d’embryons sur­nu­mé­raires, en plus, en trop, péri­més, aban­don­nés, ne fai­sant plus l’ob­jet d’un « pro­jet paren­tal », d’o­vules fécon­dés, de cel­lules souches embryon­naires, de maté­riel embryon­naire, etc.

De l’hu­main, il n’est guère fait men­tion. Les mots valsent, hésitent, bafouillent, bégayent, dérapent pour nom­mer l’homme. On a noyé l’hu­main dans la vase du voca­bu­laire, on l’a étouf­fé sous l’é­dre­don de la ter­mi­no­lo­gie, ense­ve­li sous l’a­va­lanche de la cuis­tre­rie. L’homme n’a plus de nom. Il est pri­vé de sub­stan­tif. Il n’est plus qu’une ombre, un creux, un néga­tif flan­qué de qua­li­fi­ca­tifs glauques. C’est un peu comme si un nou­veau cler­gé impo­sait à l’embryon humain de ne sor­tir qu’ac­com­pa­gné d’un com­mis­saire séman­tique lui inter­di­sant de révé­ler onto­lo­gi­que­ment ce qu’il est : un homme.

principe de réalité rappelé par le poète Saadi : embrasser l'enfant, lui conférer de grands biens et lui rendre la liberté ?
Fina­le­ment a‑t-on jamais don­né de meilleure réponse aux défis de plus en plus com­plexes posés par la bioé­thique que le prin­cipe de réa­li­té rap­pe­lé par le poète Saa­di : embras­ser l’en­fant, lui confé­rer de grands biens et lui rendre la liber­té ? FONDATION JÉRÔME LEJEUNE

Pour­tant, de quoi s’a­git-il ? Il est tout sim­ple­ment annon­cé qu’à condi­tion de bien vou­loir accep­ter le prin­cipe de la vivi­sec­tion de l’embryon humain vivant pour lui pré­le­ver ses pré­cieuses cel­lules souches, la recherche va effec­tuer des bons de géant et que nous serons bien­tôt gué­ris de mala­dies dégé­né­ra­tives telles que Par­kin­son, Alz­hei­mer, cho­rée de Hung­ting­ton, etc. Aux États-Unis, de pré­ten­dues confé­rences de consen­sus asso­ciant méde­cins, cher­cheurs et malades font pres­sion pour que l’u­ti­li­sa­tion de l’embryon humain soit autorisée.

En France, j’ai assis­té à une ren­contre de ce type, orga­ni­sée par l’AFM. Tous les scien­ti­fiques invi­tés, sans excep­tion, étaient favo­rables à la des­truc­tion de l’embryon humain à des fins de recherche. Et face à cette apo­lo­gie de la trans­gres­sion, les malades pré­sents étaient priés de com­prendre qu’ils ne gué­ri­raient que s’ils consen­taient à la des­truc­tion embryon­naire. Tra­gique dilemme qui n’a pas empê­ché l’as­so­cia­tion de sai­sir les par­le­men­taires de ses conclu­sions conve­nues dans l’es­poir que cette fon­taine de jou­vence d’o­ri­gine embryon­naire garan­tie soit sans délai mise en exploi­ta­tion légale.

Mais il faut le dire, cette piste est fausse. D’a­bord et sur­tout pour une ques­tion de prin­cipe : il n’y a pas de pro­grès humain à sup­pri­mer un membre de l’es­pèce humaine. Quand la pre­mière pro­po­si­tion d’une démarche qui se veut scien­ti­fique, au ser­vice de la com­mu­nau­té humaine, com­mence par la des­truc­tion de l’exis­tence d’un être humain vivant, les fon­de­ments de l’é­di­fice à construire sont déjà ver­mou­lus. Il est per­ni­cieux de vou­loir aller au-delà. Oui mais, rétor­que­ront cer­tains, si ces embryons de toute façon voués à la mort servent à la gué­ri­son de malades ? Le prin­cipe ne sau­rait être ébran­lé par des argu­ments si indi­gents. Quand Robert Badin­ter fer­raillait contre la peine de mort, à cer­tains qui ten­taient d’ob­te­nir des excep­tions pour des crimes par­ti­cu­liè­re­ment odieux, contre les enfants par exemple, il répé­tait qu’il se bat­tait pour une ques­tion de prin­cipe et qu’au­cune excep­tion n’é­tait recevable.

En matière bioé­thique, la pro­po­si­tion est hélas ! ren­ver­sée : l’en­jeu est de légi­fé­rer tou­jours plus avant sur des excep­tions à un prin­cipe de civi­li­sa­tion struc­tu­rant, celui du res­pect de la vie humaine ; il s’a­git » d’en­ca­drer les dérives « , c’est-à-dire de céder à une ten­ta­tion super­sti­tieuse de chan­ger la règle pour être en règle. Rap­pe­lons que, contrai­re­ment à ce qui est sou­vent répé­té avec com­plai­sance, la trans­gres­sion éthique n’a jamais été un fac­teur de pro­grès médi­cal. Les illus­tra­tions de ces pré­ten­dues trans­gres­sions médi­cales consti­tuent peut-être, au pire, des trans­gres­sions sociales, mais cer­tai­ne­ment pas des trans­gres­sions éthiques : l’au­top­sie, la trans­fu­sion san­guine ou les pré­lè­ve­ments d’or­ganes post mor­tem sont des actes qui ne sont pas ano­dins mais enfin ils ne tuent per­sonne et res­tent au ser­vice de la vie. En revanche, les trans­gres­sions éthiques qui ont été com­mises par les méde­cins dévoyés du régime nazi n’ont entraî­né aucun pro­grès scien­ti­fique. Et aujourd’­hui les expé­ri­men­ta­tions sur les embryons et les fœtus qui sont déjà pra­ti­quées léga­le­ment dans cer­tains pays du monde n’offrent aucune pers­pec­tive thérapeutique.

À cet argu­ment de prin­cipe, en lui-même suf­fi­sant, s’a­joutent d’autres rai­sons tech­niques sur­abon­dantes de ne pas uti­li­ser l’embryon humain. Cel­lules souches embryon­naires et cel­lules souches adultes, bien que pré­sen­tant des simi­li­tudes, dif­fèrent cepen­dant sur un point capi­tal : les cel­lules souches embryon­naires pro­li­fèrent à l’in­fi­ni, pro­prié­té qu’elles par­tagent avec les cel­lules can­cé­reuses, ce qui les rend dan­ge­reuses. Les cel­lules souches adultes, au contraire, ne mani­festent leur capa­ci­té de pro­li­fé­ra­tion et de dif­fé­ren­cia­tion que lorsque cela est néces­saire au main­tien de l’in­té­gri­té de l’organisme.

Ain­si donc, pour la thé­ra­pie cel­lu­laire, seules les cel­lules souches adultes peuvent être uti­li­sées, car l’or­ga­nisme sait les contrô­ler. Ensuite, on aurait tort d’ou­blier que les embryons sur­nu­mé­raires pro­duits par fécon­da­tion in vitro dans le cadre de l’as­sis­tance médi­cale à la pro­créa­tion sont quatre fois plus por­teurs d’a­no­ma­lies congé­ni­tales que la moyenne. Il en res­sort que l’u­sage thé­ra­peu­tique des cel­lules souches de ces embryons contre­vient direc­te­ment au prin­cipe de précaution.

La véri­té sur l’ap­pé­tit pour l’embryon humain est pro­saïque. Elle figure dans les rap­ports de l’A­ca­dé­mie des sciences et de l’As­sem­blée natio­nale. Ce qui est en jeu, c’est la mise à dis­po­si­tion de l’in­dus­trie de lignées de cel­lules souches embryon­naires uti­li­sables en toxi­co­lo­gie et en phar­ma­co­lo­gie et ceci pour rem­pla­cer les tests chez l’a­ni­mal dans le déve­lop­pe­ment des médi­ca­ments. Alors pour­quoi l’embryon humain ? Parce que le recours aux embryons de pri­mates, qui per­met­traient de mener la plu­part des expé­ri­men­ta­tions, « pré­sente un incon­vé­nient majeur : son coût » (le coût de l’é­le­vage des pri­mates) et sur­tout « il se heurte par­tout dans le monde à des oppo­si­tions bien orga­ni­sées »… Ces rap­ports, curieu­se­ment, ne four­nissent d’ailleurs pas le nombre pré­cis des embryons sur­nu­mé­raires qui existent et dont il est pré­vu d’ac­croître le stock pour qu’ils fassent l’ob­jet d’ap­pro­pria­tion avan­ta­geuse par les labo­ra­toires publics ou pri­vés. Dans ces condi­tions, on mesure le poids du silence sur l’ir­ré­duc­tible humani­té de l’embryon.

L’homme invisible

Faire dis­pa­raître, aux yeux de nos contem­po­rains, l’hu­ma­ni­té de l’embryon pro­duit par clo­nage est une autre per­for­mance à laquelle se prêtent un cer­tain nombre d’ac­teurs inté­res­sés. Cet esca­mo­tage expé­ri­men­tal qui s’ap­pa­rente à une forme gros­sière de néga­tion­nisme scien­ti­fique pose une ques­tion : à qui pro­fite le crime ? Qui est vrai­ment oppo­sé au clo­nage ? Dans le clo­nage, le risque d’in­ver­sion des repères de l’en­gen­dre­ment est tel, le sym­bole de ce qui a été qua­li­fié d’in­ceste bio­lo­gique est si grave, que seul un mas­quage de la réa­li­té per­met de faire avan­cer la tech­nique dans l’in­cons­cient collectif.

Aus­si, pour les besoins de la cause, a‑t-il été inven­té un « méchant » clo­nage, le clo­nage repro­duc­tif, et un « gen­til » clo­nage, le clo­nage dit thé­ra­peu­tique. Le « méchant » clo­nage, repro­duc­tif, sert de repous­soir. Il est char­gé d’at­ti­rer sur lui toutes les malé­dic­tions. C’est le bouc émis­saire. Il est voué aux gémo­nies solen­nel­le­ment par toutes les auto­ri­tés qui comptent dans le monde. Jamais, pro­clament-elles una­ni­me­ment, la main sur le cœur, on ne consen­ti­ra à repro­duire un autre être humain vivant. Chaque être humain est unique et irrem­pla­çable. Le dupli­quer serait une illu­sion (Mozart) ou une dés­illu­sion (Sta­line). Soit.

En revanche, il existe un « gen­til » clo­nage, dit thé­ra­peu­tique, qui, lui, n’au­rait rien à voir avec le pré­cé­dent. Il consis­te­rait sim­ple­ment à trans­fé­rer quelques-unes de vos propres cel­lules soma­tiques dans un ovule énu­cléé et à culti­ver l’en­semble avec la fina­li­té altruiste de vous en faire béné­fi­cier dans le cadre de la thé­ra­pie cel­lu­laire. La malice de cette alter­na­tive est qu’elle n’existe pas. D’a­bord l’u­sage thé­ra­peu­tique des cel­lules embryon­naires est une fausse piste, nous l’a­vons vu. Ensuite le trans­fert de noyau soma­tique, c’est très pré­ci­sé­ment du clo­nage repro­duc­tif. Il n’y a pas deux types de clo­nage, l’un pour pro­duire des bébés qui serait immo­ral et l’autre qui pour­rait être accep­té parce que sa fina­li­té serait de pro­duire des médi­ca­ments. Le clo­nage, s’il fonc­tionne dans l’es­pèce humaine, ce qui n’est pas encore démon­tré, est tou­jours repro­duc­tif. Le clo­nage dit thé­ra­peu­tique n’est qu’un clo­nage repro­duc­tif inter­rom­pu au cours du déve­lop­pe­ment embryon­naire pour en extraire, moyen­nant la des­truc­tion de l’embryon, les cel­lules souches convoitées.

En réa­li­té, les par­ti­sans du clo­nage sont beau­coup plus nom­breux qu’on ne l’i­ma­gine, mais ils vou­draient nous (et se) ras­su­rer en fai­sant navi­guer le clo­nage repro­duc­tif sous le pavillon de com­plai­sance du clo­nage thé­ra­peu­tique. En somme, ils sont favo­rables à l’in­ter­dic­tion incan­ta­toire du clo­nage par conve­nance en même temps qu’ils sont favo­rables à son auto­ri­sa­tion pra­tique par intérêt.

Le résul­tat de cet aveu­gle­ment sur la nature humaine de l’embryon pro­duit par clo­nage est sai­sis­sant. On y voit les plus hautes auto­ri­tés morales et intel­lec­tuelles du pays y perdre leur latin. L’o­pi­nion publique est à la dérive. Et les par­le­men­taires se font des illu­sions en réser­vant un sort dif­fé­rent aux deux types de clo­nage. Cri­mi­na­li­ser le clo­nage repro­duc­tif est une mesure néces­saire. Mais seule­ment dif­fé­rer l’au­to­ri­sa­tion du clo­nage dit thé­ra­peu­tique par oppor­tu­ni­té (le temps de résoudre le pro­blème de l’ob­ten­tion des ovo­cytes) revient à dérou­ler le tapis rouge à cette tech­nique – et donc au clo­nage dit repro­duc­tif – qui entre­ra dans la loi d’i­ci peu, comme en Grande- Bre­tagne ou en Belgique.

À la véri­té, quel est le scan­dale du clo­nage ? Est-ce vrai­ment le risque de voir naître quelques enfants clo­nés qui pas­se­ront entre les mailles du filet répres­sif ? Ou n’est-ce pas plu­tôt l’or­ga­ni­sa­tion d’un consen­sus aveugle sur la concep­tion d’in­nom­brables enfants clo­nés dis­po­nibles et com­mer­cia­li­sables en pièces déta­chées ? Ce qui est stric­te­ment la pro­po­si­tion du clo­nage thé­ra­peu­tique ! Quel est le rideau de fumée qui empêche d’ap­pré­hen­der cette réa­li­té véri­fiable, à savoir que le clo­nage thé­ra­peu­tique, c’est du clo­nage repro­duc­tif plus la mort de l’embryon ? Dès lors si le clo­nage repro­duc­tif est un crime, le clo­nage dit thé­ra­peu­tique l’est dou­ble­ment. Et si l’on veut vrai­ment inter­dire le clo­nage, n’est-ce pas d’a­bord le clo­nage thé­ra­peu­tique qui repré­sente une menace ?

L’homme inaudible

Sup­pri­mer le malade par une poli­tique de « pré­ven­tion », faute d’être capable de mobi­li­ser les moyens pour sup­pri­mer sa mala­die est le révé­la­teur d’une éton­nante sur­di­té à la souf­france dans nos fra­ter­nelles démo­cra­ties. C’est la réponse sans doute prag­ma­tique et uti­li­ta­riste à une bonne ques­tion : com­ment faire pour don­ner nais­sance à des enfants sains ? Mais c’est une mau­vaise réponse qui se trompe de ter­rain en choi­sis­sant de se battre contre le malade et non pas contre la mala­die. Aucune vic­toire n’est obte­nue contre la souf­france ni de l’in­té­res­sé, ni de sa famille, ni du corps social. L’i­gno­rance sort ren­for­cée de la démis­sion intel­lec­tuelle consis­tant à exo­né­rer les cher­cheurs de ten­ter de com­prendre. La peur reprend du ter­rain et nour­rit l’ex­clu­sion de l’en­fant han­di­ca­pé ou malade deve­nu un res­ca­pé de l’eu­gé­nisme pour lequel la méde­cine res­te­ra impuis­sante et la mort eût été préférable.

Le cadre natio­nal fran­çais four­nit deux illus­tra­tions magis­trales d’un tel four­voie­ment. Ain­si la tri­so­mie 21, ano­ma­lie chro­mo­so­mique qui est la pre­mière cause au monde de retard men­tal, et qui compte de 50 000 à 60 000 malades en France dont l’es­pé­rance de vie est pas­sée en quinze ans de 25 à 50 ans, ne fait-elle l’ob­jet d’au­cune poli­tique publique de recherche en dehors de la recherche sur le dépis­tage. La base de don­nées ORPHANET, gérée par la direc­tion géné­rale de la san­té et l’IN­SERM, ne fait appa­raître aucun pro­jet de recherche à visée thé­ra­peu­tique. La direc­tion géné­rale de la san­té n’a connais­sance d’au­cune équipe publique dédiée spé­ci­fi­que­ment à la rela­tion entre tri­so­mie 21 et retard mental.

En revanche le coût du dépis­tage de la tri­so­mie 21, com­pre­nant les mar­queurs sériques pro­po­sés à toutes les femmes enceintes, l’am­nio­cen­tèse, le caryo­type fœtal et l’é­cho­gra­phie, s’é­lève à 100 mil­lions d’eu­ros par an à la charge de l’as­su­rance mala­die. Dans les trois quarts des cas, les enfants dont la tri­so­mie 21 a été dépis­tée font l’ob­jet d’un avor­te­ment qui peut inter­ve­nir à tout moment de la gros­sesse. Cette mala­die géné­tique n’est pas une mala­die rare puis­qu’elle touche un fœtus sur 600 à 700. Alors qu’il devrait naître nor­ma­le­ment envi­ron 1 200 enfants tri­so­miques, ce nombre est pra­ti­que­ment divi­sé par quatre depuis la géné­ra­li­sa­tion du dépis­tage de masse.

Dans ces condi­tions, après avoir éco­no­mi­sé sur la recherche et tout misé sur le dépis­tage, il est inévi­table qu’é­clatent des affaires judi­ciaires comme l’af­faire Per­ruche dans laquelle la jus­tice a indem­ni­sé l’en­fant han­di­ca­pé qui n’au­rait pas dû naître. Il ne faut pas oublier que la sécu­ri­té sociale elle-même s’é­tait jointe à l’ac­tion de la famille Per­ruche, esti­mant que ses finances avaient subi un pré­ju­dice propre résul­tant de cet évé­ne­ment. Que notre sys­tème de soli­da­ri­té natio­nale fasse valoir en jus­tice le coût résul­tant de la nais­sance d’un enfant en mau­vaise san­té et demande répa­ra­tion au méde­cin qui n’au­rait pas dû lais­ser la vie à un tru­blion de la nor­ma­li­té, en dit long sur la logique qui s’ins­talle dans les pays développés.

Comme en écho, une logique ana­logue pré­side aux des­ti­nées de l’as­sis­tance médi­cale à la pro­créa­tion. Là, il s’a­git non pas d’ex­traire un enfant indé­si­rable du ventre des mères mais de n’y intro­duire qu’un enfant dési­ré. L’é­pi­sode de la nais­sance du pre­mier enfant né en France après diag­nos­tic pré­im­plan­ta­toire, c’est-à-dire après tri embryon­naire, dans une famille déjà éprou­vée par le han­di­cap a don­né lieu à une mys­ti­fi­ca­tion élo­quente. L’in­for­ma­tion qua­li­fiée de « grand suc­cès thé­ra­peu­tique » réper­cu­tée par les médias est que cet enfant a pu naître indemne de la grave mala­die qui frap­pait sa famille grâce à la recherche médi­cale finan­cée notam­ment par le Télé­thon. Mais com­ment évo­quer un suc­cès thé­ra­peu­tique consé­cu­tif à la géné­ro­si­té du public à pro­pos de la nais­sance d’un enfant en bonne san­té qui n’a jamais été gué­ri puisque, sur­vi­vant au tri embryon­naire l’ayant décla­ré sain, il n’a jamais été malade et donc n’a jamais été traité ?

Au fond, la pro­blé­ma­tique de l’embryon et celle de la per­sonne han­di­ca­pée se rejoignent. L’un et l’autre, avec cette fra­gi­li­té qui est leur force, ne doivent pas être la cause de notre rejet, ni le motif de notre pitié, mais une source d’ins­pi­ra­tion pour notre action poli­tique et scien­ti­fique. Com­pre­nons – et je pense que des parents d’en­fants han­di­ca­pés le diraient encore mieux – que ce n’est pas nous qui les pro­té­geons. En réa­li­té, ce sont eux qui nous pro­tègent de nous-mêmes et de nos folies.

C’est pour­quoi la Fon­da­tion Jérôme- Lejeune, recon­nue d’u­ti­li­té publique, qui finance dans le monde entier la recherche sur les mala­dies de l’in­tel­li­gence d’o­ri­gine géné­tique et qui repré­sente en France le pre­mier finan­ceur de la recherche sur la tri­so­mie 21, a fait le choix d’un ave­nir où les pro­grès de la science res­tent au ser­vice de l’homme.

Elle s’en­gage à finan­cer exclu­si­ve­ment les recherches qui res­pectent l’être humain dès le com­men­ce­ment de sa vie. Ayant héri­té du Pr. Jérôme Lejeune la plus impor­tante consul­ta­tion de per­sonnes souf­frant de défi­ciences intel­lec­tuelles, la fon­da­tion s’ef­force modes­te­ment de ne jamais dis­so­cier l’é­thique, la science et la prise en charge en conju­guant tou­jours ensemble les verbes : cher­cher, soi­gner, défendre. La méthode n’a rien d’o­ri­gi­nal, elle puise à une source hip­po­cra­tique qui recom­mande d’a­bord de ne pas nuire, mais qui tend à être oubliée aujourd’­hui. Rien n’in­ter­dit à per­sonne d’y reve­nir, ser­vices publics en tête.

Car, fina­le­ment, a‑t-on jamais don­né de meilleure réponse aux défis de plus en plus com­plexes posés par la bioé­thique que le prin­cipe de réa­li­té rap­pe­lé par le poète Saa­di : embras­ser l’en­fant, lui confé­rer de grands biens et lui rendre la liber­té ? Jérôme Lejeune pen­sait qu’il n’y avait pas de solu­tion scien­ti­fique à la folie des hommes. Nous ajou­te­rons que tout ce qui n’est pas don­né au plus petit des hommes est per­du pour l’hu­ma­ni­té. Que les poli­tiques et les scien­ti­fiques veuillent bien médi­ter intel­li­gem­ment et cou­ra­geu­se­ment toutes les consé­quences de cette sagesse éter­nelle – éter­nel­le­ment mena­cée – et nous leur don­nons sans inquié­tude carte blanche.

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