Inquiétudes

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°583 Mars 2003Rédacteur : Jean SALMONA (56)

À la fin de Théorème, le film de Pasoli­ni, un des per­son­nages prin­ci­paux, après s’être dévê­tu dans une gare pleine de monde, part le long des voies et marche, seul et nu, dans un désert de laves fumantes sur le flanc d’un vol­can. Le thème du vide et de la soli­tude, qui remonte bien en deçà de Pas­cal, et qui est sans doute à l’origine de tout sen­ti­ment méta­physique et religieux, est récur­rent dans la pen­sée mod­erne, et il imprègne tout un mou­ve­ment de la musique contemporaine.

Philip Glass, Arvo Pärt

C’est claire­ment dans cet esprit que s’inscrit la musique de Philip Glass, com­pos­i­teur culte pour cer­tains, maître de la musique répéti­tive et min­i­mal­iste. Ce par­ti pris peut provo­quer, selon l’auditeur et les con­di­tions dans lesquelles il se trou­ve, l’exaspération ou un état voisin de l’hypnose. La musique qu’il a écrite pour le film Naqoyqat­si de God­frey Reg­gio – film con­sacré à la “ vio­lence civil­isée ”, c’est-àdire la trans­for­ma­tion for­cée des cul­tures des pays du Sud par le con­tact avec le monde indus­tri­al­isé – et qui vient d’être pub­liée en CD1 mérite que l’on s’y arrête. Onze pièces aux titres abscons – Pri­mauté du nom­bre, Reli­gion, Nou­veau Monde, Temps inten­sif, etc. – , tonales, met­tent en jeu un ensem­ble instru­men­tal tout à fait clas­sique, sans aucune élec­tron­ique, des voix, et un vio­lon­celle solo joué par Yo-Yo Ma. On ne saurait reprocher à cette musique sa monot­o­nie – thèmes et har­monies sim­plis­simes, répéti­tions sys­té­ma­tiques, – puisque c’est sur ce principe qu’elle est bâtie, et il y a d’intéressantes recherch­es de tim­bres. Seul un essai vous per­me­t­tra de déter­min­er si vous êtes du côté des séduits ou des dubitatifs…

L’Estonien Arvo Pärt est un com­pos­i­teur pour hap­py (ou plutôt sad) few, lui aus­si l’objet d’un culte. Un disque récent per­met de s’initier à sa musique avec sept pièces pour orchestre jouées par l’Orchestre sym­phonique nation­al d’Estonie : Sum­ma, Tri­ga­gion, Fratres, Le Chant de Silouan, Fes­ti­na Lente, Can­tus à la mémoire de Ben­jamin Brit­ten, et la 3e Sym­phonie2. Tem­pos lents, mode mineur : il y a dans cette musique tonale et con­stam­ment som­bre des réminis­cences évi­dentes de Samuel Bar­ber. Mais surtout, les cordes son­nent mag­nifique­ment. Si, en musique, l’inquiétude méta­physique insis­tante ne vous rebute pas, et si vous ne con­nais­sez pas Pärt, ce disque est une excel­lente introduction.

Claudio Arrau

Clau­dio Arrau aurait eu 100 ans cette année, et cet anniver­saire est une excel­lente occa­sion de redé­cou­vrir ce pianiste un peu secret, dont les inter­pré­ta­tions vont bien au-delà de celle, légendaire, du 4e Con­cer­to de Beethoven. Sous le titre Appas­sion­a­ta (celui d’un livre que lui con­sacre André Tubeuf) tout d’abord est pub­liée une antholo­gie qui per­met de se faire une idée de son style très per­son­nel3 : Beethoven, Debussy, Schu­mann, Bach, Chopin, Mozart, Schu­bert, Brahms, Liszt.

Arrau était de la race de ces pianistes austères, comme Richter, qui cul­tivent avant tout la sobriété et le respect du texte. À cet égard, l’Arietta de l’Opus 111 de Beethoven, l’Adagio de la Sonate en fa majeur de Mozart, la Gigue de la Par­ti­ta n° 1 de Bach (jouée beau­coup plus lente que la tra­di­tion le veut) sont exem­plaires. On regret­tera sim­ple­ment ces mou­ve­ments isolés, mais c’est la loi du genre pour un disque d’anthologie.

C’est dans Liszt qu’Arrau reste iné­galé. Un cof­fret de six CD présente un ensem­ble de pièces qui par­courent toute l’œuvre de Liszt : les deux Con­cer­tos (avec le Lon­don Sym­pho­ny, dir. Col­in Davis), deux ver­sions de la Sonate en si mineur (1970 et 1985), les douze Études d’exécution tran­scen­dante, huit Para­phras­es sur des opéras de Ver­di, des Études de con­cert, Funérailles, six extraits des Années de pèleri­nage, et des pièces moins con­nues, comme Six chants polon­ais de Frédéric Chopin et Béné­dic­tion de Dieu dans la soli­tude4. La tech­nique est par­faite (ce qui est une con­di­tion néces­saire pour jouer Liszt), mais elle se fait oubli­er ; c’est-à-dire que ce n’est jamais clin­quant, con­traire­ment à d’autres pianistes célèbres. On décou­vre ain­si un Liszt non vir­tu­ose mais créa­teur d’avant-garde, qui annonce Bar­tok et Prokofiev, et dont le pro­pos, rien moins que mondain, est empreint de cette inquié­tude douloureuse sans laque­lle, en défini­tive, il n’est pas de véri­ta­ble œuvre d’art.

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1. 1 CD SONY SK 87709.
2. 1 CD VIRGIN 5 45501 2.
3. 2 CD PHILIPS 473742–2.
4. 6 CD PHILIPS 473775–2.

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