Un voyage fictif à São Paulo

Dossier : ExpressionsMagazine N°700 Décembre 2014
Par Ferdinand TOMARCHIO (01)

Ven­dre­di 13 juin 2014. L’avion pour le Brésil s’envole, l’aéroport CDG dis­paraît sous les nuages. Je repense à ce matin. Mon supérieur m’a demandé de me ren­dre dès que pos­si­ble au Brésil pour y ren­con­tr­er intu­itu per­son­ae notre parte­naire local chargé d’assurer la pro­mo­tion et la dis­tri­b­u­tion de nos pro­duits. « Il ne respecte plus les délais con­tractuels ! », a‑t-il ajouté, « l’activité ne croît pas au rythme prévu, il faut aller sur place pour régler tout ça ».

Arriver à bon port

Je n’hésite pas bien longtemps : la Coupe du monde de foot­ball a com­mencé hier soir et c’est mon pre­mier déplace­ment dans ce pays. Certes, les bureaux du parte­naire sont à São Paulo, donc, pour les plages de Copaca­bana, c’est raté.

“ Aucun problème à l’immigration ”

Je compte me rat­trap­er en jouant les touristes avant la réu­nion de lun­di. Un film « ciné­ma du monde » (j’aime vivre dan­gereuse­ment) et un repas plus tard, je ferme les yeux rapidement.

Same­di 14 juin. À l’arrivée à l’aéroport inter­na­tion­al de Guarul­hos, pre­mière sur­prise : je n’ai aucun prob­lème à l’immigration. On m’avait prédit les pires maux de la Terre, en par­ti­c­uli­er en cette péri­ode de Coupe du monde, mais en lieu et place de la police mil­i­taire, je n’ai été retardé que par les hôt­esses Mas­ter­card bien décidées à me ven­dre des pro­duits duty free, mal­gré les prix exor­bi­tants affichés.

Moi qui m’attendais à un « pays en voie de développe­ment ». Tout sem­ble plus cher qu’à Paris.

Avoir de l’argent liquide

À la sor­tie de l’aéroport, je dis­tingue mon nom par­mi la forêt de pan­car­tes agitées par des chauf­feurs. Le mien s’appelle João – se prononce « Joohan ». Il m’invite à mon­ter et se con­necte sur Waze1.

“ Je ne peux m’empêcher de me demander quel est le prix d’une vie ici, à São Paulo ”

« Qual é o seu des­ti­no ? » (« Quelle est votre des­ti­na­tion ? ») me demande-t-il. Je lui glisse un papi­er avec l’adresse de mon hôtel et crois com­pren­dre grâce à mes rudi­ments d’espagnol qu’il m’annonce une course estimée à quar­ante min­utes pour le centre-ville.

Je suis assez per­plexe, on m’avait dit qu’il fal­lait bien prévoir entre deux et trois heures. Du reste, avant d’atterrir, l’avion a sur­volé pen­dant au moins vingt min­utes des immeubles tous plus hauts les uns que les autres. Je me laisse con­duire avec con­fi­ance, le paysage défile der­rière la vit­re tein­tée, et avec lui mes pre­mières images du Brésil.

Je cherche mes pre­miers palmiers, quelques ter­rains de beach-vol­ley ou des enfants tapant dans un bal­lon. À droite, une prison. Un peu plus loin à gauche, une pub­lic­ité pour le dernier Sam­sung, et der­rière, ce qui me sem­ble être une favela. Puis une deuxième.

Par acquit de con­science, je me plonge dans le petit guide de sécu­rité « Brésil » qui m’a été com­mu­niqué par mon entre­prise. « Pre­mier con­seil : tou­jours avoir de l’argent liq­uide sur soi en cas d’agression. » Mais bien sûr. Com­bi­en faut-il prévoir ? 50 réais ? 1 000 ? Je ne peux m’empêcher de me deman­der quel est le prix d’une vie, ici, à São Paulo.

Braquer les clients

Favela à São Paulo. © LULU — FOTOLIA

« Deux­ième con­seil : tou­jours réa­gir avec prag­ma­tisme, en par­ti­c­uli­er lors d’une arrastão. » Je prends con­nais­sance avec angoisse de ce sport nation­al qui con­siste à bra­quer les clients d’un restau­rant et des plages entières, le plus sou­vent par des enfants délais­sés d’une favela ou un drogué en manque. Je ne sais pas com­ment je réa­gi­rais. Je croise les doigts pour ne pas avoir à le savoir.

« Troisième con­seil : ne pas sor­tir seul, le soir. » Effec­tive­ment, un ami de mon fils, VIE2 à São Paulo, a été retrou­vé mort par la police un dimanche matin, après une nuit en boîte, dans un quarti­er prisé par les étu­di­ants. Sa mort n’a jamais été élucidée.

Rien de bien réjouis­sant. Je lève le nez : nous arrivons à l’hôtel, chic, dans un quarti­er, chic. La vision des fave­las et les mis­es en garde de mon guide s’estompent rapi­de­ment lorsque, entrant dans le hall, je décou­vre le luxe improb­a­ble d’un gigan­tesque lus­tre sus­pendu dans la lumière.

Plage ou course à pied

L’après-midi, vis­ite, mais pas du cen­tre-ville (un autre ami de mon fils s’y est retrou­vé avec un couteau sous la gorge au bout d’à peine dix min­utes). Donc plutôt le parc Ibi­ra­puera qui longe un des quartiers les plus aisés de São Paulo. Le décor est mag­nifique, mais apparem­ment je n’ai pas le bon dress code.

Le pont du Millenium et la cathédrale de São Paulo.
Le pont du Mil­le­ni­um et la cathé­drale de São Paulo. © © PIXELSHOP — FOTOLIA

Ici c’est torse nu, le t‑shirt en boule à la main. Les pec­toraux sail­lants et abdos tail­lés fine­ment. Mieux vaut que je garde ma chemise. Je m’attendais à voir des femmes aux corps superbes, com­plète­ment refaits, à la plas­tique exagérée, mais finale­ment, je n’assiste qu’à un défilé de corps tout à fait naturels.

La prom­e­nade n’est heureuse­ment pas peu­plée que de demi-dieux, s’y côtoient aus­si les physiques les plus ingrats. Tout ce petit monde court, trotte, accélère, marche vite, très vite, et fait qui du vélo, qui de la trottinette.

Il y a même un sens de cir­cu­la­tion tacite (trigonométrique), je manque plusieurs fois de me faire écras­er ou marcher dessus car j’ai le mal­heur de ne vouloir que flâner.

Après enquête, le récep­tion­niste de l’hôtel (dont le français est meilleur que mon por­tu­gais) me con­firme que le sport nation­al des Paulis­tanos le week-end, c’est la marche ou la course à pied, pour ceux qui n’ont pas eu le courage d’aller à la plage (jusqu’à trois heures pour faire les 53 kilo­mètres séparant São Paulo de l’océan, je les com­prends), entre deux chur­ras­cos (sorte de com­péti­tion qui con­siste à boire plus de bière que l’on ne mange de viande).

Le culte du corps et de sa beauté qui règne au Brésil ne les empêche apparem­ment pas de s’adonner aux plaisirs les plus simples.

La découverte de Cabral

Dimanche 15 juin. Aujourd’hui est un grand jour : France-Hon­duras. À la télé, ils ne par­lent que de Ney­mar. Je décide de tuer le temps en me réfu­giant dans cer­taines des brochures traî­nant au bar de mon hôtel. Tiens, l’histoire du Brésil, ça ne me ferait pas de mal.

C’est en 1500 tout rond qu’un cer­tain Cabral décou­vre le Brésil, en se ren­dant en Inde (décidé­ment, c’étaient de bien mau­vais nav­i­ga­teurs à l’époque, ou alors, l’expédition était-elle secrète pour cacher leurs inten­tions aux enne­mis européens ? Tout cela n’est pas très clair).

C’est la côte de Bahia qui accueille les pre­mières expédi­tions por­tu­gais­es. Dès 1550, les pre­miers esclaves sont importés depuis l’Afrique, pour exploiter la canne à sucre et le bois de l’arbre pau do Brasil, qui a don­né son nom au pays.

Après, que du clas­sique : évangéli­sa­tion des indigènes, con­fronta­tions Por­tu­gais- Français, créa­tion du Fleuve de jan­vi­er (Rio de Janeiro).

De la canne à sucre au café

LE PORTUGAIS DU BRÉSIL

En 1872, l’indice d’alphabétisation était de 0,01 % parmi les esclaves et 20 % parmi la population libre. En 1911, une importante réforme de la langue portugaise est mise en oeuvre, intégrant les erreurs courantes faites notamment au Brésil : suppression de toutes les doubles consonnes, suppression des accents, suppression de « ct, pt, pç, cç », suppression des points d’interrogation et d’exclamation en début de phrase.
Ces éléments parmi d’autres expliquent sans doute la relative simplicité du portugais du Brésil : inutile d’apprendre la conjugaison des verbes pour le « tu » et le « vous », quasi inutilisés. L’orthographe est très simple et la langue a évolué sous l’influence initiale des esclaves, et puis des nombreuses vagues d’immigration qui ont dynamisé la démographie brésilienne au XXe siècle.

En 1697, change­ment de ton et début de la ruée vers l’or au Brésil à par­tir de São Paulo, début de la déchéance de Sal­vador. Rio devient la cap­i­tale colo­niale en 1763 (au pas­sage, on avait aus­si décou­vert du diamant).

« Grâce » à Napoléon Ier, la cour du roi por­tu­gais arrive à Rio en 1808, ce qui entraîne la procla­ma­tion de l’indépendance du Brésil en 1822. À l’époque, le pays comp­tait sept mil­lions d’habitants, dont presque la moitié d’esclaves. Pour­tant, le Brésil sera le dernier pays d’Amérique latine à abolir l’esclavage en 1888.

Après la canne à sucre, le bois, et les métaux pré­cieux, c’est au tour du café. Les États du Sud com­men­cent à s’enrichir et à accueil­lir de plus en plus d’immigrés. Côté poli­tique, la Pre­mière République est proclamée en 1889, et dure jusqu’en 1930.

Coup d’État, prési­dence de Getúlio Var­gas. Puis, de 1964 à 1985, la dic­tature mil­i­taire (c’était la mode à l’époque). Retour de la démoc­ra­tie et des crises économiques dans les années 1990.

Une heure trente de français

Cette his­toire accélérée me donne mal à la tête, il est temps d’aller au match. Je me rends en ter­rasse d’un bar de Vila Madale­na, quarti­er pop­u­laire et étu­di­ant qui s’est inté­grale­ment trans­for­mé en quarti­er français pour l’occasion. Peu de Brésiliens, voire aucun, dans les par­ages. Je me dis qu’après Lon­dres et New York, São Paulo doit être la troisième « deux­ième plus grande ville de France en ter­mes de nom­bre de Français qui y vivent après Paris ».

“ Une ambiance anti-argentine ”

Après une vic­toire claire et nette – cette fois, c’est sûr, la France sera cham­pi­onne du monde – je décide de pro­longer le plaisir devant Bosnie-Argen­tine. Le quarti­er se vide de ses Français pour laiss­er place à une ambiance par­ti­c­ulière­ment « anti-argentine ».

J’ai le mal­heur de mon­tr­er ma joie sur le but mes­si-esque de Mes­si, des regards haineux tein­tés d’incompréhension se tour­nent immé­di­ate­ment vers moi en me faisant com­pren­dre que mon atti­tude n’est pas tolérable. Je préfère quit­ter rapi­de­ment les lieux. Et me couch­er tôt, pour être en forme demain au travail.

Prendre son temps

Lun­di 16 juin. J’ai ren­dez-vous avec notre parte­naire local, dis­trib­u­teur et pro­mo­teur exclusif de nos pro­duits. Depuis quelque temps, les vol­umes sont en baisse et les récla­ma­tions en hausse. Nos pro­duits restent coincés de nom­breuses semaines au port de San­tos mais le dis­trib­u­teur nous dit que tout va bien.

“ Chaque jour apporte son lot de plaisirs ”

Je me tiens prêt dès 8 h 45 dans le hall de mon hôtel, le directeur him­self de l’entreprise parte­naire doit pass­er me pren­dre à 9 heures. À 9 h 45, le voici, tout sourire : « Oi, tudo bem ? » Mis à part tes quar­ante-cinq min­utes de retard, oui, tudo bem. Apparem­ment, c’est un sport nation­al ici, les retards.

Les bou­chons de São Paulo ont bon dos. Le temps ne sem­ble pas avoir la même valeur qu’en Europe où tout le monde est pressé. Ici, chaque jour apporte son lot de plaisirs, le temps est con­sid­éré plus comme une chance que comme une contrainte.

Le directeur me fait vis­iter les bureaux et me présente à l’équipe : tous sont très motivés et souri­ants. Ils écoutent avec atten­tion mes reproches (polis) et s’engagent à met­tre en oeu­vre dès le lende­main les pre­mières actions cor­rec­tri­ces en approu­vant l’ensemble des pistes de pro­grès que je propose.

À la fin de la journée, j’ai toute­fois plus l’impression d’avoir racon­té ma vie, mon week-end et par­lé foot­ball plus que boulot, mais j’ai le sen­ti­ment du tra­vail accom­pli. Les mes­sages ont été passés et ça a plutôt été facile.

Ne pas rater le match

Mar­di 17 juin, matin. Le directeur logis­tique m’emmène vis­iter l’entrepôt où sont stock­és nos pro­duits. L’ambiance n’est pas à l’épuisement col­lec­tif : je suis frap­pé par le nom­bre de per­son­nes qui traî­nent et qui don­nent l’impression de ne rien faire. L’entrepôt a toute­fois l’air pro­pre et nos pro­duits sem­blent bien traités.

À midi, l’entrepôt se vide soudaine­ment et le directeur logis­tique me presse pour ren­tr­er à São Paulo. Pour­tant mon avion ne part que ce soir, mais je com­prends vite ce qui motive cette hâte général­isée : cet après-midi, il y a Brésil-Mex­ique. Apparem­ment, c’est une demi-journée fériée pour l’ensemble du Brésil.

Les routes qui mènent à São Paulo se noir­cis­sent de voitures dès 12 h 30 (le match ne com­mence qu’à 16 heures). Le temps pour notre ami de me laiss­er à l’hôtel, il part sans pren­dre le temps de me dire au revoir, pour ne pas rater l’hymne, sans doute, chan­té a cap­pel­la par un pays tout entier.

Je décide de regarder le match dans ma cham­bre d’hôtel, impres­sion­né et peu ras­suré de me retrou­ver en à peine dix min­utes dans une ville fan­tôme – c’est déjà le début du match, et c’est bien­tôt la fin de mon séjour, je repars ce soir.

Des supporters brésiliens dans les rues de São Paulo
Des sup­port­ers brésiliens dans les rues de São Paulo pen­dant le match Brésil-Mex­ique du 17 juin 2014.
© AFNR / SHUTTERSTOCK

LA COUPE DU MONDE AU BRÉSIL

Brasil, decime qué se siente tener en casa a tu papá.
Te juro que aunque pasen los años, nunca nos vamos a olvidar…
Que el Diego te gambeteó, que Cani te vacunó, que estás llorando desde Italia hasta hoy.
A Messi lo vas a ver, la Copa nos va a traer, Maradona es más grande que Pelé.

(Brésil ça te fait quoi d’avoir papa à la mai­son. / Je t’assure que mal­gré les années on n’a pas oublié… / Que Diego t’a humil­ié, que Cani t’a vac­ciné, que tu pleures depuis l’Italie jusqu’à aujourd’hui. / Mes­si tu vas le voir, il nous ramèn­era la Coupe, Maradona est plus grand que Pelé.)

Le chant que les supporters argentins entonneront jusque dans les rues de Rio pour la finale illustre la rivalité légendaire entre Brésiliens et Argentins. Les supporters brésiliens les plus virulents sont avocats, banquiers d’affaires, et siègent le plus souvent en loge ou aux places réservées par les sponsors.
Le football est une forme d’unification et de fierté de la nation Brésil malgré les énormes différences culturelles, historiques et surtout sociales au sein de ce pays. Sa Saint-Barthélemy ? Maracanã 1950. Sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Le coup de sombrero de Pelé lors de la finale de 1958.

Malgré les retards, malgré les problèmes

Me voici de retour en France. Tout con­fi­ant dans les paroles motivées enten­dues. Le directeur de l’entreprise parte­naire a été ras­sur­ant : « No final, tudo vai dar cer­to. Se não der cer­to, quer diz­er que não cheg­amos até o final » (« Tout finit tou­jours bien, si ça ne va pas, c’est que ce n’est pas la fin »).

Finale­ment, quelques mois plus tard, rien n’ayant bougé d’un iota, nous avons été con­traints de chang­er de prestataire. Pour­tant, le Brésil reste à ce jour notre meilleure busi­ness unit, mal­gré les retards, mal­gré les problèmes.

Un jour, mon supérieur m’a demandé : « Franche­ment, vous qui con­nais­sez les Brésiliens, vous pou­vez m’expliquer com­ment ils font pour que ça marche ? »

Entre nous, je n’ai tou­jours pas com­pris. C’est décidé, la prochaine fois, j’irai vis­iter le « vrai » pays : le Pan­tanal, Cha­pa­da das Mesas et Fer­nan­do de Noronha.

________________________________________
1. Appli­ca­tion de traf­ic et de nav­i­ga­tion communautaire.
2. Volon­taire inter­na­tion­al en entreprise.

Poster un commentaire