Invasions biologiques

Dossier : La biodiversitéMagazine N°616 Juin/Juillet 2006
Par Franck COURCHAMP
Par Jean-Louis CHAPUIS
Par Jacques TROUVILLIEZ

Un essor inquiétant des espèces exotiques envahissantes, lié au développement des transports

Com­mençons par quelques déf­i­ni­tions qui font l’ob­jet générale­ment d’un con­sen­sus et per­me­t­tent d’éviter de faux débats.

“Espèce exo­tique” : espèce, sous-espèce ou tax­on inférieur, intro­duits hors de leur aire de répar­ti­tion nor­male actuelle ou passée (com­prend toute par­tie, gamète, graines, œufs ou propag­ules de ces espèces capa­bles de sur­vivre et de se repro­duire ensuite).

“Espèce exo­tique envahissante” :  espèce exo­tique dont l’in­tro­duc­tion et la prop­a­ga­tion con­stituent, pour les écosys­tèmes, les habi­tats ou les espèces, une men­ace de dom­mages écologiques ou économiques.

“Intro­duc­tion” : déplace­ment, par l’homme, d’une espèce hors de son aire de répar­ti­tion naturelle, passée ou présente, qui résulte en la per­pé­tu­a­tion de l’e­spèce dans le site d’introduction.

Une intro­duc­tion peut être inten­tion­nelle ou con­cern­er une espèce qui se sert de l’homme ou de ses sys­tèmes de dis­tri­b­u­tion, à leur insu, comme vecteur pour se dis­pers­er et s’im­planter hors de son aire de répar­ti­tion naturelle. Les espèces mis­es soudaine­ment dans de nou­veaux envi­ron­nements s’éteignent sou­vent, mais cer­taines d’en­tre elles se dévelop­pent et devi­en­nent envahissantes.

Ce ne sont pas toutes les espèces intro­duites qui devi­en­nent envahissantes et même loin de là. Il y a une règle empirique en écolo­gie qui stip­ule qu’en­v­i­ron 10 % seule­ment des espèces qui sont intro­duites vont s’im­planter dans l’é­cosys­tème où elles ont été intro­duites et que, par­mi ces espèces, seule­ment 10 % vont devenir envahissantes. Le prob­lème vient du fait qu’il y a beau­coup d’e­spèces qui sont introduites.

Pen­dant des dizaines de mil­lions d’an­nées, les espèces qui sont inca­pables de dis­per­sion à longue dis­tance ont divergé der­rière des bar­rières géo­graphiques, le cas typ­ique étant une île. L’ac­tiv­ité de dis­per­sion par l’homme par les migra­tions et surtout par le com­merce per­met aux espèces de franchir ces bar­rières, que ce soit par des ouver­tures d’une mer à une autre, par des bateaux qui ont tra­ver­sé les océans pour arriv­er dans des îles loin­taines. L’ac­céléra­tion récente des apports de nou­velles espèces a sup­primé cet isole­ment. Le nom­bre d’e­spèces qui colonisent les nou­veaux habi­tats a aug­men­té de plusieurs ordres de grandeur ces deux derniers siè­cles avec le développe­ment du com­merce, mais égale­ment du tourisme…

Trois fac­teurs prin­ci­paux inter­vi­en­nent pour qu’une espèce devi­enne envahissante :

• un envi­ron­nement avan­tageux lorsque, par exem­ple, des espèces d’é­cosys­tèmes tem­pérés arrivent dans des écosys­tèmes trop­i­caux avec des tem­péra­tures plus clé­mentes, plus con­stantes ou des régimes de pré­cip­i­ta­tions plus favorables ;
• plus de ressources ali­men­taires ou de “meilleures” ressources, car en général les proies ne sont pas du tout adap­tées aux nou­veaux pré­da­teurs et n’ont pas de sys­tème de défense ;
• et enfin, moins d’en­ne­mis naturels, que ce soit les par­a­sites, les com­péti­teurs ou les prédateurs.

Des inter­ac­tions entre espèces intro­duites peu­vent aus­si avoir lieu et per­me­t­tre des envahisse­ments. Ain­si, les oiseaux allochtones ne peu­vent pas envahir les forêts de Nou­velle-Zélande, sauf si ces forêts ont été mod­i­fiées par les ongulés, eux-mêmes introduits.

Des conséquences pour la biodiversité, les activités économiques et la santé humaine
 

Un rat Rattus envahissant l'île Surprise au large de la Nouvelle-Calédonie
Un rat Rat­tus envahissant l’île Sur­prise au large de la Nouvelle-Calédonie.
Mal­gré un cli­mat dur et des ressources hétérogènes la pop­u­la­tion se main­tient et cause des dom­mages impor­tants à la faune et à la flo­re locales.
© LABO ESE, UMR CNRS 8079 UNIVERSITÉ PARIS-SUD XI

L’im­pact peut être de plusieurs types. Au niveau écologique :
• élim­i­na­tion directe d’une ou de plusieurs espèces, par pré­da­tion ou par substitution ;
• élim­i­na­tion d’e­spèces suiv­ie d’autres extinc­tions qu’on appelle des extinc­tions en cascade ;
• change­ments majeurs de la struc­ture et du fonc­tion­nement des communautés.

Un exem­ple assez extrême est celui d’her­bi­vores qui arrivent sur une île et détru­isent ou trans­for­ment les com­mu­nautés végé­tales. En con­séquence, par éro­sion, les sols sont lessivés, les her­bi­vores sont de moins en moins présents, et finale­ment, en rai­son de l’é­tat de dégra­da­tion de l’île, les envahisseurs finis­sent eux-mêmes par s’étein­dre. Le lapin et la chèvre sont les arché­types de ces envahisseurs.

Les omni­vores, que l’on peut illus­tr­er par les rats, sont assez effi­caces car ils peu­vent se repos­er sur plusieurs types de ressource ali­men­taire. Lorsque l’une des ressources n’est plus présente dans l’é­cosys­tème, ils se repor­tent sur une autre et peu­vent éviter de dis­paraître spon­tané­ment. Par exem­ple, lorsqu’il n’y a plus de végé­ta­tion ou lorsque les oiseaux marins quit­tent une île, les rats arrivent tou­jours à trou­ver de la nour­ri­t­ure en pas­sant de l’une à l’autre. Les rats ont été intro­duits aus­si dans de très nom­breuses îles à tra­vers le monde et sont à l’o­rig­ine de la dis­pari­tion d’un grand nom­bre d’e­spèces. Un exem­ple chiffré : en 1964, à la suite d’un naufrage, des rats ont atteint l’île de Big South Cape en Nou­velle-Zélande où, en moins de deux ans, ils ont élim­iné de nom­breuses pop­u­la­tions de vertébrés dont cinq espèces d’oiseaux endémiques et l’une des trois seules espèces de chauve-souris présentes en Nouvelle-Zélande.

Les espèces envahissantes peu­vent aus­si avoir un impact économique direct et c’est cer­taine­ment ce qui a fait pren­dre con­science de la grav­ité du phénomène. Les activ­ités agri­coles, ou celles qui exploitent les ressources naturelles en général, sont les pre­mières touchées, soit par la con­cur­rence directe, soit par la pré­da­tion qu’ex­er­cent les espèces envahissantes. Par exem­ple les plantes aqua­tiques comme la jacinthe d’eau en Afrique ou la jussie en France colonisent les plans d’eau au point d’empêcher la pro­duc­tion piscicole.

Dans le domaine des patholo­gies végé­tales, la mal­adie hol­landaise de l’orme a éteint toute pos­si­bil­ité de pro­duc­tion de bois de cette essence en Europe.

Autre exem­ple, la four­mi élec­trique en Nou­velle-Calé­donie, par la gêne qu’elle occa­sionne aux agricul­teurs (brûlures), a porté un coup d’ar­rêt à la pro­duc­tion de café. La perte de pro­duc­tion et le con­trôle des espèces envahissantes peu­vent s’avér­er très coû­teux. Une étude améri­caine les estime à 137 mil­liards de dol­lars par an pour les États-Unis.

Enfin les espèces envahissantes peu­vent avoir des con­séquences en matière de san­té humaine en tant que réser­voir d’a­gents pathogènes pour l’homme. Dans les forêts de la région parisi­enne se sont instal­lées et prospèrent des pop­u­la­tions d’écureuil de Corée, ani­mal de com­pag­nie ven­du dans les ani­ma­leries et relâché dans la nature par des par­ti­c­uliers. Out­re sa remar­quable adap­ta­tion au milieu qu’il a colonisé, cer­taines pop­u­la­tions comp­tant plus de 10 000 indi­vidus, et son rôle dans le fonc­tion­nement de l’é­cosys­tème foresti­er, l’écureuil de Corée se révèle sup­port­er une charge impor­tante de tiques. Ces ectopar­a­sites, vecteurs de nom­breux pathogènes, peu­vent lui trans­met­tre en l’oc­cur­rence une bac­térie, Bor­re­lia burgdor­feri, agent de la mal­adie de Lyme, présente avec une faible pré­va­lence chez d’autres rongeurs forestiers tels le cam­pag­nol roussâtre et le mulot sylvestre. N’af­fec­tant pas directe­ment ces rongeurs qui en sont por­teurs sains, la bac­térie se mul­ti­plie et ces petits mam­mifères devi­en­nent alors des réser­voirs. Si des tiques con­t­a­m­inées piquent l’homme, hôte occa­sion­nel, elles lui inoculeront l’a­gent pathogène.

Les travaux de recherche en cours ont per­mis de con­stater qu’un tiers des écureuils de Corée étudiés en forêt de Sénart (Essonne) étaient por­teurs de cette bac­térie. Compte tenu de leur charge impor­tante en tiques (plusieurs cen­taines par indi­vidu), ce rongeur exo­tique peut être ain­si à l’o­rig­ine de l’émer­gence poten­tielle de cette mal­adie en Île-de-France. Cela n’est pas sans con­séquences car cette mal­adie, dif­fi­cile à diag­nos­ti­quer, peut entraîn­er des paralysies, des arthros­es, des prob­lèmes car­diaques, voire même la mort des per­son­nes atteintes. Si les résul­tats obtenus se con­fir­ment, tant en forêt de Sénart que dans d’autres sites où l’écureuil de Corée est bien implan­té, des mesures devront être pris­es : alerte auprès des prati­ciens de la san­té, voire con­trôle de cette espèce introduite.

Lutter contre les invasions biologiques

La lutte con­tre les espèces envahissantes peut se faire de façon directe par des moyens mécaniques (arrachage, piégeage) ou chim­iques (empoi­son­nement), ou de façon indi­recte par la lutte biologique. Dans ce dernier cas on ne cherche pas à élim­in­er l’e­spèce envahissante mais à la con­tenir en intro­duisant un fac­teur de con­trôle. Pour met­tre au point des méth­odes de lutte, il faut com­mencer par étudi­er l’e­spèce envahissante dans son milieu d’o­rig­ine, où elle est sou­vent dis­crète, pour con­naître l’e­spèce et les fac­teurs qui la con­ti­en­nent. Il faut ensuite tester les méth­odes et en éval­uer les coûts.

Quelle que soit la qual­ité de ces travaux pré­para­toires, le pas­sage à la mise en œuvre com­porte tou­jours une part de risque et la déci­sion d’in­tro­duire ou non cette nou­velle espèce est tou­jours dif­fi­cile à pren­dre. Toutes les méth­odes ont un coût, des résul­tats qui ne sont pas garan­tis, et elles présen­tent des risques pour les espèces qui ne sont pas la cible de la lutte. Mais il faut ajouter à cela le prob­lème cru­cial de la sen­si­bil­i­sa­tion du pub­lic, car la lutte ne sert à rien si elle est par­tielle et si les espèces con­tre lesquelles on lutte con­tin­u­ent à être intro­duites dans le milieu naturel.

La longose, plante envahissante de l'île de la Réunion
La lon­gose, sur l’île de la Réunion.
Les plantes envahissantes sont par­fois très déco­ra­tives et il est 
dif­fi­cile de sen­si­bilis­er le grand pub­lic aux prob­lèmes qu’elles posent.
PHOTO JACQUES TROUVILLIEZ

L’ex­em­ple de l’île de la Réu­nion per­met d’il­lus­tr­er ces dif­férents aspects. Il y a plus d’une cen­taine d’e­spèces de plantes con­sid­érées comme inva­sives. C’est une men­ace majeure pour la pro­tec­tion de la nature, la sylvi­cul­ture et l’a­gri­cul­ture. La vigne mar­ronne par exem­ple, espèce intro­duite extrême­ment hélio­phile, arrive à blo­quer toute régénéra­tion d’essences forestières. Pour l’a­gri­cul­ture, c’est le cas de l’a­jonc d’Eu­rope, une espèce qui résiste très bien aux incendies et qui envahit pro­gres­sive­ment les prairies d’altitude.

Les pre­mières inter­ven­tions ont con­sisté à élim­in­er mécanique­ment ces espèces. Puis, devant l’am­pleur du tra­vail à effectuer et les dif­fi­cultés à met­tre en œuvre une réelle ges­tion de ces espèces, des recherch­es ont été dévelop­pées afin d’analyser les mécan­ismes à l’o­rig­ine de l’en­vahisse­ment de ces espèces. Par la suite, il s’est avéré égale­ment indis­pens­able de sen­si­bilis­er le pub­lic afin de lim­iter, voire de stop­per toutes activ­ités à l’o­rig­ine de la dis­per­sion de ces espèces exotiques.
Pour d’autres espèces exo­tiques envahissantes, un des prob­lèmes ren­con­trés vis-à-vis du pub­lic con­cer­nait la beauté des plantes visées (fuch­sia, hort­en­sia, troène de Cey­lan), voire leur ” util­ité “, comme le goy­avier. De ce fait, sans expli­ca­tion, le pub­lic ne com­pre­nait pas l’in­térêt d’élim­in­er ces exotiques.

Bien que de nom­breuses méth­odes mécaniques ou chim­iques aient été dévelop­pées, cer­taines seule­ment sont adap­tées aux espèces con­cernées. De plus les résul­tats doivent être rel­a­tivisés. Par exem­ple, les méth­odes basées sur l’u­til­i­sa­tion d’her­bi­cides posent de réels prob­lèmes lorsque l’on souhaite traiter les Hauts, château d’eau de la Réu­nion. Dans cette sit­u­a­tion, les méth­odes mécaniques doivent être priv­ilégiées. Par ailleurs, le coût des opéra­tions doit être pris en compte. Pour le fuch­sia, par exem­ple, le traite­ment d’un hectare de forêt néces­site, suiv­ant les méth­odes, entre 40 et 120 hommes-jours. De plus, le traite­ment ne sig­ni­fie pas la fin du prob­lème : soit le fuch­sia revient, soit le traite­ment fait la place à d’autres inva­sions. Il faut donc revenir régulière­ment pour épuis­er la plante, ou empêch­er une cas­cade d’in­va­sions, car ce ne sont pas les espèces natives qui vont for­cé­ment se réin­staller, mais sou­vent d’autres plantes envahissantes. Dans l’idéal, il faut associ­er à la lutte con­tre les espèces envahissantes une action de restau­ra­tion écologique.

Pour les espèces envahissantes très com­munes, les col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales et l’Of­fice nation­al des forêts ont opté pour la lutte biologique. Deux espèces très dif­férentes ont été choisies, le troène de Cey­lan, espèce de sous-bois, et la vigne mar­ronne. Dans ce but des recherch­es ont été entre­pris­es afin d’i­den­ti­fi­er les pré­da­teurs et les con­som­ma­teurs de ces espèces sur leur aire d’o­rig­ine. Par la suite, au lab­o­ra­toire, des tests ont été effec­tués afin d’analyser leur impact sur les espèces non-cibles : espèces cul­tivées (canne à sucre), espèces natives de l’île. Il est en effet pri­mor­dial que les espèces ” con­trôle ” n’in­duisent pas plus de dom­mages que de béné­fices. Par exem­ple pour la vigne mar­ronne, le petit insecte can­di­dat au con­trôle de son développe­ment a de grandes chances d’être intéressé par Rubus apetalus, un cousin de la vigne mar­ronne, endémique de l’île de la Réu­nion. Devant la com­plex­ité de la sit­u­a­tion et les con­séquences imprévis­i­bles de l’in­tro­duc­tion de nou­velles espèces, logique­ment de telles ini­tia­tives sont aban­don­nées par les décideurs.

Conclusion

Les espèces envahissantes con­stituent, à l’échelle mon­di­ale, un des prin­ci­paux prob­lèmes de con­ser­va­tion de la bio­di­ver­sité, accom­pa­g­né de con­séquences économiques qui ne sont plus à démontrer.

Si les sphères sci­en­tifiques et poli­tiques ne sont plus à con­va­in­cre, il reste néan­moins un tra­vail de sen­si­bil­i­sa­tion à men­er auprès du pub­lic, qui a sa part de respon­s­abil­ité dans l’in­tro­duc­tion d’e­spèces et dans la lutte.

Dévelop­per les méth­odes de lutte, mieux com­pren­dre les con­séquences pos­si­bles des envahisse­ments sont indis­pens­ables mais ne doivent pas faire oubli­er la néces­sité de pren­dre des mesures préven­tives pour réduire le flux des introductions.

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