Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme-Lejeune

La bioéthique et les trois petits singes

Dossier : BiotechnologiesMagazine N°590 Décembre 2003Par : Jean-Marie Le MÉNÉ, président de la Fondation Jérôme-Lejeune

Il était une fois un roi qui était atteint d’un ter­ri­ble mal. Les médecins con­vin­rent que le seul remède pos­si­ble serait de lui faire une greffe à par­tir d’un être humain sélec­tion­né. Le roi ordon­na de rechercher un homme cor­re­spon­dant à la descrip­tion des médecins. Finale­ment, on trou­va un jeune paysan qui rem­plis­sait toutes les con­di­tions et, après avoir don­né de l’ar­gent à ses par­ents, on l’emmena à la Cour. Là, le juge pro­mul­gua un décret aux ter­mes duquel il était per­mis de faire couler le sang d’un sujet inno­cent lorsqu’il s’agis­sait de ren­dre la san­té au roi.

Au moment où le bour­reau allait procéder à l’exé­cu­tion, le jeune garçon tour­na son vis­age vers le ciel et se mit à rire. Le roi, stupé­fait, lui deman­da les raisons de son allé­gresse. L’en­fant répon­dit : “Le devoir des par­ents est de pro­téger leurs enfants, celui du juge d’en­ten­dre les plaig­nants et celui du roi de défendre ses sujets. Mais mes par­ents m’ont voué à la mort, le juge m’y a con­damné et le roi y trou­ve son avan­tage. Je ne cherche plus refuge qu’en Dieu.”

Le roi fut ému aux larmes par ces paroles et s’écria : “Ma mort est préférable au sang d’un inno­cent.” Il embras­sa l’en­fant, lui con­féra de grands biens et lui ren­dit la liber­té. On racon­te que, dans la même semaine, le roi recou­vra la santé.

Ce con­te du poète per­san Saa­di (XIIIe siè­cle) est très bioéthique avant l’heure. On y trou­ve déjà tous les ingré­di­ents de nos mod­ernes tour­ments : argent, pou­voir, immor­tal­ité… À y regarder de près, les choses ont-elles vrai­ment changé depuis cette époque ? Rien n’est moins sûr. Le mythe de l’o­gre n’est pas mort et les puis­sants se repais­sent encore de chair fraîche pour s’enivr­er des illu­sions de l’éter­nelle jeunesse. Le can­ni­bal­isme embry­on­naire devient un témoignage revendiqué de sol­i­dar­ité entre les généra­tions. Le thème de la trans­gres­sion est en per­ma­nence resservi à de doctes assem­blées qui finis­sent par tranch­er héroïque­ment dans des direc­tions neu­tres. Et l’ar­gent per­met tou­jours de tout acheter, y com­pris la vie d’un con­génère dont le jeune âge dépré­cie la cote.

La seule chose qui change, c’est le dénoue­ment de l’his­toire. Celle de Saa­di con­naît une heureuse fin puisque le sou­verain, par un acte intel­li­gent et courageux, renonce à une mon­stru­osité et y gagne sa pro­pre guéri­son. Mais notre his­toire bioéthique à nous, Occi­den­taux du XXIe siè­cle, c’est-à-dire l’in­scrip­tion lég­isla­tive de notre apti­tude à agir dans le domaine de la vie (bio) con­for­mé­ment à la sagesse humaine (éthique), est en passe de tourn­er court.

En effet la bioéthique se meurt de faire comme les trois petits singes d’ivoire trô­nant sur les vieilles com­modes colo­niales. Elle se sui­cide en fer­mant la bouche, les yeux et les oreilles sur ce qui con­stitue son objet pro­pre et son bien le plus pré­cieux, à savoir la vie humaine. À par­tir de trois exem­ples d’ac­tu­al­ité inspirés par la dis­cus­sion lég­isla­tive en cours — l’in­stru­men­tal­i­sa­tion de l’embryon, le clon­age et le dépistage anté­na­tal — nous nous inter­rogerons sur une dérive con­duisant à la perte du sens mais qu’il serait sim­ple de stop­per à con­di­tion de le vouloir.

L’homme indicible

Le fait qu’il n’y ait plus de mot pour dire l’homme n’est pas la moin­dre bizarrerie de notre époque. Le nom de l’homme est devenu imprononçable, inar­tic­u­la­ble, indi­ci­ble, inef­fa­ble, inex­primable, indéfiniss­able, innom­ma­ble. Par­courez les médias qui cou­vrent la per­spec­tive lég­isla­tive prochaine d’au­toris­er la destruc­tion de l’embryon humain à des fins de recherche. Il est ques­tion de pré-embryons, d’embryons préim­plan­ta­toires, d’embryons sur­numéraires, en plus, en trop, périmés, aban­don­nés, ne faisant plus l’ob­jet d’un “pro­jet parental”, d’ovules fécondés, de cel­lules souch­es embry­on­naires, de matériel embry­on­naire, etc.

De l’hu­main, il n’est guère fait men­tion. Les mots valsent, hési­tent, bafouil­lent, bégayent, dérapent pour nom­mer l’homme. On a noyé l’hu­main dans la vase du vocab­u­laire, on l’a étouf­fé sous l’é­dredon de la ter­mi­nolo­gie, enseveli sous l’avalanche de la cuistrerie. L’homme n’a plus de nom. Il est privé de sub­stan­tif. Il n’est plus qu’une ombre, un creux, un négatif flan­qué de qual­i­fi­cat­ifs glauques. C’est un peu comme si un nou­veau clergé impo­sait à l’embryon humain de ne sor­tir qu’ac­com­pa­g­né d’un com­mis­saire séman­tique lui inter­dis­ant de révéler ontologique­ment ce qu’il est : un homme.

principe de réalité rappelé par le poète Saadi : embrasser l'enfant, lui conférer de grands biens et lui rendre la liberté ?
Finale­ment a‑t-on jamais don­né de meilleure réponse aux défis de plus en plus com­plex­es posés par la bioéthique que le principe de réal­ité rap­pelé par le poète Saa­di : embrass­er l’en­fant, lui con­fér­er de grands biens et lui ren­dre la liber­té ? FONDATION JÉRÔME LEJEUNE

Pour­tant, de quoi s’ag­it-il ? Il est tout sim­ple­ment annon­cé qu’à con­di­tion de bien vouloir accepter le principe de la vivi­sec­tion de l’embryon humain vivant pour lui prélever ses pré­cieuses cel­lules souch­es, la recherche va effectuer des bons de géant et que nous serons bien­tôt guéris de mal­adies dégénéra­tives telles que Parkin­son, Alzheimer, chorée de Hungt­ing­ton, etc. Aux États-Unis, de pré­ten­dues con­férences de con­sen­sus asso­ciant médecins, chercheurs et malades font pres­sion pour que l’u­til­i­sa­tion de l’embryon humain soit autorisée.

En France, j’ai assisté à une ren­con­tre de ce type, organ­isée par l’AFM. Tous les sci­en­tifiques invités, sans excep­tion, étaient favor­ables à la destruc­tion de l’embryon humain à des fins de recherche. Et face à cette apolo­gie de la trans­gres­sion, les malades présents étaient priés de com­pren­dre qu’ils ne guéri­raient que s’ils con­sen­taient à la destruc­tion embry­on­naire. Trag­ique dilemme qui n’a pas empêché l’as­so­ci­a­tion de saisir les par­lemen­taires de ses con­clu­sions con­v­enues dans l’e­spoir que cette fontaine de jou­vence d’o­rig­ine embry­on­naire garantie soit sans délai mise en exploita­tion légale.

Mais il faut le dire, cette piste est fausse. D’abord et surtout pour une ques­tion de principe : il n’y a pas de pro­grès humain à sup­primer un mem­bre de l’e­spèce humaine. Quand la pre­mière propo­si­tion d’une démarche qui se veut sci­en­tifique, au ser­vice de la com­mu­nauté humaine, com­mence par la destruc­tion de l’ex­is­tence d’un être humain vivant, les fonde­ments de l’éd­i­fice à con­stru­ire sont déjà ver­moulus. Il est per­ni­cieux de vouloir aller au-delà. Oui mais, rétor­queront cer­tains, si ces embryons de toute façon voués à la mort ser­vent à la guéri­son de malades ? Le principe ne saurait être ébran­lé par des argu­ments si indi­gents. Quand Robert Bad­in­ter fer­rail­lait con­tre la peine de mort, à cer­tains qui ten­taient d’obtenir des excep­tions pour des crimes par­ti­c­ulière­ment odieux, con­tre les enfants par exem­ple, il répé­tait qu’il se bat­tait pour une ques­tion de principe et qu’au­cune excep­tion n’é­tait recevable.

En matière bioéthique, la propo­si­tion est hélas ! ren­ver­sée : l’en­jeu est de légifér­er tou­jours plus avant sur des excep­tions à un principe de civil­i­sa­tion struc­turant, celui du respect de la vie humaine ; il s’ag­it ” d’en­cadr­er les dérives “, c’est-à-dire de céder à une ten­ta­tion super­sti­tieuse de chang­er la règle pour être en règle. Rap­pelons que, con­traire­ment à ce qui est sou­vent répété avec com­plai­sance, la trans­gres­sion éthique n’a jamais été un fac­teur de pro­grès médi­cal. Les illus­tra­tions de ces pré­ten­dues trans­gres­sions médi­cales con­stituent peut-être, au pire, des trans­gres­sions sociales, mais cer­taine­ment pas des trans­gres­sions éthiques : l’au­top­sie, la trans­fu­sion san­guine ou les prélève­ments d’or­ganes post mortem sont des actes qui ne sont pas anodins mais enfin ils ne tuent per­son­ne et restent au ser­vice de la vie. En revanche, les trans­gres­sions éthiques qui ont été com­mis­es par les médecins dévoyés du régime nazi n’ont entraîné aucun pro­grès sci­en­tifique. Et aujour­d’hui les expéri­men­ta­tions sur les embryons et les fœtus qui sont déjà pra­tiquées légale­ment dans cer­tains pays du monde n’of­frent aucune per­spec­tive thérapeutique.

À cet argu­ment de principe, en lui-même suff­isant, s’a­joutent d’autres raisons tech­niques surabon­dantes de ne pas utilis­er l’embryon humain. Cel­lules souch­es embry­on­naires et cel­lules souch­es adultes, bien que présen­tant des simil­i­tudes, dif­fèrent cepen­dant sur un point cap­i­tal : les cel­lules souch­es embry­on­naires pro­lifèrent à l’in­fi­ni, pro­priété qu’elles parta­gent avec les cel­lules can­céreuses, ce qui les rend dan­gereuses. Les cel­lules souch­es adultes, au con­traire, ne man­i­fes­tent leur capac­ité de pro­liféra­tion et de dif­féren­ci­a­tion que lorsque cela est néces­saire au main­tien de l’in­tégrité de l’organisme.

Ain­si donc, pour la thérapie cel­lu­laire, seules les cel­lules souch­es adultes peu­vent être util­isées, car l’or­gan­isme sait les con­trôler. Ensuite, on aurait tort d’ou­bli­er que les embryons sur­numéraires pro­duits par fécon­da­tion in vit­ro dans le cadre de l’as­sis­tance médi­cale à la pro­créa­tion sont qua­tre fois plus por­teurs d’anom­alies con­géni­tales que la moyenne. Il en ressort que l’usage thérapeu­tique des cel­lules souch­es de ces embryons con­tre­vient directe­ment au principe de précaution.

La vérité sur l’ap­pétit pour l’embryon humain est prosaïque. Elle fig­ure dans les rap­ports de l’A­cadémie des sci­ences et de l’Assem­blée nationale. Ce qui est en jeu, c’est la mise à dis­po­si­tion de l’in­dus­trie de lignées de cel­lules souch­es embry­on­naires util­is­ables en tox­i­colo­gie et en phar­ma­colo­gie et ceci pour rem­plac­er les tests chez l’an­i­mal dans le développe­ment des médica­ments. Alors pourquoi l’embryon humain ? Parce que le recours aux embryons de pri­mates, qui per­me­t­traient de men­er la plu­part des expéri­men­ta­tions, “présente un incon­vénient majeur : son coût” (le coût de l’él­e­vage des pri­mates) et surtout “il se heurte partout dans le monde à des oppo­si­tions bien organ­isées”… Ces rap­ports, curieuse­ment, ne four­nissent d’ailleurs pas le nom­bre pré­cis des embryons sur­numéraires qui exis­tent et dont il est prévu d’ac­croître le stock pour qu’ils fassent l’ob­jet d’ap­pro­pri­a­tion avan­tageuse par les lab­o­ra­toires publics ou privés. Dans ces con­di­tions, on mesure le poids du silence sur l’ir­ré­ductible humani­té de l’embryon.

L’homme invisible

Faire dis­paraître, aux yeux de nos con­tem­po­rains, l’hu­man­ité de l’embryon pro­duit par clon­age est une autre per­for­mance à laque­lle se prê­tent un cer­tain nom­bre d’ac­teurs intéressés. Cet escamo­tage expéri­men­tal qui s’ap­par­ente à une forme grossière de néga­tion­nisme sci­en­tifique pose une ques­tion : à qui prof­ite le crime ? Qui est vrai­ment opposé au clon­age ? Dans le clon­age, le risque d’in­ver­sion des repères de l’en­gen­drement est tel, le sym­bole de ce qui a été qual­i­fié d’inces­te biologique est si grave, que seul un masquage de la réal­ité per­met de faire avancer la tech­nique dans l’in­con­scient collectif.

Aus­si, pour les besoins de la cause, a‑t-il été inven­té un “méchant” clon­age, le clon­age repro­duc­tif, et un “gen­til” clon­age, le clon­age dit thérapeu­tique. Le “méchant” clon­age, repro­duc­tif, sert de repous­soir. Il est chargé d’at­tir­er sur lui toutes les malé­dic­tions. C’est le bouc émis­saire. Il est voué aux gémonies solen­nelle­ment par toutes les autorités qui comptent dans le monde. Jamais, procla­ment-elles unanime­ment, la main sur le cœur, on ne con­sen­ti­ra à repro­duire un autre être humain vivant. Chaque être humain est unique et irrem­plaçable. Le dupli­quer serait une illu­sion (Mozart) ou une désil­lu­sion (Staline). Soit.

En revanche, il existe un “gen­til” clon­age, dit thérapeu­tique, qui, lui, n’au­rait rien à voir avec le précé­dent. Il con­sis­terait sim­ple­ment à trans­fér­er quelques-unes de vos pro­pres cel­lules soma­tiques dans un ovule énu­cléé et à cul­tiv­er l’ensem­ble avec la final­ité altru­iste de vous en faire béné­fici­er dans le cadre de la thérapie cel­lu­laire. La mal­ice de cette alter­na­tive est qu’elle n’ex­iste pas. D’abord l’usage thérapeu­tique des cel­lules embry­on­naires est une fausse piste, nous l’avons vu. Ensuite le trans­fert de noy­au soma­tique, c’est très pré­cisé­ment du clon­age repro­duc­tif. Il n’y a pas deux types de clon­age, l’un pour pro­duire des bébés qui serait immoral et l’autre qui pour­rait être accep­té parce que sa final­ité serait de pro­duire des médica­ments. Le clon­age, s’il fonc­tionne dans l’e­spèce humaine, ce qui n’est pas encore démon­tré, est tou­jours repro­duc­tif. Le clon­age dit thérapeu­tique n’est qu’un clon­age repro­duc­tif inter­rompu au cours du développe­ment embry­on­naire pour en extraire, moyen­nant la destruc­tion de l’embryon, les cel­lules souch­es convoitées.

En réal­ité, les par­ti­sans du clon­age sont beau­coup plus nom­breux qu’on ne l’imag­ine, mais ils voudraient nous (et se) ras­sur­er en faisant nav­iguer le clon­age repro­duc­tif sous le pavil­lon de com­plai­sance du clon­age thérapeu­tique. En somme, ils sont favor­ables à l’in­ter­dic­tion incan­ta­toire du clon­age par con­ve­nance en même temps qu’ils sont favor­ables à son autori­sa­tion pra­tique par intérêt.

Le résul­tat de cet aveu­gle­ment sur la nature humaine de l’embryon pro­duit par clon­age est sai­sis­sant. On y voit les plus hautes autorités morales et intel­lectuelles du pays y per­dre leur latin. L’opin­ion publique est à la dérive. Et les par­lemen­taires se font des illu­sions en réser­vant un sort dif­férent aux deux types de clon­age. Crim­i­nalis­er le clon­age repro­duc­tif est une mesure néces­saire. Mais seule­ment dif­fér­er l’au­tori­sa­tion du clon­age dit thérapeu­tique par oppor­tu­nité (le temps de résoudre le prob­lème de l’ob­ten­tion des ovo­cytes) revient à dérouler le tapis rouge à cette tech­nique — et donc au clon­age dit repro­duc­tif — qui entr­era dans la loi d’i­ci peu, comme en Grande- Bre­tagne ou en Belgique.

À la vérité, quel est le scan­dale du clon­age ? Est-ce vrai­ment le risque de voir naître quelques enfants clonés qui passeront entre les mailles du filet répres­sif ? Ou n’est-ce pas plutôt l’or­gan­i­sa­tion d’un con­sen­sus aveu­gle sur la con­cep­tion d’in­nom­brables enfants clonés disponibles et com­mer­cial­is­ables en pièces détachées ? Ce qui est stricte­ment la propo­si­tion du clon­age thérapeu­tique ! Quel est le rideau de fumée qui empêche d’ap­préhen­der cette réal­ité véri­fi­able, à savoir que le clon­age thérapeu­tique, c’est du clon­age repro­duc­tif plus la mort de l’embryon ? Dès lors si le clon­age repro­duc­tif est un crime, le clon­age dit thérapeu­tique l’est dou­ble­ment. Et si l’on veut vrai­ment inter­dire le clon­age, n’est-ce pas d’abord le clon­age thérapeu­tique qui représente une menace ?

L’homme inaudible

Sup­primer le malade par une poli­tique de “préven­tion”, faute d’être capa­ble de mobilis­er les moyens pour sup­primer sa mal­adie est le révéla­teur d’une éton­nante sur­dité à la souf­france dans nos frater­nelles démoc­ra­ties. C’est la réponse sans doute prag­ma­tique et util­i­tariste à une bonne ques­tion : com­ment faire pour don­ner nais­sance à des enfants sains ? Mais c’est une mau­vaise réponse qui se trompe de ter­rain en choi­sis­sant de se bat­tre con­tre le malade et non pas con­tre la mal­adie. Aucune vic­toire n’est obtenue con­tre la souf­france ni de l’in­téressé, ni de sa famille, ni du corps social. L’ig­no­rance sort ren­for­cée de la démis­sion intel­lectuelle con­sis­tant à exonér­er les chercheurs de ten­ter de com­pren­dre. La peur reprend du ter­rain et nour­rit l’ex­clu­sion de l’en­fant hand­i­capé ou malade devenu un rescapé de l’eugénisme pour lequel la médecine restera impuis­sante et la mort eût été préférable.

Le cadre nation­al français four­nit deux illus­tra­tions magis­trales d’un tel four­voiement. Ain­si la tri­somie 21, anom­alie chro­mo­somique qui est la pre­mière cause au monde de retard men­tal, et qui compte de 50 000 à 60 000 malades en France dont l’e­spérance de vie est passée en quinze ans de 25 à 50 ans, ne fait-elle l’ob­jet d’au­cune poli­tique publique de recherche en dehors de la recherche sur le dépistage. La base de don­nées ORPHANET, gérée par la direc­tion générale de la san­té et l’IN­SERM, ne fait appa­raître aucun pro­jet de recherche à visée thérapeu­tique. La direc­tion générale de la san­té n’a con­nais­sance d’au­cune équipe publique dédiée spé­ci­fique­ment à la rela­tion entre tri­somie 21 et retard mental.

En revanche le coût du dépistage de la tri­somie 21, com­prenant les mar­queurs sériques pro­posés à toutes les femmes enceintes, l’am­nio­cen­tèse, le cary­otype fœtal et l’é­chogra­phie, s’élève à 100 mil­lions d’eu­ros par an à la charge de l’as­sur­ance mal­adie. Dans les trois quarts des cas, les enfants dont la tri­somie 21 a été dépistée font l’ob­jet d’un avorte­ment qui peut inter­venir à tout moment de la grossesse. Cette mal­adie géné­tique n’est pas une mal­adie rare puisqu’elle touche un fœtus sur 600 à 700. Alors qu’il devrait naître nor­male­ment env­i­ron 1 200 enfants tri­somiques, ce nom­bre est pra­tique­ment divisé par qua­tre depuis la général­i­sa­tion du dépistage de masse.

Dans ces con­di­tions, après avoir économisé sur la recherche et tout misé sur le dépistage, il est inévitable qu’é­cla­tent des affaires judi­ci­aires comme l’af­faire Per­ruche dans laque­lle la jus­tice a indem­nisé l’en­fant hand­i­capé qui n’au­rait pas dû naître. Il ne faut pas oubli­er que la sécu­rité sociale elle-même s’é­tait jointe à l’ac­tion de la famille Per­ruche, esti­mant que ses finances avaient subi un préju­dice pro­pre résul­tant de cet événe­ment. Que notre sys­tème de sol­i­dar­ité nationale fasse val­oir en jus­tice le coût résul­tant de la nais­sance d’un enfant en mau­vaise san­té et demande répa­ra­tion au médecin qui n’au­rait pas dû laiss­er la vie à un trublion de la nor­mal­ité, en dit long sur la logique qui s’in­stalle dans les pays développés.

Comme en écho, une logique ana­logue pré­side aux des­tinées de l’as­sis­tance médi­cale à la pro­créa­tion. Là, il s’ag­it non pas d’ex­traire un enfant indésir­able du ven­tre des mères mais de n’y intro­duire qu’un enfant désiré. L’épisode de la nais­sance du pre­mier enfant né en France après diag­nos­tic préim­plan­ta­toire, c’est-à-dire après tri embry­on­naire, dans une famille déjà éprou­vée par le hand­i­cap a don­né lieu à une mys­ti­fi­ca­tion élo­quente. L’in­for­ma­tion qual­i­fiée de “grand suc­cès thérapeu­tique” réper­cutée par les médias est que cet enfant a pu naître indemne de la grave mal­adie qui frap­pait sa famille grâce à la recherche médi­cale financée notam­ment par le Téléthon. Mais com­ment évo­quer un suc­cès thérapeu­tique con­sé­cu­tif à la générosité du pub­lic à pro­pos de la nais­sance d’un enfant en bonne san­té qui n’a jamais été guéri puisque, sur­vivant au tri embry­on­naire l’ayant déclaré sain, il n’a jamais été malade et donc n’a jamais été traité ?

Au fond, la prob­lé­ma­tique de l’embryon et celle de la per­son­ne hand­i­capée se rejoignent. L’un et l’autre, avec cette fragilité qui est leur force, ne doivent pas être la cause de notre rejet, ni le motif de notre pitié, mais une source d’in­spi­ra­tion pour notre action poli­tique et sci­en­tifique. Com­prenons — et je pense que des par­ents d’en­fants hand­i­capés le diraient encore mieux — que ce n’est pas nous qui les pro­té­geons. En réal­ité, ce sont eux qui nous pro­tè­gent de nous-mêmes et de nos folies.

C’est pourquoi la Fon­da­tion Jérôme- Leje­une, recon­nue d’u­til­ité publique, qui finance dans le monde entier la recherche sur les mal­adies de l’in­tel­li­gence d’o­rig­ine géné­tique et qui représente en France le pre­mier financeur de la recherche sur la tri­somie 21, a fait le choix d’un avenir où les pro­grès de la sci­ence restent au ser­vice de l’homme.

Elle s’en­gage à financer exclu­sive­ment les recherch­es qui respectent l’être humain dès le com­mence­ment de sa vie. Ayant hérité du Pr. Jérôme Leje­une la plus impor­tante con­sul­ta­tion de per­son­nes souf­frant de défi­ciences intel­lectuelles, la fon­da­tion s’ef­force mod­este­ment de ne jamais dis­soci­er l’éthique, la sci­ence et la prise en charge en con­juguant tou­jours ensem­ble les verbes : chercher, soign­er, défendre. La méthode n’a rien d’o­rig­i­nal, elle puise à une source hip­pocra­tique qui recom­mande d’abord de ne pas nuire, mais qui tend à être oubliée aujour­d’hui. Rien n’in­ter­dit à per­son­ne d’y revenir, ser­vices publics en tête.

Car, finale­ment, a‑t-on jamais don­né de meilleure réponse aux défis de plus en plus com­plex­es posés par la bioéthique que le principe de réal­ité rap­pelé par le poète Saa­di : embrass­er l’en­fant, lui con­fér­er de grands biens et lui ren­dre la liber­té ? Jérôme Leje­une pen­sait qu’il n’y avait pas de solu­tion sci­en­tifique à la folie des hommes. Nous ajouterons que tout ce qui n’est pas don­né au plus petit des hommes est per­du pour l’hu­man­ité. Que les poli­tiques et les sci­en­tifiques veuil­lent bien méditer intel­ligem­ment et courageuse­ment toutes les con­séquences de cette sagesse éter­nelle — éter­nelle­ment men­acée — et nous leur don­nons sans inquié­tude carte blanche.

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