Inventer un modèle économique pour développer le Mali

Dossier : ExpressionsMagazine N°702 Février 2015
Par Pierre CALAME (63)

Quand je suis entré à Poly­tech­nique, en 1963, je rêvais de coopéra­tion avec l’Afrique. J’ai eu la chance d’obtenir un stage en Guinée et en Côte‑d’Ivoire.

UNE CRISE STRUCTURELLE

Les événements de 2012, loin d’être un accident de parcours, ont révélé une crise structurelle à la fois morale, politique et économique, aux racines anciennes. Sa profondeur avait été masquée par l’idée assez répandue que le Mali était un modèle de démocratie en Afrique.
L’objectif n’était donc pas seulement de remettre le pays en état de marche, grâce à la reprise de l’aide publique au développement, mais aussi et surtout d’engager dès maintenant un véritable processus de refondation.
La situation au Nord Mali a focalisé l’attention de la communauté nationale et internationale. Or, les frustrations de la population du Nord à l’égard des carences de l’État et des forces de sécurité ne sont que le reflet exacerbé des frustrations ressenties par l’ensemble de la population malienne.

Mais c’était surtout du Mali dont je rêvais, ce pays qui représen­tait dans mon imag­i­naire la quin­tes­sence de l’Afrique. J’ai atten­du quar­ante-cinq ans pour en franchir les frontières.

C’est Ous­mane Sy, l’âme de la décen­tral­i­sa­tion au Mali, qui m’y a intro­duit. Priv­ilège rare d’aller à un peu­ple, à son his­toire, à ses défis et à ses rêves, avec un de ses acteurs majeurs. Depuis plus de dix ans, Ous­mane et moi avions créé l’Alliance pour refonder la gou­ver­nance en Afrique, un espace de réflex­ion inter­africain affranchi des dik­tats de la « bonne gou­ver­nance » à la sauce Banque mondiale.

L’expérience m’avait con­va­in­cu qu’il ne ser­vait à rien de mul­ti­pli­er les pro­jets ponctuels de développe­ment, gérés par des États post­colo­ni­aux dans lesquels la société africaine peine à se reconnaître.

Après la crise mali­enne de 2012, puis l’intervention mil­i­taire française, quand la Com­mis­sion européenne m’a demandé d’assister la prési­dence pro­vi­soire mali­enne dans la déf­i­ni­tion d’une stratégie de sor­tie de crise, j’ai immé­di­ate­ment accepté.

Une stratégie de sortie de crise

Après avoir ren­con­tré de mul­ti­ples acteurs, j’ai pro­posé six volets à la stratégie de sor­tie de crise : refonder la gou­ver­nance ; refonder la nation ; créer un fonds de développe­ment local directe­ment soutenu par la coopéra­tion inter­na­tionale ; redéfinir une poli­tique régionale de paix et de sécu­rité asso­ciant la société civile ; refonder les forces de sécu­rité, l’aide inter­na­tionale et la stratégie de développement.

Redéfinir une poli­tique régionale de paix et de sécurité.
© ZAKLEFTY — FOTOLIA — BAMAKO

Refon­da­tion de la gou­ver­nance et refon­da­tion de la nation vont de pair, car l’indépendance a pris pour acquis l’existence d’une nation mali­enne et repris à son compte, pour l’essentiel, l’état hérité de la colonisation.

“ Il ne sert à rien de multiplier les projets ponctuels de développement ”

L’enjeu, après la crise, est d’amener les autorités à pren­dre en con­sid­éra­tion ces con­clu­sions pour en tir­er des straté­gies de trans­for­ma­tion de l’action admin­is­tra­tive. Les autorités pren­nent trop sou­vent pour acquis l’existence d’une « société » con­sti­tu­ant une com­mu­nauté qui se recon­naît comme telle.

Or, la gou­ver­nance a bien deux fonc­tions dis­tinctes : instituer la com­mu­nauté, puis la gér­er. L’enjeu au Mali est d’abord de par­tir de la base pour, de proche en proche, fonder un « vivre ensemble ».

Un fons de développement

La créa­tion d’un fonds de développe­ment local est fondée sur les principes de la gou­ver­nance à mul­ti­niveaux. Le niveau local, fam­i­li­er aux Maliens, est le siège de nom­breux dynamismes sou­vent ignorés de la cap­i­tale. Or, la décen­tral­i­sa­tion au Mali, comme sou­vent ailleurs en Afrique, s’est lim­itée à la créa­tion de col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales sans véri­ta­ble trans­fert des com­pé­tences et des moyens financiers et fis­caux correspondants.

La créa­tion de fonds locaux de développe­ment, représen­tant trente pour cent du bud­get pub­lic et des­tinés pour moitié aux ser­vices de base et pour moitié au développe­ment économique, ali­men­tés directe­ment par une part sub­stantielle de l’aide publique au développe­ment, serait une véri­ta­ble révo­lu­tion institutionnelle.

Elle plac­erait en out­re la dépense publique sous le con­trôle direct des citoyens.

Une politique régionale

La redéf­i­ni­tion d’une poli­tique régionale de paix et de sécu­rité part du con­stat que la ques­tion de la sécu­rité de la grande bande sahari­enne est une ques­tion régionale à laque­lle le Mali n’est pas en mesure de répon­dre seul, mais qu’aucune solu­tion pure­ment mil­i­taire n’existe.

“ La paix se construit toujours dans l’urgence ”

Par le passé, nous avons conçu et ani­mé des con­férences de paix mul­ti­ac­teurs, en par­ti­c­uli­er au Rwan­da après le géno­cide, pour aider les pro­tag­o­nistes à sor­tir de leur face à face en les invi­tant à iden­ti­fi­er ensem­ble les prin­ci­paux défis d’une paix durable puis en allant chercher partout dans le monde des exem­ples de réussite.

La paix se con­stru­it tou­jours dans l’urgence et avec l’impression d’être dans une sit­u­a­tion unique en son genre, ce qui prive de l’accès à un « art de la paix ». C’est cette démarche que nous avons recom­mandé de suiv­re pour le Sahara.

Une aide internationale

Autre défi, la refon­da­tion de l’aide internationale.

PORTE TRADITIONNELLE À TOMBOUCTOU
Il existe un champ nou­veau de coopéra­tion intel­lectuelle entre le Mali et la France.
© JEAN CLAUDE BRAUN -
PORTE TRADITIONNELLE À TOMBOUCTOU.

Si celle-ci se présente sou­vent comme une solu­tion, elle fait en réal­ité par­tie du prob­lème au Mali : impos­si­ble d’ignorer son influ­ence sur la gou­ver­nance alors qu’elle représente 40 % du bud­get de l’État.

Le pre­mier rôle des « parte­naires tech­niques et financiers » devrait être de mobilis­er l’expérience inter­na­tionale, au lieu d’apporter voire d’imposer des solu­tions nor­ma­tives. Les pays qui ne se dévelop­pent pas sont en général enclavés et enfer­més dans les con­di­tion­nal­ités de l’aide ou dans des mod­èles intel­lectuels importés.

UNE ARMÉE MALIENNE

La refondation des forces de sécurité part du constat que, si l’armée malienne s’est littéralement évaporée, c’est que, en réalité, elle n’avait jamais été construite et n’avait jamais développé des rapports de coopération avec la société.
Passant pour la source des coups d’État, elle a toujours été tenue en lisière par les gouvernements maliens successifs et les rôles respectifs des forces de défense et des forces de sécurité intérieure n’ont jamais été clarifiés.

Or, l’aide actuelle présente plusieurs défauts graves. Elle est dis­per­sée entre trente-cinq coopéra­tions, ayant cha­cune six pri­or­ités en moyenne. La société mali­enne ne se recon­naît pas dans ces con­di­tion­nal­ités imposées de Brux­elles, Wash­ing­ton ou Paris. Struc­turée par les rela­tions d’État à État, elle doit être analysée comme une rente et une assué­tude, exacte­ment comme l’assuétude de l’Europe à la dette.

Les con­trôles se mul­ti­plient mais le seul qui vaille est celui des citoyens. Elle con­fond stratégie et plan­i­fi­ca­tion et cette con­fu­sion est entretenue tout par­ti­c­ulière­ment par les procé­dures européennes.

Mais si les représen­tants des parte­naires tech­niques et financiers, tout à fait lucides sur ces dif­fi­cultés, seraient prêts à refonder cette aide avec la société mali­enne, ils se heur­tent en général à leur siège, peu porté sur l’introspection, et pour lequel le Mali n’est qu’un pays par­mi d’autres.

La refon­da­tion de la stratégie de développe­ment économique con­stitue le dernier volet. Il est frap­pant de con­stater que ce qui pas­sait pour une stratégie mali­enne de développe­ment n’était qu’un copi­er-coller des pré­ceptes des insti­tu­tions inter­na­tionales, sim­ple appli­ca­tion des objec­tifs de développe­ment du mil­lé­naire, coupée des réal­ités du Mali. Depuis l’indépendance, le pays est passé de mod­èle importé en mod­èle importé.

Inventer un itinéraire de développement

Chariot au Mali
Aider le Mali à inven­ter son itinéraire
de développe­ment. © JEAN CLAUDE BRAUN — FOTOLIA

L’enjeu, aujourd’hui, est d’aider le Mali à inven­ter son itinéraire sin­guli­er de développe­ment. Les pays qui se dévelop­pent sont ceux qui se don­nent les moyens de glan­er des expéri­ences partout ailleurs pour décider de ce qui leur sera profitable.

Aus­si est-il néces­saire que le Mali s’expose à une diver­sité d’itinéraires sin­guliers de développe­ment plutôt qu’à des dis­cours généraux pour con­stru­ire son pro­pre modèle.

Les cinquante dernières années ont prou­vé que, si les ingré­di­ents d’une stratégie de développe­ment étaient assez con­stants (con­struc­tion d’un sys­tème entre­pre­neur­ial et d’institutions, val­ori­sa­tion des ressources humaines et naturelles, etc.), ils s’organisaient néan­moins d’une manière spé­ci­fique à chaque pays.

JEUNES TOUAREGS
Val­oris­er les ressources humaines et naturelles.
 © ZACKPIXEL — FOTOLIA — JEUNES TOUAREGS
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L’avantage du dernier partant

Le développe­ment est une aven­ture de longue durée.

L’Afrique béné­ficiera de l’avantage du dernier par­tant. Mais elle doit résis­ter à la ten­ta­tion de repro­duire un itinéraire du développe­ment qui relèverait du XIXe ou du XXe siè­cle, et en par­ti­c­uli­er celui si fasci­nant de la Chine, mais reposant sur une abon­dante main‑d’oeuvre et man­i­feste­ment non soutenable.

“ Une stratégie spécifique à chaque pays ”

Le défi, aujourd’hui, est d’inventer un mod­èle économique con­ciliant le bien-être de tous et la préser­va­tion des ressources de la planète. Le Mali est actuelle­ment dépen­dant des impor­ta­tions d’énergie fossile.

S’il adop­tait une stratégie de développe­ment fondée sur cette énergie, il serait cer­tain d’être con­fron­té à une pénurie avant même d’avoir mis en place un out­il indus­triel, tan­dis que les pays plus dévelop­pés auraient déjà engagé leur muta­tion vers une économie « décarbonée ».

Ce risque n’est pas théorique. Les indépen­dances africaines se sont inspirées du mod­èle nation­al­iste des puis­sances colo­niales alors que celles-ci s’engageaient déjà dans la con­struc­tion de l’Union européenne.

Ne recom­mençons pas ce con­tretemps historique.

Il existe un champ nou­veau de coopéra­tion intel­lectuelle, économique et tech­nique entre le Mali et la France. Les entre­pris­es français­es sont invitées à ce processus.

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