Aborigènes en Australie

Extraire du gaz de houille au cœur de l’Australie

Dossier : ExpressionsMagazine N°710 Décembre 2015
Par Hermine DURAND

Cinq heures. Le soleil brille, fort. La pre­mière chose qui frappe, au sens lit­téral, un Français ou une Française emmé­nageant en Aus­tralie, et en par­ti­c­uli­er dans le Queens­land, c’est le soleil. Et il frappe tôt : dès 5 heures du matin en été, c’est- à‑dire en janvier.

Les habi­tants du Queens­land ont en effet tou­jours refusé la poli­tique Day light sav­ing (change­ment d’heure en été), que leurs conci­toyens de Syd­ney ont, eux, adop­tée dans l’É­tat du New South Wales. Résul­tat : Bris­bane a une heure de dif­férence avec Syd­ney six mois par an.

Mes pre­mières semaines à Bris­bane ont été physique­ment éprou­vantes : 29 degrés au réveil, 35 en milieu de journée, 25 en soirée, avec 100 % d’hu­mid­ité. Dans ces con­di­tions, le ron­ron du ven­ti­la­teur devient rapi­de­ment le sym­bole de la survie, surtout la nuit.

Mais n’an­ticipons pas. Je vous pro­pose de par­tir à la décou­verte de l’Aus­tralie en m’ac­com­pa­g­nant pen­dant une journée de mon quo­ti­di­en. Il est désor­mais l’heure de par­tir au travail.

Un pays sûr et discipliné

Huit heures. Comme tous les matins, je quitte ma mai­son sans pren­dre la peine de fer­mer à clé, comme le font mes colo­cataires. Les cam­bri­o­lages sont très rares, et de l’avis général nos minces portes en bois ne résis­teraient pas longtemps à un voleur bien pré­paré. La mai­son est donc ouverte aux qua­tre vents en per­ma­nence, ce qui est très appréciable.

Je pars ain­si pren­dre le bus pour me ren­dre dans la City où est situé mon bureau. Au vu de la file d’at­tente par­faite con­sti­tuée par les futurs pas­sagers, je devine que le bus ne va pas tarder. Après que chaque per­son­ne a salué le con­duc­teur et validé son tick­et, nous par­tons. Le tra­jet est très court — grosso modo nous n’avons qu’un pont à tra­vers­er pour rejoin­dre le cen­tre-ville —, mais il donne un excel­lent aperçu de l’ar­chi­tec­ture de la ville.

D’un quarti­er rési­den­tiel sécu­laire (les maisons sont classées au pat­ri­moine nation­al pour leur excep­tion­nelle longévité), on passe à un busi­ness cen­ter grouil­lant de vie, après avoir tra­ver­sé suc­ces­sive­ment la plage arti­fi­cielle, la riv­ière et l’autoroute.

Le gaz de houille

QU’EST-CE QUE LE GAZ DE HOUILLE ?

Source d’énergie fossile non conventionnelle comme le gaz de schiste, le gaz de houille est principalement composé du méthane piégé dans des réseaux de veines de charbon (coal seams) non exploitées par l’industrie minière ; c’est le fameux « grisou ».
Après une première phase de fracturation hydraulique (avec ou sans produits chimiques) qui permet d’ouvrir les veines de charbon, l’eau du sous-sol est pompée depuis la surface et la diminution de pression au niveau des veines de charbon permet de faire remonter les bulles de gaz.
À la surface, l’eau et le gaz sont immédiatement séparés : le gaz est envoyé vers une station de compression puis exporté, l’eau est stockée dans d’immenses bassins avant d’être traitée.

Huit heures trente. Le pro­jet au sein duquel je tra­vaille depuis quelques mois à Bris­bane a pour client l’un des plus gros exploitants de gaz de houille (coal seam gas) du Queens­land, qui ne sait que faire des gigan­tesques vol­umes d’eau saumâtre dont il hérite à la fin du proces­sus. Par­ticiper à un pro­jet dans le domaine du gaz de houille en Aus­tralie est par­ti­c­ulière­ment intéressant.

D’une part, il s’agit d’accompagner le développe­ment d’une fil­ière en crois­sance en Aus­tralie, pour l’instant absente en France. L’extraction du gaz de houille a pris son essor il y a une quin­zaine d’années en Aus­tralie. La pro­duc­tion s’élevait à plus de 7 mil­liards de mètres cubes en 2012 dans le Queens­land, qui est le prin­ci­pal État extracteur. Et le nom­bre de puits devrait con­tin­uer de croître de façon expo­nen­tielle dans les prochaines années.

Trois ter­minaux méthaniers sont par ailleurs en con­struc­tion sur Cur­tis Island, une île de la Grande Bar­rière de Corail, afin d’exporter le gaz de houille liqué­fié vers les marchés asiatiques.

D’autre part, l’industrie du gaz de houille fait face aujourd’hui à d’importants défis soci­aux, envi­ron­nemen­taux et financiers. Les com­pag­nies exploitant le gaz de houille se heur­tent régulière­ment à l’opposition des pro­prié­taires des ter­res con­cernées (agricul­teurs, éleveurs, com­mu­nautés, etc.). En effet, si la sur­face appar­tient à ces derniers, le sous-sol appar­tient, lui, à l’État du Queens­land qui en donne l’accès aux com­pag­nies gaz­ières. Le bras de fer entre indus­triels et pro­prié­taires autour de la créa­tion de for­ages donne lieu à de nom­breux recours juridiques.

Une exploitation contestée

Les con­séquences envi­ron­nemen­tales de l’exploitation du gaz de houille sont égale­ment sources de ten­sion, bien qu’elles soient encore mal con­nues. Les eaux souter­raines des­tinées à la con­som­ma­tion peu­vent être pol­luées par la présence de gaz ou de pro­duits chim­iques (bien qu’ils soient inter­dits dans le Queens­land actuellement).

Les béné­fices du gaz de houille par rap­port au char­bon en ter­mes d’émission de gaz à effet de serre, sou­vent van­tés, sont aujourd’hui remis en ques­tion par des études con­sid­érant l’ensemble du cycle de vie de son exploitation.

Enfin, l’industrie du gaz de houille souf­fre aujourd’hui de la baisse du cours du pét­role (sur lequel est his­torique­ment indexé celui du gaz liqué­fié) ain­si que de la baisse du dol­lar aus­tralien, favor­able à l’exportation mais com­p­ri­mant les revenus des exploitants. Ceux-ci cherchent donc aujourd’hui à réduire leurs coûts et à dif­fér­er leurs investisse­ments, en par­ti­c­uli­er lorsque ceux-ci con­cer­nent des activ­ités périphériques à l’extraction de gaz.

La mise en ser­vice prochaine des ter­minaux méthaniers dans le Queens­land devrait cepen­dant génér­er de nou­veaux revenus pour les com­pag­nies gaz­ières – en sup­posant l’absence de tout nou­v­el obsta­cle régle­men­taire ou citoyen.

Trente minutes pour déjeuner

Midi. Vient l’heure de la pause déje­uner. Les quelques per­son­nes qui ne déje­unent pas face à leur ordi­na­teur se retrou­vent dans la salle à manger, qui a une jolie vue sur l’ouest de Bris­bane. Au loin, nous obser­vons une épaisse fumée blanche : la sai­son des feux con­trôlés vient de com­mencer dans le bush (forêt australienne).

TRAITER L’EAU EXTRAITE

Certains défis techniques – en particulier le traitement de l’eau du sous-sol extraite – sont plus importants qu’ils ne paraissent. L’eau du sous-sol remontée en même temps que le gaz de houille est actuellement traitée par osmose inverse puis rejetée dans l’environnement, mais les déchets de ce processus (des sels très concentrés) ne sont pour l’instant pas valorisés.
Dans l’impossibilité de rejeter cette saumure résiduelle dans l’océan (trop éloigné) comme le font les usines de dessalement, ou de la stocker indéfiniment dans les immenses et coûteux bassins actuels, il devient nécessaire de la traiter, en commençant par retirer les algues ayant proliféré à sa surface. Mais avec une concentration en sel supérieure à 200 grammes par litre, cette étape préliminaire devient vite un véritable casse-tête technologique et financier.
De plus, en admettant que l’on parvienne à récupérer les sels de la saumure mais sans pouvoir les valoriser pour des raisons économiques, un nouveau défi consiste à créer un centre d’enfouissement parfaitement imperméable, afin de les stocker sans contaminer le sous-sol. Or, les matériaux nécessaires à ce stockage à long terme sont encore en cours de développement et la recherche ne dispose pas du recul nécessaire pour garantir une durée de vie supérieure à une centaine d’années.

Cette pra­tique, qui provient des com­mu­nautés aborigènes et est aujourd’hui per­pé­tuée par les gardes forestiers (rangers), est béné­fique aux écosys­tèmes forestiers locaux et aux pop­u­la­tions voisines.

Le pre­mier avan­tage est d’éviter des feux sauvages dévas­ta­teurs. Faire brûler les bass­es strates du cou­vert foresti­er per­met égale­ment aux espèces d’arbres indigènes de s’épanouir en élim­i­nant les plantes inva­sives non natives (weeds) qui leur font con­cur­rence. La matière organique résidu­elle fer­tilise les sols et améliore leur struc­ture, donc leur résis­tance à l’érosion.

J’apprends même que cer­taines espèces végé­tales ne relâchent leurs graines que sous la chaleur d’un feu, et que la fumée facilite la ger­mi­na­tion chez de nom­breuses plantes natives australiennes.

Les feux con­trôlés sont donc organ­isés par les parcs nationaux ou entre­pris­es pos­sé­dant des ter­res pour préserv­er la qual­ité des forêts, des sols et a for­tiori des cours d’eau qui ali­mentent les villes, ain­si que pour pro­téger les populations.

Visas, contrats, immigration & cie

14 heures. Mon man­ag­er me con­voque dans son bureau pour évo­quer la suite de mon stage au sein de l’entreprise. La sit­u­a­tion est plutôt com­plexe. Je suis en effet arrivée en Aus­tralie avec un visa vacances-tra­vail, qui ne me per­met pas de tra­vailler plus de six mois pour le même employeur.

Un mois avant la fin de mon pre­mier con­trat, mon man­ag­er m’a pro­posé de me « spon­soris­er », c’est-à-dire de soutenir finan­cière­ment ma can­di­da­ture pour un visa de tra­vail (busi­ness visa 457), afin que je puisse rester dans la même entre­prise et la même équipe pour mes cinq derniers mois de stage. Mais nous nous sommes heurtés à un mur, le min­istère de l’Immigration.

Pour décrocher le visa 457, les entre­pris­es doivent désor­mais prou­ver qu’elles n’ont trou­vé aucune per­son­ne aus­trali­enne sur le marché du tra­vail et que, par con­séquent, la per­son­ne étrangère qu’elles souhait­ent spon­soris­er leur est indispensable.

Ce que mon entre­prise ne réus­sit évidem­ment pas à jus­ti­fi­er, mal­gré l’appui de con­sul­tants spé­cial­istes dans ce genre de dossier. Mon man­ag­er me pro­pose finale­ment de m’embaucher dans une mis­sion dif­férente au sein d’une entre­prise cou­sine, tout en déplo­rant la rigid­ité du sys­tème australien.

Le dur­cisse­ment des règles d’immigration sem­ble être lié à la récente mon­tée du chô­mage, passé de 5 % à 6 % au cours des trois dernières années dans un con­texte de ralen­tisse­ment de l’économie aus­trali­enne à la fin du boom minier, mais aus­si à des fac­teurs poli­tiques, car le chô­mage est tout de même loin d’être aus­si prob­lé­ma­tique qu’en Europe et le niveau de vie des Aus­traliens est l’un des plus élevés au monde.

La dispute

16 heures. À l’issue d’une réu­nion plutôt intéres­sante et dynamique, j’entends un col­lègue s’excuser auprès d’un autre de s’être emporté. Je n’avais même pas remar­qué que le ton était mon­té. En tant que Française, j’ai au con­traire trou­vé la réu­nion calme et il ne m’aurait pas sem­blé anor­mal qu’elle s’agite un peu plus.

Un col­lègue aus­tralien m’explique que c’est une dif­férence fon­da­men­tale des rela­tions pro­fes­sion­nelles dans nos deux pays : « En France, les gens s’emportent facile­ment mais se retrou­vent ensuite autour d’un verre à la fin de la journée ; en Aus­tralie, les gens parta­gent aisé­ment un after work mais peu­vent très bien se faire licenci­er le lende­main par le man­ag­er qui payait juste­ment sa tournée. »

La question aborigène

La ques­tion aborigène est un sujet sen­si­ble. © EVANTRAVELS / SHUTTERSTOCK.COM

En par­lant d’after work, deux de mes col­lègues me pro­posent juste­ment de les accom­pa­g­n­er au pub le plus proche, ce que j’accepte avec plaisir car les bières aus­trali­ennes sont excel­lentes. Per­son­ne ne boit de la Fos­ter.

Pour amorcer la con­ver­sa­tion, je m’étonne du fait que la majorité des per­son­nes sans domi­cile fixe à Bris­bane sem­blent d’origine aborigène, alors que je n’ai jamais croisé de per­son­ne aborigène dans le cadre de mes fonc­tions pro­fes­sion­nelles. La ques­tion est un sujet sen­si­ble pour mes col­lègues, tous deux Aus­traliens d’origine occidentale.

D’un côté, ils recon­nais­sent la lour­deur du passé colo­nial, qui a décimé la pop­u­la­tion aborigène, l’a con­finée dans des zones hos­tiles et a imposé par la force la cul­ture occi­den­tale sur le con­ti­nent aus­tralien. Ils ont égale­ment con­science des effets désas­treux des mesures d’« assim­i­la­tion » pris­es au XXe siè­cle et de la mau­vaise qual­ité des ter­res qui ont été ren­dues aux aborigènes.

Cepen­dant, ils sont désem­parés face à l’échec des mesures récentes (excus­es nationales, finance­ment d’écoles, d’hôpitaux, emplois réservés, etc.). Ces mesures n’ayant pas per­mis de réduire la crim­i­nal­ité, l’alcoolisme et la mar­gin­al­ité des aborigènes (dont la pra­tique d’inhalation de pét­role bon marché est un triste sym­bole en Aus­tralie), elles sont perçues comme des dépens­es inutiles.

Les par­tis au pou­voir n’ayant pas d’idées nova­tri­ces sur le sujet et les par­tis aborigènes étant peu présents sur la scène poli­tique, la sit­u­a­tion sem­ble aujourd’hui être un statu quo peu satisfaisant.

Je recon­nais qu’étant don­né l’omniprésence de la cul­ture occi­den­tale en Aus­tralie, l’autodétermination des pop­u­la­tions aborigènes n’est prob­a­ble­ment plus pos­si­ble, mais je demande à mes inter­locu­teurs s’il ne serait pas alors pos­si­ble d’accroître leur représen­ta­tion dans les instances dirigeantes et de tenir compte de la dette his­torique occi­den­tale dans les choix économiques et poli­tiques faits aujourd’hui, par exem­ple con­cer­nant l’accès à la terre des com­pag­nies minières.

Ils sont plutôt d’accord mais la ques­tion des moyens nous entraîne vers un autre débat (la démoc­ra­tie), ce qui sem­ble alléger l’atmosphère. Entre-temps, le soleil s’est couché.

Au supermarché

Le caissier.G’day, how’s it going ?
Le client.Pret­ty good thanks… how’s your day been ?
– Yeah, not too bad. How good’s the weather ?
– Pret­ty nice aye ?
– Yeah, I reck­on. That’ll be 90 bucks. Paywave ?
– Yeah, that’d be great.
– Fan­tas­tic ! Would you like a receipt ?
– No thanks.
– No wor­ries, you have an awe­some evening.

– Thanks mate, have a good one.

Le caissier. Bonjour.
Le client. –…

– …

– …
– 90 dol­lars. Paiement par contact ?

– Oui.
– Voulez-vous votre ticket ?
– Non, merci.
– Au revoir.

– …

19 heures. Sur le chemin du retour, je m’arrête au super­marché du coin. Comme tous les super­marchés, il est ouvert jusqu’à 21 heures en semaine, et jusqu’à 19 heures le same­di et le dimanche. Invitée à un bar­bie (bar­be­cue) ce week-end, j’achète des steaks de kan­gourou et de gross­es crevettes (nom­mées prawns, le terme shrimps faisant unique­ment référence à de la friture).

J’ai égale­ment besoin d’une bouteille de vin, mais les super­marchés ne vendent pas d’alcool : il faut se ren­dre au bot­tle shop. Dans la file d’attente à la caisse, je savoure la con­ver­sa­tion typ­ique­ment (au)’stralian entre le caissier et le client me précé­dant. La voici, ain­si que sa trans­po­si­tion dans un univers français.

Home sweet home

20 heures. Dans les rues de West End, les pubs sont pleins à cra­quer car le crick­et fait rage depuis plusieurs heures déjà à la télévi­sion. Mais c’est l’heure pour moi de ren­tr­er à la mai­son, car demain, comme tous les jours, le soleil brillera tôt. Bien trop tôt.

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