Industrie 4.0 : des mythes aux réalités

Dossier : L'industrie du futurMagazine N°741 Janvier 2019
Par Vincent CHAMPAIN (91)
L’usine du futur peine à se faire une place dans les usines d’aujourd’hui, et rares sont les sites à la fois totalement numérisés et où l’ordinateur a remplacé l’homme. La raison ? Pas parce que le digital n’a rien à apporter à l’industrie, mais plutôt parce que leurs attentes ont manqué de réalisme.

D’abord l’idée qu’il suf­fit d’investir dans la con­nec­tiv­ité pour voir sur­gir la valeur des don­nées. Or cer­taines don­nées n’offrent pas assez de valeur pour être col­lec­tées. D’autres doivent être col­lec­tées, mais pas stock­ées car elles peu­vent être pré­traitées au niveau du sys­tème embar­qué ou du con­trôleur de la machine. Pour garan­tir un retour sur investisse­ment, il faut au con­traire par­tir des leviers de valeur (impres­sion 3D per­me­t­tant un pro­to­ty­page accéléré, cloud per­me­t­tant d’offrir une puis­sance de cal­cul illim­itée, méth­odes et out­ils d’analyse de don­nées…), ensuite éval­uer com­ment ils peu­vent apporter de la pro­duc­tiv­ité puis définir la stratégie per­me­t­tant d’extraire large­ment cette valeur (pro­duit min­i­mal dans un site, stratégie d’extension à d’autres cas et d’autres sites…).


REPÈRES

Après avoir dirigé le cab­i­net du secré­taire auprès du Pre­mier min­istre chargé du Numérique, Vin­cent a con­seil­lé des entre­pris­es sur la trans­for­ma­tion d’entreprises chez McK­in­sey avant d’être prési­dent de GE Dig­i­tal Ser­vices Europe et directeur général de GE Dig­i­tal Foundry, les activ­ités de ser­vices et d’expertise numérique de Gen­er­al Elec­tric en Europe.


Ne pas surestimer le potentiel de l’IA

Ensuite, le poten­tiel de l’intelligence arti­fi­cielle en boîte a sou­vent été sur­ven­du – il aurait suf­fi de lui fournir des don­nées sans con­nais­sance de ce qu’elles sig­ni­fient. Dans la pra­tique, ces tech­nolo­gies sont les plus utiles pour réalis­er des tâch­es impos­si­bles à mod­élis­er (sur des proces­sus mod­élis­ables, le mod­èle don­nera générale­ment de meilleurs résul­tats), notam­ment pour dot­er l’ordinateur des cinq sens (analyse d’images, de bruits ou de vibra­tions…). Mais elles doivent être asso­ciées à une exper­tise indus­trielle et à une mod­éli­sa­tion physique des machines ou des proces­sus. Con­traire­ment à l’internet grand pub­lic, où le con­som­ma­teur est impos­si­ble à mod­élis­er et le droit à l’erreur est plus grand : 90 % de recom­man­da­tions d’achat per­ti­nentes est une bonne per­for­mance, mais subir un crash tous les dix décol­lages serait une cat­a­stro­phe ! Par ailleurs, dans l’industrie, c’est générale­ment l’intelligence humaine aug­men­tée par des out­ils d’intelligence arti­fi­cielle, qui donne les meilleurs résul­tats. Dans un exem­ple de diag­nos­tic de can­cer, l’intelligence arti­fi­cielle atteint 7,5 % d’erreur, les médecins spé­cial­istes 3,5 % et les spé­cial­istes out­il­lés de logi­ciels 0,5 %.

Conjuguer les compétences

Autre mythe : les com­pé­tences tra­di­tion­nelles, dans la sci­ence des matéri­aux, la chimie ou les proces­sus, seraient déval­orisées par celles du dig­i­tal. En réal­ité, ces com­pé­tences tra­di­tion­nelles con­tin­ueront prob­a­ble­ment à représen­ter 90 % de la valeur ajoutée. Certes, les entre­pris­es qui ne seront pas au meilleur niveau de per­for­mance sur les 10 % restants seront anéanties par leurs con­cur­rents. Mais il en va de même pour celles qui délais­seront les pre­miers 90 %.

Tenir compte du facteur humain

Qua­trième erreur : sous-estimer le fac­teur humain et l’appropriation de la tech­nolo­gie. Par le passé, de nom­breux acci­dents d’avion sont inter­venus avec des don­nées et des logi­ciels cor­rects dans des cir­con­stances – météorologiques, de fatigue ou de stress – où un pilote peine à absorber toutes les infor­ma­tions reçues pour réalis­er le bon geste. Ce risque existe partout où l’on ren­con­tre de grands vol­umes d’information (salle de con­trôle ou d’intervention médi­cale…), des con­di­tions de tra­vail dif­fi­ciles (envi­ron­nement sale ou bruyant…) ou lorsque le logi­ciel n’a pas été adap­té à la qual­i­fi­ca­tion de ses utilisateurs.

“C’est généralement l’intelligence humaine
augmentée par des outils d’intelligence artificielle,
qui donne les meilleurs résultats”

Des succès à méditer

Ces prob­lèmes sont bien con­nus des indus­triels des secteurs cri­tiques (aéro­nau­tique, san­té, trans­ports, énergie…), et il existe des méth­odes pour les résoudre. Mal­heureuse­ment elles sont sou­vent ignorées par ceux qui se con­cen­trent trop sur l’usine de demain et pas assez sur le souci de la faire fonc­tion­ner dans le monde présent ! À l’inverse, ceux qui ont par­ié sur des tech­nolo­gies éprou­vées ont obtenu des suc­cès intéressants.

Par exem­ple, l’impression 3D pour la pro­duc­tion – et plus seule­ment le pro­to­ty­page – de pièces indus­trielles pour l’aéronautique ou l’automobile per­me­t­tra de rem­plac­er un nom­bre crois­sant de pièces com­plex­es ou soumis­es à des con­traintes d’approvisionnement.

Les tech­nolo­gies d’intelligence arti­fi­cielle peu­vent automa­tis­er par­tielle­ment un diag­nos­tic. Ain­si, chaque année, les entre­pris­es pétrolières col­lectent à l’intérieur de pipelines achem­i­nant le gaz ou le pét­role dix fois la sur­face de Paris d’images pour détecter des fis­sures de la taille d’un brin d’herbe. Impos­si­ble pour des humains, cette tâche est réal­isée par des logi­ciels, puis con­fir­mée par des experts – créant 350 emplois et évi­tant de nom­breuses fuites. La main­te­nance pré­dic­tive réduit les arrêts de pro­duc­tion, basée à la fois sur l’expertise des ouvri­ers respon­s­ables de ces équipements et l’analyse de sig­naux faibles per­me­t­tant de répar­er une machine avant qu’elle ne tombe en panne, et au moment où l’arrêt de pro­duc­tion est le moins coûteux.

Sur un site réputé per­for­mant et réal­isant la découpe de tubes, les rebuts ont été divisés par plus que deux, grâce à une appli­ca­tion réal­isée en quelques semaines et conçue pour être facile­ment util­is­able sans formation.

Le pas­sage du lean (amélio­ra­tion de la pro­duc­tion don­nant aux opéra­teurs la pos­si­bil­ité d’identifier et de résoudre les prob­lèmes ren­con­trés) au dig­i­tal lean (qui dote ces méth­odes d’outils flex­i­bles, notam­ment de visu­al­i­sa­tion ou d’analyse) con­stitue lui aus­si une révo­lu­tion : les puristes du lean priv­ilégient sou­vent le papi­er et le cray­on afin de libér­er les ouvri­ers de la rigid­ité des sys­tèmes de pro­duc­tion d’ancienne génération.

Repenser tout le système de production

Der­rière la diver­sité de ces réus­sites, il s’agit de repenser le sys­tème de pro­duc­tion en util­isant des tech­nolo­gies qui n’existaient pas lorsqu’il a été conçu (faible coût de cap­ta­tion, de stock­age et d’analyse des don­nées, développe­ment et déploiement accéléré, impres­sion 3D…). Pour cela, il va fal­loir dot­er son entre­prise des bases (infra­struc­ture, out­ils, tal­ents, parte­nar­i­ats…) qui vont per­me­t­tre à chaque site et chaque col­lab­o­ra­teur de ren­dre les pro­duits qu’ils pro­posent à leurs clients moins coû­teux, plus fiables, plus per­for­mants et asso­ciés à de meilleurs ser­vices. Et ceci d’une mul­ti­tude de façons, la plu­part peu vis­i­bles d’un comité d’engagement unique.

C’est sans doute là le plus grand défi posé à l’encadrement : il s’agit en effet moins d’arbitrer des pro­jets ou d’avoir une vision détail­lée à pro­pos­er à son entre­prise que de pos­er des principes d’architecture, d’outiller et d’inspirer une organ­i­sa­tion pour que cette trans­for­ma­tion se fasse en grande par­tie sans ses cadres. 

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